.




.L.E..T.E.X.T.E..
É
.T.R.A.N.G.E.R.
#5
___________________________________________
____
COMITÉ DE LECTURE
Patrick Hersant *
Shakespeare en miroir : Pierre Jean Jouve
___________________________________________
epuis cinquante ans, le Shakespeare de Jouve suscite l'adhésion la plus enthousiaste en même temps que la critique la plus sévère. Henri Meschonnic voit dans le travail du poète « une traduction poudre-aux-yeux [1] », Antoine Berman y déplore le plaquage d'une « poétique sur celle de l'original » [2]. Meschonnic relève cette apparente contradiction au début de sa Poétique du traduire : « Les sonnets de Shakespeare passent encore pour les mieux traduits dans la version en prose de Pierre Jean Jouve, de 1955. Qui est seulement moins pire que les autres » [3]. L'excellence supposée de cette traduction a pour effet — ou peut-être pour cause — qu'elle est sans cesse rééditée depuis sa première parution. Publiée d'abord aux éditions du Sagittaire, en 1955, elle est passée successivement au Club Français du Livre, qui en proposait dès l'année suivante une édition de luxe illustrée, puis au Mercure de France qui l'a en 1969 ajoutée à son catalogue, bientôt récupéré par Gallimard qui, depuis 1975, publie régulièrement la version de Jouve dans sa collection de poche « Poésie ». Des quatre ou cinq éditions françaises des Sonnets en livre de poche, c'est assurément la plus facile à trouver, probablement la plus souvent achetée, et donc, sans doute, celle qu'on lit le plus aujourd'hui en France. Ces considérations ne sont pas aussi vaines qu'il y paraît : tout lecteur d'Antoine Berman sait bien que les conditions de publication et de réception d'un texte traduit contribuent à tracer cette « architectonique d'une analyse des traductions » [4] mise en place dans l'étude qu'il a consacrée à quelques traductions de John Donne.
 
 
LECTURES

 
Première étape suggérée par Berman : la lecture de la traduction seule, sans l'original. Lecture suivie d'une relecture — toujours sans l'original. Cette relecture, faut-il le dire, est plus qu'une seconde lecture. C'est là, en effet, entre la première lecture et la relecture, que s'opère ce que Berman appelle une « conversion du regard » : d'abord lecteur d'une « œuvre étrangère en français », me voici devenu « lecteur d'une traduction ». Je lis cette fois le texte de Jouve en tant que traduction. Mais alors, pourquoi laisser de côté l'original ? D'abord parce qu'il convient de résister à toute « compulsion de comparaison » intempestive, qui viendrait brouiller des intuitions précieuses en focalisant mon attention sur des détails — aussi importants soient-ils. Ensuite, parce que cette lecture/relecture me permet d'évaluer, hors de toute confrontation avec Shakespeare, la consistance de la traduction de Jouve, de juger si elle « tient » comme texte, de repérer ses bonheurs et ses points problématiques, les endroits où se manifestent, par exemple, un éclat inoubliable, ou au contraire une impression de contamination linguistique. Me voici donc à l'écoute de mes impressions, qui vont guider le travail analytique à venir. Je suis d'abord frappé par l'omniprésence de l'alexandrin dans cette prose poétique ; par l'obscurité de certains vers, voire de certaines strophes ; par les archaïsmes dans la syntaxe et la terminologie ; par une ponctuation parfois aberrante ; par la cohérence du style à l'échelle du recueil. À l'évidence cette traduction « tient », pour reprendre un terme simple cher à Berman comme à Meschonnic ; elle tient la route, et jusqu'au bout. D'où vient alors ce sentiment de malaise, d'insatisfaction, qui se dégage à sa lecture ? Si je veux jouer le jeu de la critique bermanienne, répondre à cette question serait prématuré puisque je ne dispose pas encore de tous les éléments nécessaires à mon jugement critique.
  
