> retour au sommaire > télécharger l'article Ce que nous lisons, ce qui ne nous regarde pas : lectures intimes de Shelley Jackson
Stéphane Vanderhaeghe Université de Cergy-Pontoise
J'ai consacré ma vie à l'observation des cœurs. L'observation, naturellement, n'est pas le terme correct pour la culture patiente des taches aveugles, pour tenter de comprendre, à la façon dont, oui, je ne comprends pas, ce qu'est le cœur. Lors de cette investigation, l'invisibilité est preuve, la cécité, ce qui tend le plus pour moi vers l'intuition, la forme et la teneur particulières de l'ignorance, vers un indice et une écriture. Quand je ne pourrai plus rien voir, je saurai que je suis en tête-à-sans-tête avec le cœur. Quoi, je suis là, devant mon télescope, le cou tendu, mes doigts des griffes engourdies, dans l'espoir d'apercevoir rien du tout ? Oui. Je le reconnaîtrai quand je ne le verrai pas. [2]Bien évidemment – bien évidemment ? –, il y a ici quelque chose de risible dans la posture du chercheur s'obstinant à vouloir comprendre ce qui, par nature, ne peut être compris, et retournant, presque dans un élan de mauvaise foi, son incapacité, son impuissance, en but ultime, en signe de clairvoyance et de « perspi-cécité ». Non, vraisemblablement, tout ceci n'est pas à prendre au sérieux ; sauf à admettre, sérieusement, que toute approche critique est déjà en soi condamnée à la parodie, au sens étymologique du terme, la voix critique étant ainsi contrainte à « chanter à côté » d'un texte qui affirme alors de plus belle l'écart infranchissable qui le sépare de quiconque chercherait à le « com-prendre », à le saisir, à l'arrêter sur un quelconque sens ou sa propre « vérité ». Le télescope, ici, ne fait que mine de la réduire, cette distance, pourtant plus que jamais maintenue, entre le sujet qu'on imagine confortablement assis, et son objet qui poursuit inlassablement sa route dévastatrice : « Le cœur gauchit tout ce qui l'entoure. » [3] Or à défaut de pouvoir saisir l'essence de ce cœur, ou, ce qui revient au même, de pouvoir dire la « vérité » du texte, le discours critique, à coup sûr, ne peut que sonner « faux », tenu inexorablement à l'écart ou en coulisses. C'est peut-être aussi en ce sens qu'Imogen, dans la nouvelle suivante, prend des « notes de lecture » (Reading Notes) au sujet de l'œuf qu'elle avait au coin de l'œil et qui ne cesse de grossir, et qu'elle aimerait bien comprendre pour pouvoir ne plus faire qu'un avec lui. Mais ses notes de lecture se voient constamment détachées du texte, comme maintenues à distance d'une narration qui jamais ne pourra les intégrer ou les « digérer ». L'œuf, quant à lui, éconduira la pauvre Imogen. L'œuvre de Shelley Jackson est une œuvre intime ; son intimité, qui se voit en partie réfléchie dans les thèmes qu'elle aborde, touchant de près ou de loin au corps et allant, dans l'hypertexte my body: a Wunderkammer [4], jusqu'à mettre en scène le corps de l'écrivain de façon pseudo-autobiographique, est peut-être précisément là : dans la mise à distance programmée de sa propre lecture, dans la réserve inaccessible de sa parole au moment même où, paradoxalement, elle semble se donner. L'œuvre de Shelley Jackson est donc aussi une œuvre éminemment politique puisque, en cherchant coûte que coûte à se rendre exclusive, refusant en quelque sorte tout apport ou toute greffe critiques, elle redessine textuellement les contours du collectif, elle opère, pour le dire dans les termes de Jacques Rancière, et si radical qu'il puisse être ici, un nouveau « partage du sensible ». Or si « [u]n partage du sensible fixe (…) en même temps un commun partagé et des parts exclusives » [5], il semblerait que le commun partagé soit, chez Jackson, réduit au maximum, le texte jacksonien paradant ainsi ses parts exclusives, intimes et secrètes ; secrètes, du moins, en apparence, car en