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Hallucinations et allégories : W. G. Sebald se souvient de W. Benjamin lecteur de Paris. À propos d'Austerlitz.

Dolf Oehler

Université de Bonn

 Ist der Schreibtisch vielleicht
der Platz der Gespenster ?
« Austerlitz »

1.

Tout semble avoir été dit ou presque sur l'œuvre de Sebald dont l'écriture si singulière, inspirée tout entière par la honte et le chagrin, n'a cessé de fasciner le public et de magnétiser les commentateurs du monde entier. La force d'attraction de ses textes ne s'explique qu'en partie par leur qualité stylistique, elle résulte avant tout d'un engagement aussi délicat que profond pour les victimes de la Shoah, d'une volonté de savoir et de dire, de pénétrer dans le recoins les plus noirs de l'histoire du vingtième siècle, volonté d'autant plus masochiste que Sebald était lui-même le fils d'un sympathisant de Hitler. Dans Austerlitz, son dernier ouvrage et son véritable testament spirituel [1], qu'on hésite à appeler roman, cette détermination sebaldienne prend des proportions quasiment suicidaires, et ceci en dépit des précautions de l'auteur de ne pas trop s'exposer, de se cacher non seulement derrière un narrateur qui lui ressemble, mais encore derrière le protagoniste juif, Austerlitz, qui prendra la place du narrateur et dont la voix finira par se confondre avec la sienne propre. (En effet, beaucoup d'observations que le narrateur prête à son protagoniste correspondent au plus près à la poétique sebaldienne elle-même.) Qui plus est, Austerlitz donnera, au cours de sa narration, la parole à d'autres narrateurs ou narratrices, si bien qu'il y a un effet de mise en abyme du récit, bien approprié à cette quête de l'inexprimable.

Résumons brièvement la biographie du héros telle qu'elle sera révélée progressivement au fur et à mesure que le texte va avancer.

Jacques Austerlitz est donc un survivant de la Shoah et qui est longtemps sans connaître son vrai nom, son identité, ses origines, puisqu'il a été accueilli sinon adopté en bas âge par un prédicateur britannique et son épouse. Lorsque le narrateur, un jeune allemand émigré en Angleterre et de dix ans son cadet, fait sa connaissance à la gare centrale d'Anvers en Belgique, Austerlitz mène une enquête en histoire de l'architecture et fait preuve de connaissances stupéfiantes en la matière. A ce moment là, au début du roman, daté juin 1967, ni le protagoniste ni le narrateur ne savent qu'il est d'origine juive alors que le narrateur ne connaît que trop bien ses propres origines et en souffre, surtout lorsqu'il fait la visite, recommandée par son interlocuteur, du Fort de Breendonk où il associe spontanément, entrant dans la pièce où les SS torturaient leurs prisonniers, les pratiques d'hygiène de son père, « les terreurs de sa petite enfance ». [2]

Pendant cinquante pages qui racontent plusieurs rencontres du narrateur avec Austerlitz, nous n'apprenons rien de la vie de ce dernier, mais beaucoup de ses opinions touchant le fonctionnement ou plutôt le dysfonctionnement de l'architecture à l'ère capitaliste : des grandes gares urbaines jusqu'aux conceptions d'une cité ouvrière idéale en passant par le monstrueux palais de justice à Bruxelles, premier exemple, selon Austerlitz, du monumentalisme bourgeois, dont le dernier – qui figurera à la fin du livre – sera la Très Grande Bibliothèque du président français de pharaonique mémoire.