Il est grand temps, du reste, d'aborder la deuxième étape du parcours : la lecture de l'original, lecture qui laisse encore de côté la traduction, au profit d'une lecture « pré-analytique » qui consiste en un repérage des traits stylistiques, des mots récurrents, enfin de tout ce qui, dans l'œuvre, lie l'écriture à la langue, et notamment les « rythmicités port[a]nt le texte dans sa totalité ». Vaste programme, qu'il ne s'agit pas ici de mener à son terme mais simplement d'esquisser, de débroussailler. Ma lecture relèvera ainsi, par exemple, que le décasyllabe des sonnets de Shakespeare, dont l'alignement rigoureux n'exclut jamais la souplesse — grâce à un jeu d'élisions et de variations de coupe —, que ce décasyllabe, donc, semble le plus souvent se suffire à lui-même et constituer une phrase ; cette grande « autonomie syntaxique »
[5] rend les enjambements très rares. Je repère également, en vrac et sans chercher encore à constituer de catalogue, la rareté des rimes féminines, totalement absentes de certains sonnets ; la fréquence et l'importance des allitérations et des assonances ; les nombreuses ambiguïtés sémantiques ; les antanaclases ; les anaphores prolongées ; les renversements dramatiques en vertu de quoi tout ce qui semble admis se retourne en son contraire ; le cynisme du distique final qui, dans maint sonnet, vient contrecarrer l'émotion qui commençait à poindre, etc.

À partir de ce relevé, très incomplet, mais que chaque lecteur-critique peut prolonger et affiner à sa guise, il s'agit désormais d'effectuer « un patient travail de sélection d'exemples stylistiques […] pertinents et significatifs », c'est-à-dire de repérer les zones où l'œuvre semble atteindre son centre de gravité et manifester un haut degré de nécessité. Ces zones textuelles sont naturellement celles que je confronterai, plus tard, à leur traduction par Jouve. Je choisis pour commencer le sonnet 73. Je choisis également le premier vers du premier sonnet, en me demandant déjà comment Jouve — dont j'ai soigneusement mis de côté la traduction — s'y est pris pour le travailler : quels choix peut faire un traducteur devant un vers semblable, alliant la perfection du modèle décasyllabique (cinq segments dissyllabiques accentués sur la seconde syllabe) à une autosuffisance du sens qui en fait presque un proverbe, porté par le jeu sonore prodigieux de la triple allitération en [f], [r] et [s] et de l'effet prosodique creatures/increase ? Je peux également choisir des difficultés ponctuelles manifestes, comme le jeu sur l'homonymie du verbe will et du prénom Will que je trouve dans le distique final du sonnet 37 et à chaque vers du sonnet 135 ; ou encore les innombrables paronomases : tomb et womb (86), first et worst (90), past cure et past care (147), parmi tant d'autres. Ce faisant, je constate que cet exercice induit une lecture particulière de Shakespeare ; il faudrait, ici aussi, parler d'une « conversion du regard » : ce n'est plus une œuvre que je découvre, c'est l'original d'une traduction dont je m'apprête à faire la critique. Cette lecture du texte en tant qu'original est précieuse, parce qu'elle me met dans la position traductive de Jouve lui-même, qui est nécessairement passé par cette étape, et parce qu'elle m'autorise une approche nouvelle, aiguisée, inquiète pourrait-on dire ; et je constate, une fois encore, que ce regard de critique des traductions m'offre décidément un poste d'observation privilégié.
 
J'ai donc, tout d'abord, lu les Sonnets comme œuvre étrangère en français ; puis je l'ai relue comme traduction, j'ai pressenti ses zones de force ou de faiblesse ; puis j'ai lu les Sonnets, d'abord comme œuvre, puis comme original, j'en ai relevé les traits représentatifs, j'ai établi une typologie du discours poétique de leur auteur. Alors, le moment est-il enfin venu de confronter l'original et la traduction ? « Absolument pas », écrit Berman. « Si nous connaissons le « système » stylistique de l'original, nous ignorons tout de celui du texte traduit. Nous avons certes « senti » que la traduction avait un système […] mais nous ignorons tout du comment, du pourquoi et de la logique de ce système ». Chercher à comprendre l'idiosyncrasie de la traduction, c'est observer le travail traductif, lequel renvoie au traducteur lui-même. Cela, bien entendu, hors de toute subjectivité excessive. Certes, il importe de savoir qui est l'auteur du texte traduit — dans le cas qui nous occupe, Pierre Jean Jouve, poète, romancier et critique français, né à Arras en 1887, mort à Paris en 1976, dontl'œuvre est profondément marquée par l'unanimisme, par la psychanalyse, etc. Mais il importe surtout de déterminer ce que Berman appelle sa « position traductive », son « projet de traduction » et son « horizon traductif ».
 