fin de compte, il n'y a guère de secret dans l'intime, et c'est peut-être ce qui en fait la force sur le plan politique : comme l'écrit Michaël Fœssel, « [o]n pense souvent que l'intime est le 'caché', nous préférons dire qu'il permet de suspendre tout jugement extérieur sur ce qui s'y trouve élaboré » [6]. Car tout est bien là, en effet, encré noir sur blanc, étalé au regard parfois jusqu'à l'obscène – à l'image de ces sculptures de phlegme, produits d'une relation intime entre amants, qu'il conviendrait d'étaler à la vue de tous, ce que ne peut se résoudre de faire la narratrice de « Phlegme » dans La Mélancolie de l'anatomie -, mais pour ainsi dire en retrait, comme soustrait et inaccessible dans cette mise en suspens, voire le refus pur et simple, d'un quelconque jugement critique qui viendrait du dehors du texte. Le texte de la nouvelle « Skin », emblématique à cet égard, est ainsi tatoué mot à mot sur la peau de ses intimes lecteurs qui de fait l'incarnent ; ou comment le verbe se fait chair à nouveau et, ce faisant, redessine une véritable « politique de la littérature » selon Rancière, politique intime de la littérature, littéralement empreinte d'une parole écrite sur le corps des choses, soustraite à l'appétit des fils et des filles de plébéiens ; mais aussi une parole qui n'est proférée par personne, qui ne répond à aucune volonté de signification mais exprime la vérité des choses à la manière dont les fossiles ou les stries de la pierre portent leur histoire écrite. [7]C'est ainsi que le lecteur de « Skin » porte littéralement son histoire à même la peau, histoire intime, en ce sens qu'elle est soustraite aux regards et aux échanges [8], et politique à la fois, puisque si, à l'instar de la poétique mallarméenne telle que la définit Rancière, le verbe jacksonien, littéralement, « se fait lui-même corps au lieu de désigner les corps ou de mimer leur ressemblance », c'est aussi et surtout « un langage qui [est] déjà en lui-même une puissance de communauté » [9] qui ainsi prend corps en donnant corps à sa communauté de lecteurs/scripteurs : ce qui se voit ainsi bousculer n'est autre, au fond, que la frontière séparant écriture et lecture ; la lecture, que l'on placerait généralement du côté de l'intime, se politise en donnant corps, son corps, au texte même qui dès lors se met à circuler, à s'incarner au sein d'une même communauté au moment où il en opère le découpage. Or en dépit de sa soustraction programmatique à toute lecture « classique » dans son refus de la publication, au sens conventionnel du terme, « Skin » reste un texte qui doit son existence à la publicité [10] et fait par conséquent irruption dans la sphère du collectif : la frontière séparant l'individu du collectif, l'intime du politique, s'effondre alors dans cet exhibitionnisme tout en retenu ou réserve qui semble définir ce « corps-texte » intime et collectif à la fois [11]. Dans tous les cas, la pratique textuelle de Shelley Jackson n'a de cesse de rappeler à quiconque s'y aventure que ce que nous y lisons ne nous regarde pas. C'est ainsi que, comme pour mieux l'affirmer encore, le texte chez Jackson finit par migrer, par quitter la page du livre imprimé – virtuellement ou réellement dans le cas des hypertextes Patchwork Girl, my body, The Doll Games, ou de la nouvelle « Skin » -, la laissant à sa blancheur matérielle, seule rescapée de la politique de l'écriture jacksonienne. Dans Half Life [12], Shelley Jackson remet en scène cette même « intimité politique », allant jusqu'à l'incarner dans un personnage dédoublé/divisé, celui qu'est contrainte de partager Nora, la narratrice, avec Blanche, sa jumelle siamoise plongée dans un profond sommeil à la suite d'un incident traumatique : deux têtes sur un même et unique corps, ou comment l'intime est déjà politique, le lieu même, littéralement, de ce « partage