Ce n'est que trente ans après leur première rencontre, en décembre 1996, que le narrateur tombe par hasard près d'une autre gare, londonienne cette fois, sur son héros dont il avait perdu la trace dans les années 70. Et c'est là, dans un hôtel près de la Liverpool Street Station, qu'Austerlitz lui apprend qu'il a abandonné ses études architecturales et se met à lui raconter ce qu'il a appris entre-temps de sa propre biographie. Biographie pleine de péripéties et de mystères, de catastrophes oubliées voire refoulées et dont certaines refont surface sous forme de crises existentielles, périodes de dépression, envies suicidaires, accès de panique ou de paranoïa etc. Cependant, sa nouvelle recherche, celle de son temps perdu à lui, va aboutir étonnamment à des résultats concrets puisque Austerlitz finira par retrouver la trace de ses origines, son lieu de naissance, Prague, et jusqu'à l'adresse de sa mère, dont la meilleure amie, Vera, qui habite toujours au même endroit en 1995, et qui, en tant que voisine, faisait jadis office de bonne, lui apprendra le destin tragique. Emmenée et internée par les nazis à Terezín (Theresienstadt), après avoir envoyé son fils unique par un des derniers transports d'enfants à Londres, à la veille de la guerre, elle aurait été déportée, en 1944, vers l'Est dans un camp de la mort.

Austerlitz passera désormais son temps à chercher les traces de sa mère à Terezín, ainsi que celles de son père à Paris où se termine son récit dans un bistrot du boulevard Auguste Blanqui. C'est depuis la gare qui porte son propre nom, la sinistre gare d'Austerlitz, que le protagoniste part pour les Pyrénées, ayant appris que son père Maximilien avait été interné, comme tant de juifs allemands, au camp de Gurs. Prenant congé du narrateur auquel il avait offert, un peu plus tôt, la seule photo qu'il possédait de sa mère, il lui remet les clefs de sa maison à Londres dont il venait de découvrir qu'elle donnait sur un vieux cimetière juif.

Si les textes de Sebald sont extrêmement difficiles à résumer et à mémoriser, Austerlitz est sans doute le plus difficile à cet égard : constitué, comme il est, d'un système de renvois, d'allusions et de correspondances dont on devine la logique poétique avant de bien la comprendre si tant est qu'on la comprenne jamais. A côté d'Austerlitz les grands textes de la modernité parisienne, ceux du Second Empire surtout, que Sebald, professeur de littérature européenne et grand lecteur de Benjamin, connaît de près, semblent pratiquer des jeux d'analogies, de correspondances et de coïncidences presque translucides. Dans mon livre sur Juin 1848, Le spleen contre l'oubli, j'ai présenté l'axiome qui préside à ces jeux de balance entre l'intime et le politique, formulé et appliqué par les écrivains les plus divers comme Baudelaire, Flaubert ou Heine d'un côté, Alphonse Toussenel ou Alexandre Herzen de l'autre. C'est dans l'autobiographie de Herzen que l'axiome est résumé de la manière peut-être la plus saisissante, d'autant plus saisissante que sa vie en est la parfaite illustration: « Ce que nous voyons sur la grande scène des événements politiques se répète sous forme microscopique dans chaque foyer de la vie privée. » [3] Ainsi les amours de l'anti-héros de L'Éducation sentimentale répètent ou devancent même les aléas de l'histoire de la Seconde République, de même que les mésaventures amoureuses du « je » poétique des Fleurs du Mal correspondent plus ou moins visiblement aux chocs et aux désastres de l'histoire de 1848.

Pour vous donner une idée de la manière dont Sebald utilise ce matériau moderniste, j'esquisserai quelques-unes des variations, dansAusterlitz, du motif de la passante. Il va de soi qu'en composant ses propres tableaux – parisiens ou tout simplement urbains ( Städtebilder) – Sebald se souvient de ses prédécesseurs français du 19e siècle, de Balzac à Proust en passant par Baudelaire et Flaubert, tout autant que de Georges Perec ou de Claude Simon. Il n'empêche que la version emblématique de ce motif se trouve dans le sonnet des Tableaux parisiens dont W. Benjamin a proposé une lecture qui fera date et marquera profondément notre génération, la mienne et donc celle de Sebald. Selon Benjamin, la triple découverte du sonnet « À une passante » réside dans l'invention d'une espèce de coup de foudre spécifiquement citadin et qui suppose une nouvelle expérience de la circulation urbaine. La passante baudelairienne a la foule parisienne comme support nécessaire, c'est la foule qui la porte, qui la pousse vers l'homme exalté, électrisé par la rencontre. La foule est donc le catalyseur indispensable de l'épiphanie érotique. Toutefois, cette épiphanie elle-même coïncide avec le choc de la disparition de l'objet si spontanément et si violemment désiré. Benjamin en déduit avec sa prodigieuse clairvoyance que « le ravissement du citadin est moins l'amour du premier regard que celui du dernier. » [4] Creusant encore davantage les intuitions benjaminiennes, j'ai attiré l'attention de la critique à la dimension, ou convient-il de dire plus précisément : au potentiel allégorique du poème baudelairien. Potentiel qui s'annonce d'emblée, dès le premier vers :

