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.L.E..T.E.X.T.E..
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.T.R.A.N.G.E.R.
#5
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COMITÉ DE LECTURE
Daniel Jean
T. S. Eliot : l'étrangeté dans la voix
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a voix, en ce qu'elle singularise une personne, et en constitue la signature sonore, est le point de rencontre de ce qui est le plus intime et le plus dépossessif. Elle est le passage de l'intime à l'espace public, le moment où le sujet devient objet. En ce sens la voix est une métaphore privilégiée pour désigner la spontanéité de l'expression poétique, dans ces différentes déclinaisons de l'inspiration au souffle lyrique. Plus encore, en posant la poésie comme stratégie d'événement verbal, où la forme de l'expression prime sur le contenu, on peut, comme le propose Henri Meschonnic, faire de la voix un élément de la « signifiance » :
 

La voix est un sens. Pourquoi ne pas le dire? Le sens de l'affect le plus grand qui soit, dans toutes ses variations, l'affect de dire le vivre. Elle en porte et elle en transmet toute l'animalité, toute l'historicité. [1]

 
Nous proposons d'examiner autour de la première période poétique de T.S. Eliot, l'image du ventriloque, comme symbole de la crise du sujet du poème. Le sens de la voix est le sens qui échappe au contrôle du sujet conscient. C'est un sens qui déborde, qui embarrasse le sujet. Précisément en ce qu'il lui révèle et le met face à l'animalité et l'historicité, le programme d'Eliot dès l'origine est de contrôler cette émission, de bâtir des digues contre le sens qui pourrait advenir, à son insu. La stratégie de la ventriloquie permet d'inclure textuellement, tout en refusant d'assumer, un sens proliférant. L'aversion de Eliot contre le mythe d'une spontanéité expressive, tel qu'il existe dans le romantisme anglais ou chez Whitman, ne peut s'expliquer autrement que par la peur de l'effusion. La condamnation théorique qu'il passe sa vie à élaborer, est d'abord d'ordre moral (le romantique est celui qui ne reconnaît pas le péché originel, a-t-il appris de T.E. Hulme) – bien avant d'être esthétique.  La revendication classiciste, sans grande portée dans le contexte anglais, est le pendant de cette position et elle se résume, faute de modèles probants [2], à la nécessité d'un ordre, d'un cadre, d'une structure – instruments de répression du sujet. L'émission vocale devient ainsi un travail – au sens d'une activité volontaire, mais aussi, d'une douleur venant condamner la « première désobéissance ». Le ventriloque est celui qui, par le travail, peut réprimer le mouvement des lèvres, feindre la condamnation de l'orifice buccal.
 
La violence de l'arrachement qui se produit entre le confort de la méditation intérieure et l'objectivation douloureuse qui se produit dans l'écriture, ou dans la vocalisation, donne naissance à un objet qui paraît irrémédiablement étranger. La voix, au propre ou au figuré, lorsqu'elle est perçue par son émetteur paraît dans une situation à mi-chemin entre la familiarité et l'étrangeté. On la reconnaît comme sienne tout en se disant que ce n'est pas son timbre véritable, que quelque chose s'est perdu. T.S. Eliot, dans l'évocation du processus de formation de l'identité poétique, reproduit cette dialectique (nous soulignons) :
 

How do men become poets, or to adopt an older phrasing, how is the poetic character incarnated? When a potential poet first discovers (or is discovered by) the dialectic of influence, discovers poetry as being both external and internal to himself, he begins a process that will end only when he has no more poetry within him, long after he has the power (or desire) to discover it outside himself again. Though all such discovery is a self-recognition, indeed a second birth, and ought, in the pure good of theory, to be accomplished in a perfect solipsism, it is an act never complete in itself. [3]

 
Autour de 1910, l'écriture poétique apparaît comme à T.S. Eliot la seule forme permise, tout en constituant la menace d'une double aliénation : celle de l'effusion lyrique bannie par son éducation unitarienne, et celle du cliché poétique, l'emprise de la « poetic diction » – la polysémie de « diction » mimant l'analogie que nous traçons – stéréotypée de la fin du siècle.

