| J'écoute le transport du message, non le message. Roland Barthes [1] | ntre Shakespeare et Sterne, via Yorick, de multiples parcours, voyages et traversées textuelles s'inscrivent, plus particulièrement entre Hamlet et ce qu'on pourra appeler un véhicule de réécriture, le « facteur Yorick » : chop-fallen, privé d'articulation, mais doué d'une force de réémergence transhistorique peu ordinaire, il signe à la fois la fin de Hamlet et l'œuvre de Sterne. Yorick est réactivé, réarticulé par Sterne, qui en a fait son double, son co-signataire, son nom de plume, parfois au point de signer le texte de ses sermons du nom du fou shakespearien. Plus étrangement encore, l'échange ou le détournement des noms va jusqu'à entraîner l'échange des corps ou des « corpses » : à deux reprises le crâne de Sterne a été exhumé, ramené à la surface de l'histoire, comme si l'un et l'autre, le bouffon et l'auteur, le clown et son avers, l'homme « sérieux » (stern) s'entre-traduisaient, s'entre-citaient, au point de devenir permutables ou réversibles. Le narrateur de Tristram Shandy et du Voyage sentimental devient ainsi plus originaire que son origine fictive, pour occuper l'espace d'une trans-histoire qui n'a rien à voir avec la pâle notion d'intertexte, ni avec l'histoire littéraire, et encore moins avec la critique des sources. Ce rapport d'étrange familiarité relève de ce qu'on pourra appeler la « sur-vie » d'un texte à travers un autre, survie portée par la traduction ; le terme est employé par Walter Benjamin [2] et commenté par Derrida, qui voit un « rapport essentiel » entre Überleben (survivre) et Übersetzen (traduire) [3]. L'autre terme auquel recourt Benjamin est celui de « Fortleben », survie au sens de continuation de la vie et non au sens de vie post-mortem : De même que les manifestations de la vie, sans rien signifier pour le vivant, sont avec lui dans la plus intime corrélation, ainsi la traduction procède de l'original [
] C'est dans leur simple réalité, sans aucune métaphore, qu'il faut concevoir pour les œuvres d'art les idées de vie et de survie. [4] Ce que Jacques Derrida commente en ces termes : Telle survie donne un plus de vie, plus qu'une survivance. L'œuvre ne vit pas seulement plus longtemps, elle vit plus et mieux, au-dessus des moyens de son auteur. [5] Sterne « traduit » Shakespeare, en écrivant autour/sur une partie d'une de ses signatures, en articulant son écriture sur un crâne désarticulé. Cette traduction ou procédé de survie (fortleben) rapproche de manière essentielle l'écriture et la traduction. La modernité de Sterne est de s'être donné pour tâche celle du traducteur, celle d'un devenir-Yorick, c'est-à-dire d'un devenir-traducteur. La « survie » est ici à lire dans un sens qui n'est ni linéaire, ni hégélien ou historique, mais trans-historique, puisque Sterne réémerge, sort de terre, en tant que, tel, Yorick figure du survivant ou de l'agent de survie, et non de l'héritier généalogique : Yorick ou l'écriture traversière, archi-morte et plus que vive. L'entre-deux qui met en regard, via Yorick, Sterne et Shakespeare est celui de l'interim, pour reprendre un terme utilisé dans Hamlet. L'un des fragments du Voyage sentimental consacré à la traduction délimite ce qu'on pourra appeler un lieu intérimaire, celui de traduction-en-tant-qu'écriture. Passages parisiens Le fragment intitulé « Paris » dans le Voyage sentimental [6] pourra être assez vite identifié comme méta-texte, texte dans le texte renvoyant par le menu détail une image de l'ensemble : écriture désarticulée, ponctuée d'apartés et de mots restés étrangers. Texte étranger au reste de l'œuvre, ignorant toute diégèse, c'est aussi un texte étrange, doué d'une grande capacité d'étrangeté ou de résistance à la (re)lecture ; fermé, opaque, offrant de rares prises, il y est paradoxalement question de passage, de passeur, de passant, de pas pressés dans la rue, et de « pas » de sens, syllabe dans laquelle on entendra, sur les traces de J. Derrida, le double sens du lieu (pas de tir) et du non-lieu (la négation). Au-delà du mode digressif, parodique, ou histrionique de ces pages inachevées et nomades, ce « morceau choisi » ici traduit par Yorick laisse entrevoir les contours d'une langue à la fois étrangère et familière, celle de la littérature. Ces trois pages constituent à la fois le texte d'une traduction, et l'espace d'une réflexion critique sur la tâche de l'écriture. Il y est avant tout question