La rue assourdissante autour de moi hurlait, […]

ce qui peut renvoyer à une situation quotidienne, banale de la circulation urbaine (comme la phrase finale du Verdict de Kafka), mais également à un scénario d'émeute ou de révolution. [5] Dans le second cas, la belle inconnue « noble, avec sa jambe de statue », dont l'œil ressemble à un « ciel livide où germe l'ouragan » revêt, par un effet de surimpression, dirait Sebald, une aura allégorique, rappelant autant La liberté sur les barricades de Delacroix, pour une fois peintre de la vie moderne, que les nombreuses allégories républicaines dans l'œuvre de Daumier, l'un des artistes préférés de Baudelaire. La trop brève rencontre avec la beauté à la « douleur majestueuse » peut, en ce cas-là, faire penser au rendez-vous avec l'Histoire que la génération de 1848 a manqué à jamais, crispée qu'elle était devant la face auguste de la République à laquelle un ami de Baudelaire, le chansonnier Pierre Dupont, avait au lendemain des sanglantes journées de juin 48, attribué une face de Méduse. [6]

Que l'apparition de la belle inconnue dans la foule de Paris soit d'ordre purement privé ou qu'elle soit politique grâce à l'usage raffiné voire clandestin de l'allégorie : le dénominateur commun du drame raconté dans ce sonnet, c'est bel et bien l'impuissance de l'homme dans un moment décisif : incapable de profiter de l'occasion que le hasard de la rue lui présente, il court à l'échec faute d'à-propos et d'audace. Baudelaire aurait-il inscrit dans son tableau parisien une allusion au célèbre adage de Machiavel, selon lequel la fortune est d'un sexe qui ne cède qu'à la violence, et qui repousse quiconque ne sait pas oser ? [7] En ce cas, la passante parisienne, incarnerait une double allégorie : celle de la Fortuna et celle de la Liberté. Lu de cette façon, le sonnet serait une version camouflée ainsi qu'approfondie des poèmes du cycle Révolte, à commencer par « Le reniement de Saint Pierre », que Benjamin associait à la figure d'Auguste Blanqui.

2.

Or, la constellation de la passante qu'on eût aimée et qu'on laisse passer par impuissance, apparaît à plusieurs reprises, assez discrètement il est vrai, dans les récits autobiographiques d'Austerlitz. Le passage le plus frappant figure dans le récit, daté – indirectement – du 19 mars 1997, d'une crise qu'Austerlitz a traversée après avoir pris sa retraite anticipée de l'université. A l'issue de cette crise où il n'arrive plus à écrire ni à lire – et qui rappelle celle de Lord Chandos – , il s'adonne à un noctambulisme londonien. Au retour de ses excursions nocturnes il lui arrive « de penser reconnaître un visage, qui jadis, loin dans le temps, m'avait été familier », ainsi celui d' »une passante vêtue d'un costume des années trente qui baissait les yeux lorsqu'elle me croisait. » Et le protagoniste de continuer : « Ces hallucinations se manifestaient aux moments de grande faiblesse, quand je croyais ne plus pouvoir continuer. Parfois j'avais l'impression que tout autour le bourdonnement de la ville s'éteignait, que la circulation s'écoulait sans bruit sur la chaussée ou que quelqu'un m'avait retenu par la manche. » (p. 154) Sebald semble esquisser dans ces quelques lignes une variation en prose du sonnet parisien, variation où la différence l'emporte sur l'analogie tout en s'en nourrissant.