 
POSITION TRADUCTIVE, PROJET DE TRADUCTION

 
La position traductive du traducteur, c'est le rapport spécifique qu'il entretient avec son activité ; c'est, pour reprendre la terminologie de Berman, le « se-poser du traducteur vis-à-vis de la traduction ». C'est le contrat qu'il passe avec sa propre traduction. Le traducteur est-il français ou étranger, exerce-t-il d'autres activités, traduit-il d'autres langues, a-t-il une œuvre propre, a-t-il écrit sur sa pratique de la traduction ? Telles sont les questions que soulève ce point particulier, et auxquelles on peut ici répondre rapidement. Jouve a traduit Rabintranath Tagore, Rudyard Kipling, Shakespeare — les Sonnets, Le Phénix et la Colombe, Hamlet, Roméo et Juliette — mais aussi Gongora, Eugenio Montale et Giuseppe Ungaretti. Pourtant, ce traducteur de quatre langues a peu écrit sur l'acte de traduire. On ne trouve rien à ce sujet dans son journal, ce beau « journal sans date » intitulé En Miroir, pourtant publié la même année que la traduction des Sonnets. Quant à la courte préface des Sonnets, elle est presque entièrement consacrée à des considérations générales sur les dédicataires de l'œuvre, sur sa composition, ses thèmes, son style. Mais l'examen de la position traductive de Jouve excède largement le cas particulier des sonnets de Shakespeare. Il entraîne bien d'autres questions : quelle est sa conception de la langue et de l'acte de traduire ? Quel est son rapport à l'écriture et aux œuvres ? Quel est son rapport à la langue et à la littérature anglaises ?
 
Le « projet de traduction » s'élabore à partir de cette position traductive et des exigences spécifiques de l'œuvre, qui inspirent des choix concernant par exemple l'établissement ou non d'un para-texte, la publication ou non en édition bilingue, les principes de traduction etc. On admettra sans difficulté l'importance de ces points de détail : il n'est pas indifférent, ni pour Jouve, ni pour les lecteurs de sa traduction, que celle-ci soit proposée depuis la première édition sans le texte anglais en regard. On pourrait gloser, ici comme ailleurs, sur les quelques mots qui précèdent le nom du traducteur : « version française de Pierre Jean Jouve » n'est pas tout à fait la même chose que « traduits de l'anglais par Letourneur », ni « traduits pour la première fois en entier par François-Victor Hugo », ni « essai d'interprétation de poétique française par André Prudhommeaux » — sans même parler de l'approche d'Yves Bonnefoy qui, pour Shakespeare comme pour Yeats, inclut le nom de l'œuvre et de l'auteur dans le titre d'un livre dont il est donc l'auteur : Yves Bonnefoy, XXIV Sonnets de Shakespeare. Concernant le paratexte, je repère aussitôt que la version de Jouve est précédée d'une courte préface et n'est pas annotée — contrairement à celle de Robert Ellrodt, en édition bilingue, longuement préfacée et richement annotée.
 
Que dit la préface de Jouve de son projet de traduction
[6] ? D'abord, qu'il accorde au recueil une dimension autobiographique primordiale, que la critique contemporaine s'accorde à juger peu importante, voire peu vraisemblable, mais qui colle aux sonnets depuis que Wordsworth a décrété qu'avec cette clé Shakespeare nous ouvrait son cœur [7]. Nous voilà bien embarrassés avec ces 154 petites clefs qui n'ouvrent pas grand chose. Notons que deux traducteurs plus récents des sonnets, Daniel et Geneviève Bournet, continuent d'estimer que c'est « la vérité du sentiment, et sa profondeur, qui font l'intérêt des Sonnets » [8]. Du coup, comme le note plaisamment Dominique Goy-Blanquet, « l'obsession d'un chercheur marginal comme David Honeymann devient rafraîchissante : Shakespeare n'aurait pas écrit mais traduit ces sonnets, dus en fait à la plume d'Agrippa d'Aubigné inspiré par son bel ami Henri de Navarre, sa brune maîtresse Marguerite et son poète rival Guillaume de Bartas » [9].
 