du sensible » et des tensions qui l'animent entre commun partagé et parts exclusives. C'est, pour Nora, une intimité qu'il lui faut conquérir, un je à faire naître après l'avoir soustrait au nous originel. Semble ainsi se jouer dans cette situation narrative de départ comme une allégorie des rapports de l'intime au politique, s'il est vrai, selon Fœssel, que [l]'intime désigne l'ensemble des liens qu'un individu décide de retrancher de l'espace social des échanges pour s'en préserver et élaborer son expérience à l'abri des regards. Il résulte donc d'un acte par lequel un sujet décide de soustraire une part de lui-même et des relations du domaine de la visibilité commune. [13]C'est peut-être même grâce à cet acte de scission ou de sécession, rendu on ne peut plus littéral dans Half Life , que le sujet, s'arrogeant le droit de dire « je », donnant sa voix au chapitre, devient véritablement sujet, et que l'intime se fait politique. Il n'est à cet égard guère anodin que Nora, cherchant à « divorcer » de sa sœur Blanche – « The Divorce », titre d'un chapitre du roman, désigne l'opération chirurgicale visant à restaurer l'« unicité » du/des patient/s -, se voie mêlée à des réseaux souterrains et dissidents, contraints de se rendre invisibles pour échapper au « politiquement correct » des discours préconstruits vantant tous tant bien que mal les mérites de la différence, et allant jusqu'à ériger les « twofers », comme ils s'appellent, en parangons de normalité. C'est cette même recherche de l'invisibilité qui préoccupe Nora, soucieuse de soustraire son texte aux regards indiscrets : « Je ne peux me défaire de cette impression que quelqu'un lit par-dessus mon épaule » [14]. Or, précisément, dès lors que Blanche, sournoisement, commence à sortir de sa torpeur, réveillée, semble-t-il, par les souvenirs que sa sœur fait progressivement remonter à la surface de la page/mémoire ; dès lors que Blanche, réclamant silencieusement un droit de regard sur le texte de sa sœur, réaffirme ce faisant la présence de ce blanc invisible, qui sans cesse échappe à la vue mais sans lequel la noirceur du texte ne parviendrait pas à se détacher ; dès lors, où et comment tracer la frontière entre Nora et Blanche, je et elle, je et nous, l'intime et le politique, indissolublement liés et pourtant constamment retranchés l'un de l'autre, l'un à l'autre ? J'ai passé ma vie entière à chercher à ne faire qu'une histoire là où il y en avait deux : ma parole contre celle de Blanche. Mais nous ne sommes antithétiques que comme peuvent l'être cette encre et cette page. Ces lettres sont-elles signifiantes, ou est-ce plutôt l'espace qui les entoure ? Ni l'un ni les autres : nous ne lisons que leur différence. [15]Half Life œuvre ainsi pour une lecture qu'on pourrait qualifier d'indifférentielle : lecture qui sache à la fois lire la différence et les différends (au sens où Jean-François Lyotard emploie ce mot) qui la sous-tendent, et qui font du texte le lieu privilégié d'un dissensus autant que l'espace d'une souffrance [16], voire, par conséquent, d'une certaine différance ; lire la différence, donc, sous toutes ses formes, tout en sachant s'y rendre indifférent, sans chercher à la résoudre (ne pas tenter de faire une seule histoire lorsqu'inévitablement il y en a deux, comme s'en rend compte Nora – semble-t-il, car l'identité de la voix narrative, le lecteur en prend conscience aux derniers mots du roman, se fait de plus en plus incertaine : tout se dédouble sans cesse) ; au contraire, se laisser porter par le mouvement d'un texte qui, à l'instar d'une narratrice qui progressivement chemine vers l'indifférence, seule garante de son intimité, se structure sur le modèle d'un diagramme de Venn auquel donnent forme les quatre opérateurs booléens, pour ainsi se clore sur un « and » final qui redéploie la course narrative, l'étirant