de pratique de la traduction, aucunement de théorie. La « traduction », rivée à son étymologie « ducere », et l'implication d'une conduite toujours « forcée », s'y métamorphose en trans-lation : il y est question d'une sortie en ville et d'une traversée de pont, exil ou déplacement minimal dans un même plan, en « milieu » littéraire et littéral, en éliminant toute question de langue d'arrivée et de langue de départ : c'est une « langue du milieu », une langue intérimaire, qui voyage peu ou mal, sinon sous la forme d'un voyage sur place, d'un passage à l'autre du texte, dans lequel rien ne « se » passe , sinon une accumulation de passages : « the whole world who have passed over the Pont Neuf », (p. 127) « passing along the Rue de Dauphine », « the notary was passing on by a dark passage [
] walked up the passage to the door, and passing through an old sort of a saloon » (p. 128), « thou whose hand has led me on through a labyrinth of strange passages » (p. 129). Le roman commence par la question du « véhicule », terme dans lequel on entendra à la fois le sens propre et le sens métaphorique (linguistique), ici soumis à divers effets de démétaphorisation. Le premier véhicule de transport, à la fois linguistique, littéral et littéraire, mentionné au début du livre est un « désobligeant », c'est-à-dire une chaise de poste trop petite pour accommoder plus d'une personne, dans laquelle Yorick voyage envers et contre tout à deux, en compagnie d'une voyageuse (son devenir-féminin, sa lectrice, son « autre », ou son « auteure »). Le second véhicule mentionné dans le roman est le vis-à-vis, chaise de poste biplace. L'un et l'autre, désobligeant et vis-à-vis, figurent le transport et les déports de l'écriture, qui ne s'accommode pas de la dimension un ni deux mais d'une dimension irrationnelle, anexacte, entre le un et le deux, mettant en réseau le lecteur et l'auteur, ou ce que Jean-Michel Rabaté a désigné par une tmèse : « l'auteur-comme-autre-lecteur » [7]. La chaise transporte du côté du « post », de ce qu'on pourrait appeler la post-écriture, la langue qui enchevêtre au plus près le lecteur et le narrateur, l'écrivant et le traduisant. Chaises de post(e) : véhicules Le désobligeant n'est pas une métaphore de l'écriture, il en est le lieu même (l'endroit où sera rédigée la « préface » post-posée après les quelques premiers chapitres du livre). Sa traduction en grec fait apparaître metaphoros, terme proche du grec moderne metaphorikos désignant, encore aujourd'hui, comme l'a rappelé Derrida, ce qui concerne les moyens de transport. Le Voyage sentimental s'acharne à la frontière qui sépare le métaphorique et le littéral, la circulation et la traduction : il véhicule des objets textuels, déplace des positions narratives. On aurait tort, autrement dit, de remiser le fragment portant sur la traduction d'un texte anecdotique du côté de la parodie narrative ou de la digression, système qui implique la droite ligne d'une trame narrative : ce « fragment » n'a rien de digressif, il se situe au contraire au cœur de la centrale Sterne, qui ne n'intéresse pas tant à la question du « fil » de l'histoire ou à ses détournements, qu'à celle des entrelacs du discours et de la langue. La narration y est déplacée du côté de la translation voyage dans la langue, dans les marges, hors-territoire et sans texte-maître. Ce « fragment », au fonctionnement similaire à celui de l'ensemble de l'œuvre, évacue, en important la fiction d'une traduction, les implicites et les attendus de la « narration » classique : sans contenu, sans teneur, il confond la « teneur » et le « véhicule », le « medium » et le « message ». Le « traduisant » (Yorick) s'y glisse dans la pose de l'écrivant, le « notary », avec cet effet de « vis-à-vis » ou de repli d'un texte sur l'autre : celui qui traduit se décrit comme « trifling man » dont le souci est de rendre un texte en langue étrangère, « to turn it into English » ; mais cette recherche de la bonne tournure se fait littéralement, à coup de tours et de détours, de pas dans la pièce : « I went on leisurely, as a trifling man does, sometimes writing a sentence, then taking a turn or two » (p 126). Le « passage » ou la traversée s'y replie sur le « passage » textuel. Inversement, l'écriture s'y fait trans/lation, transduction, affaire de pas. Derrida, deux siècles après Sterne, recroise les fils du métaphorique et du « passage » : Et de la métaphore qu'est-ce qui se passe ? C'est un très vieux sujet. Il occupe l'Occident, il habite ou se laisse habiter : s'y représentant comme une énorme bibliothèque dans laquelle nous nous déplacerions sans en percevoir les limites, procédant de station en station, y cheminant à pied, pas à pas, ou en autobus [