La préface de Jouve nous informe ainsi sur sa lecture des sonnets, mais aussi sur son projet de traduction. « Une traduction de poésie doit revendiquer le droit à une certaine infidélité ; mais alors […] le pire de l'infidélité peut devenir le meilleur de la fidélité. En s'éloignant comme il faut de la lettre, elle approche l'esprit : elle doit établir d'abord un poème français ». Autres extraits : « Il faut faire le contraire de « franciser » ; il faut porter la poésie française jusqu'aux modes poétiques d'une autre langue, et qu'elle rivalise avec l'étrangère ». Et : « Par maintes tournures (suppression d'articles et pronoms, usage de l'inversion), et par l'emploi de plusieurs termes de vieux français, j'ai désiré établir des repères, permettant de sentir la relative distance entre nous et Shakespeare ». Et encore : « Il n'était pas question de traduire en vers, de faire correspondre un vers syllabique français au mètre anglais ». À ce stade, c'est-à-dire avant même la confrontation entre l'original et sa traduction, me voici donc déjà, semble-t-il, en position de juger. Je peux estimer d'emblée, par exemple, que le renoncement au vers est infondé, ou que les tournures anciennes et les archaïsmes sont un moyen discutable et maniéré d'historiciser les sonnets, etc. En réalité, il est encore trop tôt pour la critique, le projet étant indissociable de la traduction elle-même : « Ici apparaît pour le critique un cercle absolu, mais non vicieux : il doit lire la traduction à partir de son projet, mais la vérité de ce projet ne nous est finalement accessible qu'à partir de la traduction […]. Car tout ce qu'un traducteur peut dire et écrire à propos de son projet n'a de réalité que dans la traduction. […] Ainsi on ne peut pas du tout dire : tel projet paraît bon, mais voyons les résultats ! Car lesdits résultats ne sont que la résultante du projet ».
  
C'est ici le moment de rappeler que le projet de traduction n'a nul besoin d'être explicité dans une préface ou théorisé dans un texte critique. La préface est un exercice formel obéissant àcertains règles, s'adressant à un certain public, et elle ne constitue peut-être pas le lieu idéal pour exprimer un projet de traduction. Celui-ci apparaît aussi et surtout à la lecture des traductions mêmes : au fond, je n'ai pas besoin que Jouve évoque ses choix rythmiques pour les constater moi-même. J'irai plus loin : dans sa préface, il affirme qu'il entend éviter « l'erreur des alexandrins noyés » ; c'est pourtant bien ce qui s'entend, de façon parfois assourdissante, dans sa traduction. Le projet est donc moins dans l'annonce d'un programme que dans les sonnets eux-mêmes : l'un des aspects du projet de traduction de Jouve consiste donc bien, malgré ce qu'il en dit, à substituer l'alexandrin français au décasyllabe anglais.
 
 
L'HORIZON DU TRADUCTEUR


Nous voici parvenus à la dernière des étapes du parcours bermanien — étapes non linéaires, rappelons-le, puisque le projet de traduction se repère à la fois dans le discours du traducteur (préface, entretiens, etc.) et dans la confrontation entre original et traduction, qui reste encore à effectuer. Cette dernière étape consiste à tracer l'horizon du traducteur, c'est-à-dire « l'ensemble des paramètres langagiers, littéraires, culturels et historiques qui « déterminent » le sentir, l'agir et le penser d'un traducteur ». Dans le cas qui nous occupe, il s'agit de déterminer ce à partir de quoi Jouve retraduit Shakespeare : l'état de la poésie française d'après-guerre, la réception de Shakespeare en France au XXe siècle, qui n'est pas la même qu'au XIXe siècle par exemple, le rapport que le sonnet français entretient avec le sonnet anglais, la totalité des traductions existantes de Shakespeare en France, enfin l'état du débat contemporain sur la traduction en général et sur la traduction de poésie en particulier.
 
À partir de là, une fois accompli ce parcours préparatoire, l'analyse proprement dite de la traduction de Jouve peut commencer. Loin de prétendre aller jusqu'au bout d'un travail à peine amorcé, je voudrais ici ouvrir un chemin de traverse, une piste de lecture et de réflexion, et peut-être ajouter une étape supplémentaire à la méthode esquissée par Berman. Cette étape consisterait, durant la confrontation ou après elle, à rapporter systématiquement à la poétique propre de Jouve les points jugés problématiques dans sa traduction. Mon hypothèse étant que Jouve, dont le projet annonce pourtant une approche décentrée plutôt qu'annexionniste (qu'on se rappelle son refus de « franciser » et son désir de voir sa langue « rivalise[r] avec l'étrangère ») que Jouve, donc, se laisse à certains moments contaminer par sa propre poétique. Il s'agirait moins d'une annexion au français qu'une annexion à la langue de Jouve. Cette hypothèse a surgi en réalité dès le début, c'est-à-dire dès ma première lecture de la traduction. Et le malaise signalé plus haut tient sans doute à cela : en lisant la traduction des sonnets par Jouve, je n'ai pu réprimer l'impression diffuse que j'avais de lire du Pierre Jean Jouve. Certaines obscurités, certaines indécidabilités m'ont frappé à la première lecture, et plus encore lors de la confrontation de la traduction avec l'original, confrontation qui a fait apparaître un texte anglais curieusement moins opaque que le français.
 