à l'infini (visuellement, le diagramme ressemble au signe de l'infini) : And est la conjonction copulative – la queue vaginale, le con phallique. C'est la bouche qui entend, l'oreille qui parle. C'est la blessure qui guérit et le remède qui blesse. Je suis un autre : dans le noir, un germe de blanc. Dans le blanc, un soupçon de noir. And est la douleur qui cause not, le défaut dans not qui rend xor possible, la compassion qui change la trève dexor en or, l'amour d'or pour or qui s'achève en and. [17]Il s'agirait donc là pour le lecteur de Half Life, dans cette lecture indifférentielle, d'adopter sur le texte un regard intime, puisque retranché ou en retrait du texte, et politique à la fois ; car il lui faut prendre en compte dans la parole même du texte une parole autre qui jamais ne se dit, une parole-silence dont elle se tisse, une parole blanche, en quelque sorte, qui traverse le texte de part en part comme le « laissent entendre » déjà les premières lignes du roman : Blanche, nuit blanche de ma sombre journée. Ma sœur, mon être. Blanche : un cri prenant corps derrière des lèvres scellées, avant de les percer. La moue, d'abord, la plosive ensuite ; le miaulement de la voyelle ; puis la fricative du silence.Chhhh. [18]Cet incipit - si l'on exclut le formulaire de renonciation placé en exergue, signé par Nora – est exemplaire à plus d'un titre car, s'il ouvre le premier chapitre intitulé « Personal Statement » comme pour illustrer l'intimité qui cherche à s'y exprimer, il est déjà doublement empreint d'une voix autre puisque y résonne d'abord l'ouverture célèbre du roman de Nabokov, Lolita, elle-même parcourue d'échos intertextuels en hommage à Poe : « Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lee-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois reprises, contre les dents. Lo. Lee. Ta. » [19] Ce que tend ainsi à démontrer cette ouverture est que la frontière séparant l'intime du politique, le moi individuel du nous collectif, est éminemment poreuse et réversible : le garant de l'intime est déjà la marque du politique, et inversement. Au moment où et alors même, sans doute, que la parole cherche à se faire authentique – dans le sens où toute l'entreprise narrative de Nora consiste à se définir contre sa sœur jumelle –, celle-ci est en fin de compte éminemment politique : ma parole est toujours-déjà plurielle, et plus encore, sans doute, lorsqu'elle se couche sur le papier, prise en charge, confiée, lue et représentée par un autre en mon absence : parole incarnée, dédoublée, politisée donc, mais aussi, et surtout, dans son absence même, on ne peut plus intime puisque dès lors retranchée de la sphère sociale d'un échange possible, d'une « conversation » ; parole, lettre morte pourtant, pourtant rendue accessible dans son inaccessibilité même grâce à cette médiation, noir sur blanc, devenue le signe tangible de cette relation dont parle Michaël Fœssel, lorsqu'il fait de l'intime « un concept relationnel » [20] ; relation dans laquelle, littéralement, « je suis chez moi dans l'autre » (ce que précisément Nora, dans Half Life, ne parviendra pas à être, toujours « une autre chez elle »), relation où s'exprime cette « indifférence aux différences » [21] qui fait que je suis un autre sous rature autant que la rature de l'autre, indifféremment moi e(s)t l'autre. Lire, écrire, c'est déjà en ce sens faire travailler l'intime et le politique, les frottant l'un contre l'autre jusqu'à ce que chacun s'imprègne de l'autre qu'il est déjà. Ma parole, écrite d'abord, lue ensuite, est donc toujours-déjà plurielle et politisée au cœur même de son intimité, traversée qu'elle est, toujours, par la parole de l'autre qui déjà lui fait écho et, pour ainsi dire, lui donne corps et la façonne, ne serait-ce, ici, dans la référence intertextuelle à Nabokov, que rythmiquement. Mais le