Le résultat ironique de cette démarche, visant à éviter à la fois l'écueil d'une originalité tendant au solipsisme, et celui de la banalité ou du plagiat, est une poésie qui fera de l'inconfort de l'aliénation inhérente à son expression, autant une thématique qu'un cadre formel :
 

For these poems were successful precisely because they seemed to many readers expressive not only of a recognizable set of feelings, but of a personality that is distinctively Eliot's. Eliot's failure (there is a struggle, to be sure, but it seems to be conducted with only half a heart) to keep his feelings from becoming literary clichés amounts in other words, to a literary technique. [4]
 
Dans sa forme la plus connue, cette vision de la création littéraire donnera l'essai « Tradition and the Individual Talent », avec son insistance sur la nécessité d'assainir l'émotion brute en la transformant par le biais de la « tradition » littéraire en émotion littérairement acceptable. Une telle insistance sur l'aspect contraignant du cadre de l'histoire littéraire, avec le corrélat de l'imposition de normes inflexibles sur la créativité, garantes de l'impersonnalité promue au rang d'éthique de l'écriture, masque, à partir du moment où l'on applique les imprécations du critique sur l'œuvre du poète, le caractère éminemment confessionnel de la poésie de T.S. Eliot :
 

For a poet who had such success, in his heyday, in importing the yardstick of impersonality into criticism, Eliot's poetry is astonishingly personal, not to say autobiographical. [5]

 
L'omniprésence des motifs issus de l'univers du théâtre dans les premiers poèmes de T.S. Eliot annonce la stratégie de mise à distance de la personnalité par allocation de la voix à des intermédiaires fictifs, caractéristique à partir de « The Love Song of J. Alfred Prufrock » de sa méthode. La publication de ces poèmes en 1996 [6], a donné accès à un corpus renouvelé. On découvre un T.S. Eliot sans contrôle, laissant exprimer une sensibilité hors cadre, hors canon eliotien. En lisant le poème qui inaugure l'ouvrage, « Convictions (Curtain Raiser) », on peut lire, à travers la figure du narrateur marionnettiste, une conception problématique du statut du poète. [7]
 
Le titre « Convictions » interpelle le lecteur par son étrangeté et sa polysémie. Il s'agit, et c'est là le sens le moins courant, du nom d'une pièce donnée spécifiquement en lever de rideau. C'est ce que confirme le sous-titre, « Curtain Raiser », qui place l'œuvre dans un double éclairage. D'abord « lever le rideau », puisque la formulation du titre pose le texte comme accomplissant cette action, évoque le franchissement d'un espace intime, caché, un dévoilement. Mais c'est aussi dans l'économie du théâtre, un terme qui pose un jugement de valeur sur une œuvre, en marquant son aspect secondaire et léger. [8] Mais « Convictions » contient sa propre polysémie, et peut être lu comme la marque d'une profession de foi, les vers qui suivent sont mes « convictions », ou encore la liste des condamnations, des fautes, auquel cas on se retrouve dans la logique confessionnelle au sens proprement religieux du terme.Le poème ouvre sur une mise en situation percutante :
 

Among my marionettes I find
The enthusiasm is intense !
They see the outlines of their stage
Conceived upon a scale immense (v. 1-4)
                    

Le « among » initial est caractéristique du recueil, le « je », narrateur du poème, est toujours situé au milieu d'une collectivité ou d'un espace, qui est rassurant par son unité, mais qui est aussi le signe d'une individualité incomplète sans référence au groupe. L'enthousiasme, être habité par le divin, renvoie au rôle démiurgique du marionnettiste [9], qui est dit et nié à la fois, dans la mesure où le narrateur semble assister plutôt que de donner naissance à cette possession divine. Ce qui se joue semble donc être la paternité, la puissance créatrice, être celui qui est capable de faire franchir aux pantins le seuil entre objet et sujet.

Les fleurs en papier de la deuxième strophe, « tissue paper roses » (v. 9), qui peuvent faire penser à Laforgue, ainsi que la substantivation de l'adjectif « monotone », très verlainien, renvoient à l'esthétique des Symbolistes français. C'est aussi un indice de la remise en question de la tentation panthéiste de communion avec la nature qui est associé à l'esthétique des Romantiques anglais. Virginia Woolf rapporte, dans son journal, à la suite de l'une des premières visites de Eliot :

He told me he was more interested in people than in anything. He can't read Wordsworth when Wordsworth deals with nature. His turn is for caricature. [10]

 
Ce goût de la caricature apparaît dans l'échange de propos philosophiques, dans la strophe suivante :