Dans la logique du parcours bermanien, une analyse stylistique supplémentaire semble donc s'imposer : après celle de la traduction, après celle de l'original, j'ajoute donc celle de l'œuvre propre du traducteur, avant de la comparer à celle de Shakespeare dans les Sonnets. Et le résultat semble confirmer mon hypothèse. Je constate d'abord des points communs entre mes deux recensements stylistiques, le recensement de Shakespeare et le recensement de Jouve-poète. Dans l'œuvre poétique de Jouve, je relève notamment les caractéristiques suivantes : antanaclase (« gloire à la douce chair éperdue dans la gloire ») ; homonymie (« celui qui sombre se regarde sombre ») ; hypallage (« jouissance de ses yeux / Le cerne de son cœur ») ; altération des catégories grammaticales, avec notamment l'emploi du nom comme adjectif (« nos deux grandes bouches Enfances ») ; oxymore (« la sombre eau claire ») ; indécidabilité des fonctions syntaxiques (« Chères filles du temps du soleil et du sang »). Il ne s'agit pas là de figures relevées au hasard, mais bien de phénomènes marquants et récurrents du discours poétique de Jouve, lequel appelle naturellement une interprétation. Stefano Agosti écrit à ce sujet que Jouve semble « engagé dans la restitution d'une sorte de « système » d'énergie non liée, placé en deçà du discours et que les mots sont appelés à manifester à l'aide de recoupements et de relations non canoniques — avec tout ce que cela comporte « d'imperfection et de trouble » à l'égard […] des formes du discours poétique »
[10]. C'est en somme un procédé « confusif » (ce terme de psychanalyse est utilisé par Agosti) qui est à l'œuvre, puisque le même mot change de sens en cours de phrase, puisque la même phrase a plusieurs sens possibles autorisés par la syntaxe. Ainsi les différentes figures du monde se dissolvent-elles dans le discours au lieu de s'y préciser, tandis que la confusivité des éléments verbaux restitue la confusion du monde.
 
Il me semble que cet aspect-là de la poétique de Jouve, non seulement s'accorde par miracle à certains sonnets de Shakespeare, mais leur est, parfois, imposé. Quand je rapporte la traduction à l'original, je me rends compte par exemple que l'indécidable caractérise le français, non l'anglais : « celui qui en appelle à toi, fais-lui produire à vivre dans les temps des nombres éternels » (Sonnet 38) — s'agit-il de vivre à l'époque des nombres éternels, ou de produire de quoi vivre, ou de produire des nombres éternels ? Pas d'ambiguïté en anglais : « And he that calls on thee, let him bring forth / Eternal numbers to outlive long date ». Autre exemple : « Je ne puis dire la fortune aux minutes brèves » (Sonnet 14) — s'agit-il de dire aux minutes leur fortune, ou d'évoquer la fortune-aux-minutes-brèves, si l'on voit là une épithète homérique ? Autre exemple : « Ma muse à la langue liée reste silencieuse ». (Sonnet 85) — indicatif ou vocatif ? Je relève également, dans la traduction de Jouve mais non dans l'original de Shakespeare, des phénomènes d'incorrection linguistique ou d'approximations dans la grammaire ou la conjugaison : « Bien que, le ciel le sait, il n'est que le tombeau » (17) ; « Combien lourdement je voyage à ma route » (50) ; « jusqu'à que » (57) ; « Mais quand sur toi les sillons du temps je les observe » (22) ; « Que je paie à nouveau comme si non payé » (30) ; « Je fais mon amour greffé sur ces trésors » (37) ; « Ni ta honte peut donner » (34). Rien dans le vers anglais ne semble justifier, dans les quelques exemples cités, l'étrange obscurité de la traduction. Étrange parce que, tout comme dans la poésie de Jouve, il s'agit là d'une obscurité sans énigme. Il n'y a rien ici à deviner ou à dévoiler, comme chez Mallarmé ; c'est plutôt, comme l'indique Agosti, « un travail de reconstruction qui s'imposera, afin de rendre lisible un discours qui a été détruit ou presque détruit et, en tout cas, profondément défiguré »
[11].
 