je(u), littéralement entre intime et politique [22], de l'incipit de Half-Life ne s'arrête pas là ; car, pour être authentiquement de l'ordre de l'intime, la parole doit être retranchée, retirée. L'intertextualité invite ici à jouer avec les mots, et on pourrait s'aventurer à dire qu'une parole intime, dans ce qu'elle a de politique, est en quelque sorte une parole extraite, une parole autre ou la parole d'un autre qu'on s'approprie, une citation en somme : un mouvement du texte non pas dans ce qu'il aurait de secret, à ou vers l'intérieur (la fausse intimité), mais au contraire, un mouvement d'extériorisation du discours narratif (ce que suggère la particule dans l'expression anglaise « cross out »). Or, c'est précisément ce qu'est encore cet incipit dont Nora, revenant sur les raisons qui l'ont poussée à écrire ce texte à la fin de la deuxième partie du roman, dira qu'il n'a d'existence que dans ou sous la rature : « 'Blanche', écrivis-je. 'Sombre jour de ma nuit claire.' Puis je le raturai et recommençai. / J'écrivais ce livre. » [23] À chaque mot encré sur la page correspondrait un blanc, une absence, une poussée vers l'invisible ou l'illisible, sans lesquels le sens ne peut se faire jour : de façon significative, seule une page sur deux du roman est numérotée, l'autre révélant la blancheur de la page. C'est en quelque sorte un texte sous rature qui se donne à lire ou, plus précisément, à ne pas lire, un texte qui littéralement s'absente, se retranche, se retire, s'intime donc, dans ses blancs, dans ses trouées, sa béance constitutive : ce qui est divin, c'est la disparition, et je ne parle pas d'un décollage à plein gaz ou d'un grand flap-flap. Je veux dire un spasme d'absence, absolu. Presque atomique. Il suffit d'enlever les nuages-champignons ainsi que les ombres, et les lunettes idiotes du spectateur. Ne rien laisser. Vraiment rien. [24]Regarder l'absence dans les yeux, « en tête-à-sans-tête », disait la voix narrative de « Heart » dans The Melancholy of Anatomy ; lire sans lunettes – sans télescope, aussi bien –, sans aucun auxiliaire de vision qui soit. Voir qu'il n'y a « vraiment rien » à voir, être confronté, dans le voir même, à l'absence même du voir ; lire qu'il n'y a rien à lire, que le lisible est toujours de trop, que le texte se donne, se rend accessible, dans ce qu'il ne montre pas, dans ce qu'il soustrait à sa propre lecture, dans sa propre exclusive. D'où, sans doute, l'importance accordée dans The Melancholy of Anatomy aux résidus corporels, ces innombrables laissés-pour-compte habituels du corps humain : le sperme, un cheveu, le sang ou la graisse… Rien de surprenant non plus à ce que les personnages peuplant les nouvelles soient eux aussi, chacun à sa façon, un exclu, un paria, voire un marginal, la plupart du temps incapables de s'intégrer (c'est le cas de George dans « Nerve », au regret d'être « complètement normal ») lorsqu'ils ne sont pas rejetés pour une raison ou une autre (comme la narratrice de « Fat », quittée par son mari) ; il s'agit, à l'instar du cancer donnant son titre à l'une des nouvelles, d'autant de personnages sur lesquels on a pris l'habitude de fermer les yeux, qu'on ne voit pas, qu'on ne veut pas ou plus voir et qui, comme cette informatrice anonyme dans « Blood » qui jadis nettoyait les artères de Londres s'emplissant à intervalles réguliers, mensuellement, « menstruellement », de sang, ne veulent pas ou plus se laisser voir : choisissant une disparition radicale à la fin du texte – « Voilà mon histoire et je vous en dirais [sic] pas plus. Au revoir, Monsieur, et bonne chance avec votre livre. » [25] –, elle laisse le journaliste à qui elle se confiait seul face à son texte, texte qu'il n'écrira pas vraiment puisque seule s'offre à la lecture la retranscription des propos tenus par l'informatrice, confinant la voix auctoriale dans les