] Métaphora circule dans la cité, elle nous y véhicule comme ses habitants, selon toutes sortes de trajets, avec carrefours, feux rouges, sens interdits, intersections ou croisements, limitations ou prescriptions de vitesse. De ce véhicule nous sommes d'une certaine façon métaphorique bien sûr, et sur le mode de l'habitation, le contenu et la teneur : passagers, compris et déplacés par métaphore. [8] Travail, travel Le travail critique éditorial autour de l'œuvre de Sterne a essentiellement fait ressortir le sous-sol intertextuel de ce passage, en en rappelant par exemple les éléments bibliques qu'il prend par le travers : versets des évangiles (selon Jean, selon Matthieu), échos importés des Sermons de Sterne. L'effort critique s'est ainsi donné pour tâche de rendre signifiants, intertextuels ou parodiques, divers détails en apparence insignifiants du texte en d'autres termes de leur restituer une profondeur, un sens. Le travail de Sterne est à retraduire ou à translation sous l'ancienne forme du terme, apparenté à « travel ». Son écriture ne s'approche guère par le biais de la parodie ou de l'intertexte : il s'agit pour elle tout au contraire de rendre le signifiant à l'insignifiant, et le sens à l'indiscipline de retraduire le « travail » comme « travel », de renvoyer la bible à son étymologie : une collection de livres, tous plus ou moins entr'ouverts, et toujours indissociables de leur traduction ; vaste BU d'histoires incomplètes et de fiches fantômes. Sterne soumet le texte biblique à un régime de migrations, de micro-déplacements, de décalages ou translations : le fragment qui a pour titre « the translation » plus avant dans le roman n'est pas celui où se trouve une traduction. Les deux textes sont en regard ou en vis-à-vis dans une structure binaire dont un critique [9] a analysé la structure plissée. Dans le fragment intitulé « The Translation », il y a traduction d'un code gestuel avec débouchés libertins immédiats (la Marquesina de F***, série d'astérisques immédiatement transparente, ouvrant aussitôt la voie à un recodage libertin confirmé à divers endroits du texte). Dans « The Fragment », il est question d'un papier ayant été glissé entre motte de beurre et feuille de vigne, localisation dans laquelle on entreverra sans difficulté un glissement possible de l'économie de la traduction à celle de la trans/elation, du désir. Le texte est inachevé, car sa suite manque, l'autre partie du papier ayant servi cette fois à envelopper le bouquet de fleurs du serviteur dénommé La Fleur : autres transes, autres fleurs, où basculent le masculin et le féminin. L'épisode de la traduction du « fragment » est moins un texte qu'un morceau de papier, autre façon de faire fonctionner à l'envers le processus de métaphorisation. D'abord destiné à être jeté par la fenêtre, ce papier (manuscrit, peut-être, dit-on, de la main de Rabelais [10]) est finalement préservé, mais cette possible appartenance à la rue le met en passe de devenir « litter » ou littérature au sens post-joycien. De ce contexte proto-joycien émerge la nature labile du texte, étranger parce que jetable ou recyclable, citable, traduisible, excrémentiel, abject. Le texte traduit commence par une répétition de la scène précédente, puisqu'un parchemin y est à nouveau jeté « throwing down the parchment » (p. 126). Il continue avec la description d'une traversée de Paris par grand vent avec envol de divers chapeaux, puis s'achève dans la maison d'un gentilhomme alité, au chevet duquel le notaire a été appelé pour la rédaction d'un testament, lequel testament s'avère être un récit, que le notaire devenu « this stranger » sera chargé de noter. Le « fragment » constitue en apparence un texte ouvert à ses deux bouts, dont le fil narratif traite à bâtons rompus de seuils, de portes claquées au nez d'une épouse acariâtre, d'un notaire qui perd la face, perd son chapeau en traversant le Pont-Neuf un soir de tempête, rédige un testament après avoir été entraîné sous un porche de la rue Dauphine. Son traducteur le parcourt entre deux moments d'écritures, une lettre à Eugène, et une lettre (bien sûr) à Elise/Eliza ; il est à la fois consommé et produit, entre deux moments de consommation, beurre et bourgogne ; entre le non-sens et le sens, la lecture et la traduction. Les premières lignes du document font entrer un second document, et le notaire dont il est question, figure de la loi, fait appel à son double, un second notaire, ce qui met en place une logique contraire à celle de la loi : la répétition : « I wish, said the notary, [