Chez Jouve poète, l'abolition rigoureuse de toute ponctuation participe à l'évidence du même souci de délitement de la langue — il favorise notamment l'indécidabilité des fonctions syntaxiques. Chez Jouve traducteur de Shakespeare, la ponctuation ne disparaît pas totalement mais elle se fait parfois aberrante, comme chez Jouve prosateur. Quelques exemples : « Nul ne sait comment faire, pour éviter le ciel menant à cet enfer » (Sonnet 129) ; « Reconnais que le désir menant à cet enfer, est la mort » (147) ; « Tant que par une parcelle de ta gloire, je vis » (37). Le caractère aberrant ou incorrect de la ponctuation, non moins que son absence, contribue à la confusivité du texte et à la nécessité d'un travail de reconstruction du syntagme, de la phrase, du poème. Pour finir, je voudrais signaler que certaines « jouvisations » de Shakespeare semblent dictées, ou du moins inspirées, par la langue anglaise : ainsi l'anglicisme « familier avec » (20) ; le calque « Que je paie à nouveau comme si non payé » (pour « Which I new pay as if not paid before », 30) ; « Ni ta honte peut donner » (pour « Nor can thy shame give physic to my grief », 34) ; « l'esprit dispersé […] est extrême, rude, cruel, aucune souffrance » (pour « Th'expense of spirit in a waste of shame is […] savage, extreme, rude, cruel, not to trust », 129) ; et enfin : « Ah ! de l'orient quand la royale lumière lève sa tête ardente […] Mais quand du sommet haut, par le char fatigué » (pour « Lo, in the orient when the gracious light […] having climbed the steep-up heavenly hill », 7). Weary en anglais signifie fatigué et fatigant ; ce n'est pas ici le char qui est fatigué, mais bien la lumière ; fidèle à sa poétique de poète, Jouve a pourtant fait le choix de l'hypallage.
 
Nous sommes donc bien en présence d'une coïncidence stylistique entre deux œuvres, celle de Shakespeare et celle de Jouve — coïncidence ou correspondance qui justifie le choix fait par Jouve de traduire Shakespeare. Il serait vain de prétendre distinguer entre Jouve poète et Jouve traducteur, mais il apparaît indispensable de connaître la poésie Jouve pour se lancer dans la critique approfondie de ses traductions.
 
 

[1] Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 281.

[2] Antoine Berman, Pour une Critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995, p. 48.

[3] H. Meschonnic, Poétique du traduire, op. cit., p. 51.

[4] A. Berman, Pour une Critique des traductions, op. cit., p. 64-97.

[5] Jean Fuzier, Les Sonnets de Shakespeare, Paris, Armand Colin, 1970, p. 122.

[6] Pierre Jean Jouve, « Sur les Sonnets de W. S. », in Shakespeare, Sonnets, Paris, Gallimard, 1969, p. 17.

[7] William Wordsworth : « Scorn not the Sonnet ; Critic, you have frowned, / Mindless of its just honours ; with this key / Shakespeare unlocked his heart […] ».

[8] Daniel et Geneviève Bournet, cités par Dominique Goy-Blanquet, « Sonnet, c'est un sonnet, l'espoir, c'est une dame », In'Hui, Bruxelles, 2001, p. 48.

[9] Ibid.

[10] Stefano Agosti, « Le bruit et les mots », in Odile Bombarde (dir.), Jouve poète, romancier, critique, Paris, Lachenal et Ritter, 1995.

[11] Ibid.




Patrick Hersant est maître de conférences à l'université de Paris 8, où il enseigne notamment la poésie britannique contemporaine. Auteur d'une thèse sur la poésie de Geoffrey Hill, il a traduit et préfacé avec Jean-Yves Masson une Anthologie de la poésie irlandaise du XXe siècle (Verdier), traduit Philip Sidney (Éloge de la poésie, Belles Lettres), R . L. Stevenson (Le Dynamiteur et Le Grand Bluff, Gallimard) et Seamus Heaney (L'étrange et le connu et La Lucarne, Gallimard).