marges du texte… Il n'y a par conséquent rien de surprenant encore à ce que Half Life doive son titre au calcul de la décroissance radioactive, ce qu'on appelle la « demi-vie », définie comme le temps nécessaire à la moitié des atomes d'une substance radioactive pour se désintégrer : Demi-vie : le temps nécessaire à la moitié des atomes dans une substance radioactive pour se désintégrer. Plus la demi-vie est courte, plus la substance est radioactive. La demi-vie de l'uranium-235 est de quatre cent cinquante millions d'années. J'estime la nôtre à vingt-neuf ans. [26]Il semblerait pourtant que mathématiquement le calcul de la demi-vie ne puisse jamais être nul : toujours subsiste un reste et ce spasme d'absence absolue dont rêve Nora ne peut demeurer qu'au titre de fantasme. Voir qu'il n'y a rien à voir relève encore de la vision, de même que lire qu'il n'y a rien à lire relève encore de la lecture. Même lorsqu'on ne lit rien, on lit encore trop. Quand bien même Nora efface les pages au fur et à mesure qu'elle les (r)écrit, remplaçant un mot par un autre, elle ne peut venir à bout de ces blancs qui les séparent et les unissent en même temps : « J'oublie ce qui ne peut être effacé : les espaces. Une gomme appliquée sur une page blanche ne blanchit pas davantage la blancheur, mais laisse une marque. » [27] Le texte qu'on lit, le texte qui se donne à lire, le texte qui littéralement, à force d'être effacé, s'espace, n'est peut-être au fond qu'un leurre, un excès sûrement, une omission qui s'omet dans un texte qui en rien, jamais, n'offre à son lecteur la garantie que ce qui est lu puisse l'être ou demeure lisible ; au contraire, le lisible serait sans doute à chercher dans l'espacement même du texte, c'est-à-dire dans ce qui sans cesse s'étire, se retire : Ce livre a été tellement effacé que sa majeure partie, comme celle d'un iceberg, demeure invisible. Je commence à me dire que le vrai livre, c'est celui-là. Les mots que vous lisez en ce moment sont comme un effacement effacé, une omission soigneusement omise. [28]Or si le propre de l'esthétique dans sa dimension politique est, pour Rancière, de donner une visibilité à ce qui était invisible – ce qui, dans un premier temps, pourrait être le cas dans The Melancholy of Anatomy -, on pourra se demander ce qu'il en est et de l'esthétique et de la politique jacksonniennes qui, en quelque sorte, renversent ici la problématique, puisque l'écriture de Shelley Jackson, intime et politique à la fois en un sens qui, suivant la logique définie par Michaël Fœssel dans La Privation de l'intime, n'est pas contradictoire, s'acharne au contraire à « mettre en lumière » - et non à rendre visible : « Il existe une sorte de cécité de visibilité. Lorsque tout reçoit une lumière égale, les distinctions disparaissent. Le fond et la forme sont indissociables. Vous ne pouvez distinguer ce qui est proche de ce qui est loin, tout au loin. » [29] – l'invisibilité même dans le visible, et non, selon la pensée de Rancière, à rendre visible ce qui, pour des raisons politiques, était maintenu dans l'invisibilité. Ainsi, il ne s'agirait peut-être plus tant, sur les traces du modernisme, de donner à lire l'illisibilité, mais plutôt de dé-jouer, dé-lire le lisible ou ce qui se donne comme tel : ce que nous lisons ne nous regarde pas, peut-être parce que ce qui nous regarde est déjà ailleurs, jamais là où on le regarde. Il y a une certaine assurance et une certaine facilité dans la lecture qui, toujours, part du principe qu'il y a quelque chose à lire. Ces pages que je tiens en mains sont ce que je lis et ma lecture en tire profit. On pourrait à cet égard citer et paraphraser Georges Didi-Huberman qui, au début de Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, écrit : Bien sûr, l'expérience familière de ce que nous voyons semble le plus souvent donner lieu à un