Ce qui constitue un événement mémorable dans l'existence du narrateur et héros du sonnet baudelairien (« Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté / Dont le regard m'a fait soudainement renaître … »), n'est plus qu'un phénomène pathologique pour le noctambule de Londres, ce juif sans le savoir, qui précise dans le même passage qu'il aurait été à plusieurs reprises « victime de ce genre de troubles à la Liverpool Street Station, où chaque fois mes pas, au cours de mes errances, irrésistiblement me ramenaient. » (p. 154) Si l'hallucination, celle de la mère soudainement réapparue, prend la place de l'allégorie, celle de la Liberté qu'on laisse disparaître dans la nuit du Temps, c'est qu'entre 1848 et 1997, il y a eu deux guerres mondiales et la Shoah, traumatismes bien autrement dramatiques, bien autrement dévasta­teurs infligés à l'homme par l'Histoire. Remarquez que la gare que Baudelaire curieusement n'admet pas dans sa poésie parisienne, non plus d'ailleurs que la photographie [8], remplace la rue dans le récit d'Austerlitz et que le bain de foule que Baudelaire a inventé comme le meilleur remède contre le spleen, ne fait plus que provoquer hébétude ou dégoût chez le héros sebaldien. Voyez, à cet égard, l'extraordinaire description qu'Austerlitz fait de sa promenade dans la zone piétonnière de Nuremberg où il regarde hébété « le peuple allemand passer sous [s]es yeux », visiblement inconscient de son lourd héritage nazi, description aboutissant à une scène grotesque : une petite vieille, chapeautée à la tyrolienne, lui faisant l'aumône d'un deutsche mark à l'effigie d'Adenauer ! (p. 266 sq.)

Il y a d'autres passages dans le livre de Sebald où le motif de la passante affleure, souvent de manière singulièrement déformée, transposée dans le domaine fantasmagorique. Essayant d'imaginer la physionomie de sa mère ou de retrouver une image d'elle, Austerlitz invente pour ainsi dire son propre film sur Terezín, puisqu'il n'arrive pas à se procurer une copie du film de propagande nazi Der Führer schenkt den Juden eine Stadt. Et dans ce film imaginaire il met en scène une nouvelle version de la rencontre avec la passante de la gare : « Je croyais également la voir, dit Austerlitz, marchant dans la rue en robe d'été et manteau de gabardine légère : seule, au milieu d'un groupe de flâneurs du ghetto, elle venait directement à ma rencontre et s'approchait pas à pas jusqu'à ce que pour finir j'eusse l'impression qu'elle sortait du film et se fondait en moi. » (p. 291) La passante fusionnelle ici, dont Austerlitz connaît la fin tragique, est évoquée par une sorte de technique d'autosuggestion. Sa rencontre tient bien davantage de l'hallucination que celle avec la belle inconnue du sonnet des Fleurs du Mal, où la femme en grand deuil a fait penser plus d'un interprète à Mme Aupick, veuve Baudelaire et mère du poète. L'impuissance de l'homme, dans le poème, s'expliquerait selon une lecture psychanalytique par cette connotation incestueuse du désir masculin. Dans l'hallucination d'Austerlitz s'esquisse une sorte de fusion avec la mère disparue, ce qui suggère que l'impuissance du narrateur tient à l'impossibilité pour lui de faire son deuil de sa mère déportée dont l'image lui échappe à jamais.