And over there my Paladins
Are talking of effect and cause,
With « learn to live by nature's laws! »
And « strive for social happiness
And contact with your fellow-men
In reason: nothing to excess! »
As one leaves off the next begins. (v. 14-20)


Ces déclarations peuvent être lues comme un reflet ironique de celles faites dans les séminaires que fréquente Eliot à Harvard. Des considérations existentielles sont placées dans la bouche de marionnettes qui figurent des personnages chevaleresques ; comme pour souligner, et subvertir dans un même geste, le caractère viril de la spéculation philosophique. Celle-ci finit par révéler sa vacuité, tant il n'y a pas de dialogue véritable, et tant la communication semble vaine. Chaque segment, sans doute extrait par le jeune Eliot d'une conversation ou d'un cours, est isolé et incomplet, ainsi vidé de tout sens. Cette méthode du collage annonce non seulement The Waste Land , mais préfigure la méthode du collage de citations qui sera une constante dans l'œuvre de T.S.Eliot. Celle-ci pose la question de l'autorité du texte, au sens de « authorship » mais aussi de « authority », puisque c'est de l'adhésion de celui qui est présenté comme l'auteur du texte à son contenu qui est ainsi mise en question.
 
On voit donc la construction de l'identité du narrateur comme une figure intermédiaire : d'un côté il est celui qui donne vie, par la voix, et régente l'activité du poème, de l'autre il est en dehors de l'action, témoin et non acteur, ne pouvant assumer sa propre voix, sans l'entremise de ses figurines. La marionnette est apparue historiquement comme réponse à l'interdit qui était faite aux personnes de chair d'incarner le Christ et la Vierge Marie. [11] Cet interdit, dans le cas du christianisme, ne concerne pas seulement l'acte de représenter, comme pour l'iconoclasme, mais c'est l'idée même d'incarnation qui est problématique. Non seulement à cause de la condamnation de la chair, mais plus décisivement, à cause de la symbolique même de l'incarnation qui est non seulement le privilège du Christ, mais également le mode de transmission de l'autorité ecclésiastique. Incarner c'est être littéralement le véhicule d'une vérité divine, le miracle du verbe devenu chair, et, par dérivation, action. Un parallèle se dessine entre la marionnette et le pouvoir poétique, dans la capacité de transmutation du langage. Paul Claudel, décrivant un spectacle de marionnettistes japonais, écrit dans Connaissance de l'Est :
 

La marionnette s'anime sous le récit, comme une ombre qu'on ressuscite en lui racontant tout ce qu'elle a fait et qui, peu à peu, de souvenir devient présence. Ce n'est pas un acteur qui parle, c'est une parole qui agit [12].


Le pouvoir poétique est ainsi marqué par l'interdit, et en même temps se voit assigner la tâche ultime de parvenir à une forme dérivée d'incarnation. Cette mission de la poésie deviendra un but conscient chez T.S. Eliot à la faveur de la conversion qui coïncide avec la période d'écriture proprement théâtrale, ainsi dans la conférence : « The Aims of Poetic Drama » :


What poetry should do in the theatre is a kind of humble shadow or analogy of the Incarnation, whereby the human is taken up into the divine. [13]


À l'heure des premiers poèmes, une telle prétention est encore impossible à assumer, le recours à la figure intermédiaire de la marionnette relègue le narrateur dans le monde de l'enfance (infans, celui qui n'a pas la parole), du jeu et de la dissimulation.
 
Cette situation évoque la notion d'objet transitionnel, telle qu'elle apparaît sous la plume de Winnicott pour désigner le recours chez le jeune enfant à un objet fétiche, la plupart du temps un animal en peluche ou en chiffon, pour servir de « transition » entre mondes intérieur et extérieur. La réalité objective du jouet est contrebalancée par l'appropriation imaginaire qu'en fait l'enfant de sorte qu'il se constitue en passerelle rassurante entre la subjectivité et l'objectivité.[14]
 
Mais c'est aussi l'éveil au pouvoir, en tant que maître du jeu des marionnettes, de la ventriloquie. Cette aptitude se présente comme un don, à l'instar du don poétique, et au sens étymologique du terme une vocation, qui est aussi celle de la poésie. C'est le premier sens que nous avons donné au mot ventriloque, le pouvoir de donner voix à un personnage fictif. C'est une technique, un art, qui consiste à masquer le mouvement de ses propres lèvres pour produire l'illusion de vie chez une marionnette. La qualité de la dissimulation de la source de l'énonciation est proportionnelle à l'illusion produite, la ventriloquie est une qualité de répression, symbolisée par la fermeture de la bouche.