avoir : en voyant quelque chose, nous avons en général l'impression de gagner quelque chose. Mais la modalité du visible devient inéluctable – c'est-à-dire vouée à une question d'être – quand voir, c'est sentir que quelque chose inéluctablement nous échappe, autrement dit : quand voir, c'est perdre. Tout est là. [30]Tout est là aussi, chez Jackson ; ce que nous lisons nous échappe inéluctablement. Ces corps, à proprement parler monstrueux, que dessine l'écriture, ne sont plus tout à fait les nôtres. Sont-ils autres ou différents pour autant ? Quand lire, c'est perdre ; quand lire, c'est faire l'expérience d'une dépossession, dépossession du propre et de la propriété, en même temps que tombent les frontières les garantissant, celles-là mêmes qui tiennent à distance l'un de l'autre, en respect, les discours étrangers. C'est ainsi un écart infranchissable entre le texte et sa critique qui se dessine, ou s'efface, s'espace encore un peu plus, dans l'écriture de Shelley Jackson. Invalide-t-elle pour autant sa critique ? Non, sans doute ; peut-être, au contraire, la rend-elle urgente, comme elle rend urgente la redéfinition de ses enjeux. Refuser l'accès au texte, comme semble le faire l'œuvre de Shelley Jackson en s'ouvrant de façon parfois radicale sur un ailleurs, un « en-retrait » du texte, c'est peut-être redonner tout son pouvoir à la critique en lui ménageant de nouveaux espaces de lecture qui demeurent encore et toujours à (re)conquérir dans le jeu de ses propres frontières.
Bibliographie
Didi-Huberman, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Editions de Minuit, 1992. Fœssel, Michaël, La Privation de l'intime, Paris, Editions du Seuil, 2008. Jackson, Shelley, The Melancholy of Anatomy, New York, Anchor Books, 2002. Jackson, Shelley, La Mélancolie de l'anatomie, trad. Bernard Hoepffner, Paris, Corti, 2010 Jackson, Shelley, Half Life (2006), New York, Harper Perennial, 2007. Lyotard, Jean-François, Le Différend (1983), Paris, Editions de Minuit, 2001. Rancière, Jacques, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000. Rancière, Jacques, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007. [1] Shelley Jackson, The Melancholy of Anatomy, New York, Anchor Books, 2002. Toutes les citations sont tirées de la version française : La Mélancolie de l'anatomie, Bernard Hoepffner, trad., Paris, Corti, 2010. [2] « I have given my life to observing the hearts. Observing, of course, is the wrong word for the patient cultivation of blind spots, for trying to understand, by the ways in which, yes, I do not understand, what the heart is. In this investigation, invisibility is evidence, blindness the closest I may come to insight, the particular shape and tenor of ignorance, a clue and a scripture. When I can no longer see anything, I will know I am face to faceless with the heart. What, I sit at my telescope, straining my neck, my fingers numb claws, in hopes of catching sight of nothing at all? Yes. I will know it when I don't see it. » The Melancholy of Anatomy, p. 4 / La Mélancolie de l'anatomie, p. 11. [3] The Melancholy of Anatomy , p. 4 / La Mélancolie de l'anatomie, p. 11. [5] Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12. [6] Michaël Fœssel, La Privation de l'intime, Paris, Seuil, 2008, p. 16. [7] Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 23. [8] En vertu d'un contrat passé entre l'auteur et ses « mots », comme elle les appelle, le texte papier de « Skin » demeure strictement confidentiel et, par conséquent, relève d'une forme d'illisibilité. Par ailleurs, le tatouage souvent ne s'offre au regard que si on le montre ou l'exhibe. [9] Ibid. , p. 94. [10] Le projet de Jackson fut abondamment relayé par la presse, du New York Times à USA Today, en passant par Newsweek, The London Observer ou Village Voice entre autres. [11] Chaque « mot » du texte