] that there was another notary here only to set dow and attest all this » (p. 126). Il y sera plus loin question d'un testament, confié au premier notaire venu, rencontré dans la rue, c'est-à-dire « the next notary », celui qui un instant plus tôt en souhaitait un deuxième : « now the notary being the next ». Ecriture et traduction marchent ici main dans la main, dans ce « dark passage » (p. 129) textuel où se confondent le « couloir sombre » et le passage incompréhensible. Ce texte alterne les effets d'opacité, de résistance, d'étrangeté, autant de ralentis dans le fil de la lecture, et les effets de prise de vitesse ou d'accélération : moments où le pont est traversé, où les chapeaux identitaires s'envolent au vent, où quelque chose passe, vient de passer, même et surtout quand rien ne se passe : ce texte est un template, un modèle en creux de la traduction, du passage : un notaire y perd son chapeau, le lecteur y perd son histoire. Il y gagne des passages parisiens, et le sens d'une lecture flâneuse à la manière de Walter Benjamin. Il y fait aussi affleurer, à deux reprises, le désir dans l'écriture et la traduction, rendant ainsi le cadre du récit, le parergon, son moyen de transport, plus important que le récit « lui-même » (où le pronom perd tout sens et toute fonction) : entre un bord et un autre, entre « the difficulty of understanding it increased but the desire » (p. 126) et « the notary was inflamed with a desire to begin » de la fin du texte (p. 129) s'énonce une des lois de l'écriture-traduisante, de la transécriture. Trans/e/lation Le fragment de Sterne/Yorick mettant en scène un notaire chassé de chez lui par une épouse tempêtueuse, et employé au pied levé pour une rédaction testamentaire, reflète en miroir la production de l'œuvre, écrite peu avant la mort de l'auteur. Le voyage « sentimental » est un texte à traduire, dans lequel ni « voyage » ni « sentimental » n'ont le ou les sens identifiables sur le fond d'immobilité que confère le dictionnaire. Sera « sentimental » ce qui deviendra étranger par la traduction, entendue au sens de « translatio », de voyage horizontal à travers la langue, loin des racines, de l'étymologie, des « sources » bibliques et autres marquages autoritaires. Ce passage fragmentaire est à plus d'un titre autobiographique : il porte à la fois l'inscription de la « vie » de Sterne, et celle de la « vie » (Fortleben) de son texte, qui sur le point de s'écrire ne s'écrit point, mais se greffe ou se déporte vers un dénommé La Fleur. Ce qu'entend Sterne par « sentiment » est à rapprocher de ce qu'écrira, plus tard et dans un tout autre contexte philosophique (notamment après le lourd et long passage de la philosophie romantique allemande) J. Derrida sur la transe à propos de Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet : « la transe est cette sorte de limite (transe/partition), de cas unique, d'expérience singulière où rien n'advient, où ce qui surgit s'effondre « en même temps », où l'on ne peut pas trancher entre le plus et le moins ». [11] [1] Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 4. [2] « Die Aufgabe des Übersetzers », La Tâche du traducteur, trad. Maurice de Gandillac, Mythe et Violence, Paris, Denoël, 1971. [3] Jacques Derrida, « Tours de Babel », Psyché, Inventions de l'autre, Tome 1, Paris, Galilée, 1987-1998, p. 214. [4] op. cit. p. 214. [5] ibid. p. 214. [6] Edition Penguin, pp. 126-129 ; ce texte trouve sa place entre une activité de traduction (annoncée en fin de fragment précédent) et un geste d'écriture, à la fin de cet extrait : « the notary [
] put his pen a third-time into his ink-horn [
] ». [7] Jean-Michel Rabaté, Joyce, Portrait de l'Auteur en Autre Lecteur, Petit-Rœulx, Cistre-Essais, 1984. [8] Psyché, op. cit. p. 63. [9] Jean-Claude Dupas, Sterne ou le vis-à-vis, Presses Universitaires de Lille, 1984. [10] « It was the old French of Rabelais's time, and for aught I know might have been wrote by him » (p. 126). [11] Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, p. 30. | |