Mais la ventriloquie c'est également étymologiquement la parole du ventre. Le ventre lieu de la digestion (appropriation), mais aussi le bas-ventre, le ventre maternel, et au sens des tripes le lieu du courage (en avoir dans le ventre) et de l'authenticité. La parole dans sa dimension corporelle, ce qui fait conflit avec le domaine de l'esprit (voix de tête, voix du ventre). La ventriloquie peut ainsi se lire comme métaphore de la poésie comme parole pleine, pour utiliser un terme de psychanalyse. C'est une métaphore qui se dresse contre une conception illusoire du lyrisme comme révélation de l'être, contre la posture du lyrisme comme émancipation.



[1] Meschonnic, Henri, « Le théâtre dans la voix », in Penser la Voix, éditions la Licorne, Poitiers 1997, p. 256.

[2] La monographie que Eliot  consacre à Dryden est l'illustration de cette entreprise quasi désespérée de se bâtir une ascendance « classique », où faute de pouvoir s'identifier à l'œuvre, il salue, de façon alambiquée, l'importance que peuvent avoir des œuvres ratées dans l'histoire littéraire.

[3] « The Three Voices of Poetry », in On Poetry and Poets, London, Faber & Faber, 1957, p. 25.

[4] Menard, Louis, Discovering Modernism, T.S. Eliot and his Context, New York, Oxford University Press, 1987, p.18.
 

[5] Coetzee, J.M., « What is a Classic ? », in Stranger Shores, Literary Essays, New York and London, Penguin, 2002, p. 3.

[6] Eliot, T.S., The Inventions of the March Hare Poems 1909-1917, Ricks, C. (ed.), London, Faber & Faber, 1996.

[7] Ce n'est pas le poème liminaire du carnet originel, il était en effet précédé par « Conversation Galante », mais le plus ancien des poèmes inédits que comporte l'ouvrage. C'est à ce titre qu'il est intéressant de l'étudier commepoint de départ d'une écriture. C'est-à-dire de voir en quoi il contient les enjeux d'une poétique à venir, de même que les obstacles qui entravent la réalisation de ce projet poétique.

[8] Laforgue dans Moralités légendaires fait dire à son Hamlet : « Un héros! Et que tout le reste fût des levers de rideau! »

[9] Paul-Louis Mignon insiste sur le contrôle exercé par le montreur de marionnettes : « C'est d'ailleurs sa vocation d'être l'auteur total du spectacle ». Mignon, P-L., article « Marionettes », in Dictionnaire du théâtre, Paris, Albin-Michel/Universalis, p. 509.

[10] The Diary of Virginia Woolf, vol.2, edition de Bell, A,O, New York, Harcourt Brace, 1978, p.68.

[11]
Le terme dérive précisément de la petite Marie, Marion, Marionnette.

[12] Claudel, Paul, Connaissance de l'Est, Paris, Poésie Gallimard, 1974,  p. 195.

[13] T.S. Eliot, « The Aims of Poetic Drama », The Presidential Address to the Poet's Theatre Guild, London, 1949, p. 5.

[14] C'est dans ce cadre que les pédopsychiatres ont étudié l'activité de manipulation de marionnettes : « Objet susceptible de faire fonction d'objet transitionnel, donc de participer d'une fiction vraie autant que d'une réalité fictive, la marionnette peut en quelque sorte inspirer confiance au jeune manipulateur; elle peut servir d'intermédiaire entre lui et son spectateur. Mutique de nature, elle peut faire surgir une parole qu'elle semble assumer à la place du manipulateur, quoiqu'elle ne puisse être produit sans lui. Le dédoublement n'est qu'illusoire, mais il fonctionne comme tel. » Noël, A., Le Jeu de la marionnette : l'objet intermédiaire et son métathéâtre, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1987, p. 61. 





Daniel Jean, A.T.E.R. au Département d'Etudes Littéraires Anglaises de Paris 8 en 2003-2004, est actuellement A.T.E.R. à l'Université de Paris 4, où il termine une thèse de doctorat sur « Le théâtre des poètes modernistes (Yeats, Eliot et Auden) ».