n'est validé qu'après que l'auteur – terme qu'il conviendrait sans doute d'interroger – en a reçu la photographie permettant ainsi de l'authentifier, en quelque sorte. Du reste, la nature même du tatouage semble mêler l'intime et le politique dans le découpage des communautés qu'il opère. [12] Shelley Jackson, Half Life (2006), New York, Harper Perennial, 2007. Les citations ont été traduites par mes soins. [13] Michaël Fœssel, La Privation de l'intime, p. 13 (voir note 3). [14] « I can't shake the feeling that someone's reading over my shoulder. » Half Life, p. 347. [15] « I have spent my whole life trying to make one story out of two: my word against Blanche's. But we are only as antithetical as this ink and this page. Do these letters have meaning, or the space around them? Neither. It's their difference we read. » Half Life, p. 433. [16] Dans les deux sens du terme ; pour Lyotard, en effet, le différend est précisément le signe d'un langage en souffrance : « Le différend est l'état instable et l'instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l'être encore. » Le Différend (1983), Paris, Editions de Minuit, 2001, p. 29. [17] « And is the copulative conjunction-the vaginal cock, the phallic cunt. It is the hearing mouth, the speaking ear. It is the wound that cures, and the cure that wounds. I am an other: within black, the germ of white. Within white, an inkling of black. And is the pain that causes not, the flaw in not that permits xor, the compassion that brokers xor's truce in or, the love of or for or that ends in and. » Half Life, p. 386. [18] « Blanche, white night of my dark day. My sister, my self. Blanche: a cry building behind sealed lips, then blowing through. First the pout, then the plosive; the meow of the vowel; then the fricative sound of silence. Shhhh. » p. 5. [19] Vladimir Nabokov, Lolita (1955), Harmondsworth, Penguin Classics, 2000 : « Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta. » Traduction de Maurice Couturier. [20] La Privation de l'intime , p. 12. [21] Ibid. , p. 86. [22] On pourrait à cet égard envisager un autre diagramme de Venn formé par les deux cercles de l'intime et du politique pour représenter l'écriture de Jackson. [23] « "Blanche," I wrote. "Dark day of my bright night." Then I crossed that out and started over. / I was writing this book. » (p. 335) [24] « What's divine is disappearance, and I don't mean a running takeoff or a big flap-flap. I mean a spasm of absence, absolute. Almost atomic. Only take away the mushroom clouds and shadows, too, and the spectator's silly sunglasses. Leave nothing. Really nothing. » (p. 414) [25] La Mélancolie de l'anatomie , p. 237. [26] « Half-life: the time it takes for half the atoms in a radioactive substance to decay. The shorter the half-life, the more radioactive the substance. The half-life of uranium-235 is four hundred and fifty million years. I figure ours at twenty-nine. » (pp. 314-5) [27] « I am forgetting what cannot be erased: the spaces. An eraser wielded against a blank page does not further whiten whiteness, but leave [sic] a mark. » (p. 355) [28] « This book has been so much erased that its larger part, like an iceberg's, is invisible. I begin to feel that that is the real book. The words you are actually reading are just a sort of erased erasing, a cautiously omitted omission. » (p. 355) [29] « There is a kind of blindness of visibility. When everything is spotlit equally, distinctions disappear. Figure and ground are soldered together. You can't tell what is close from what is far, far away. » (p. 379) [30] Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992, p. 14. POUR CITER CET ARTICLE
Stéphane Vanderhaeghe, « Ce que nous lisons, ce qui ne nous regarde pas : lectures intimes de Shelley Jackson » , Le Texte étranger
[en ligne], n°8, mise en ligne janvier 2011.
| ||