Contrairement à bien des auteurs qui ont romancé des sujets touchant à la Shoah, Sebald ne spécule jamais sur le voyeurisme du public, ayant en horreur l'amalgame de l'histoire des camps d'extermination avec des scènes d'amour plus ou moins sentimentales pimentées voire scabreuses, à la manière de Bernhard Schlink ou de Jonathan Littell, par exemple. Son idiosyncrasie à cet égard va si loin qu'il prive le roman ou la prose narrative d'un élément essentiel : le récit amoureux, l'aventure érotique. Comme tant de héros sebaldiens, Austerlitz ne semble connaître d'autre passion qu'intellectuelle. Cependant, il y a comme des traces d'une intrigue amoureuse, et qui vont se multiplier vers la fin du livre, intrigue amoureuse qui avait commencé – on l'apprend à la page 309 – à la fin des années cinquante lorsque Austerlitz, jeune chercheur travaillant à la Bibliothèque Nationale de Paris, avait fait la connaissance d'une lectrice au nom proustien Marie de Verneuil, laquelle l'avait abordé par écrit au département des manuscrits et essayé d'attirer ce jeune homme triste en lui parlant boutique, c'est-à-dire histoire de l'architecture. Leur relation intermittente, dont Austerlitz parle avec autant de discrétion que de pathos, ne tient littéralement pas debout, faute de disponibilité libidineuse de la part du jeune étranger. Ce qui reste de discours amoureux dans le récit d'Austerlitz semble se nourrir de souvenirs de lectures, de certains motifs baudelairiens – le « Trop tard ! Jamais peut-être ! » de « La Passante » [9] pourrait servir de leitmotiv au texte sebaldien – autant que de souvenirs du Journal de Kafka (auquel le héros doit son nom) [10] : C'est à Marienbad où Kafka et Felice Bauer ont passé, en juillet 1916, une dizaine de jours à l'hôtel Osborne-Belmoral, ce qu'Austerlitz et son amie ignorent et ce que Sebald fait semblant d'ignorer, que Marie de Verneuil convie Austerlitz pour lui porter la guérison, c'est-à-dire le libérer de ses inhibitions et de son isolement. Austerlitz apprendra bien plus tard, trop tard peut-être, la cause profonde de son échec amoureux de Marienbad le jour de son 38ième anniversaire dans la chambre 38 du Palace Hôtel : c'est que ses parents l'avaient emmené, en 1938, à Marienbad, à l'hôtel Osborne-Belmoral, immortalisé par les tragiques fiancés de Prague et de Berlin. Autrement dit, Sebald, dans sa ruse narrative, veut que ce soit au lecteur de découvrir que son héros répète à Marienbad, en 1972, sans s'en rendre compte et pour d'autres raisons historiques, le fiasco amoureux de son ancien concitoyen, le Dr. Kafka.

3.

Daß es « so weiter geht », ist die Katastrophe.
Benjamin, Zentralpark

Et c'est la même ruse narrative qui fait apparemment oublier à Sebald le fait qu'Austerlitz, en travaillant à la Bibliothèque Nationale de la rue de Richelieu, prend la relève de Walter Benjamin, lecteur emblématique de cette bibliothèque où il a passé le plus clair de son temps d'exil et où il a déposé, avant de s'enfuir à Marseille, des manuscrits appartenant au projet du livre sur les passages parisiens voire de celui sur Baudelaire. [11]

En tant que lecteur dans la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu Austerlitz est un successeur, sinon un héritier de Benjamin, lequel avait écrit dans une lettre à Horkheimer à New York, datée du 15 décembre 1939 : « Rien au monde, pour moi, ne pourrait remplacer la Bibliothèque Nationale. » [12] (Ceci afin de justifier ses hésitations à quitter Paris et accélérer ses démarches en vue d'obtenir un visa pour les Etats-Unis.) Au début de son exil parisien et de sa correspondance avec Adorno il avait exprimé, dans une lettre à ce dernier, le désir d'introduire son ami aux arcanes de la Bibliothèque Nationale : « Elle comporte, en effet, une des salles de bibliothèque les plus curieuses de la terre, et on y travaille comme dans un décor d'opéra. » [13] Juché en haut du belvédère de la tour sud-est de la Bibliothèque Mitterrand, Austerlitz qui est censé tout ignorer de sa filiation avec le lecteur Benjamin, se souvient de ses propres trouvailles de jeune lecteur, pendant l'hiver 1959, dans cette salle, abandonnée depuis au profit de la Très Grande Bibliothèque. Or, le livre Paris, ses organes, ses fonctions, sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle de Maxime Du Camp, dont sa mélancolie semble lui rappeler un passage, est un livre que Benjamin avait découvert et cité vingt ans avant Austerlitz, et le passage dont celui-ci se souvient est en vérité le fameux texte de Paul Bourget consacré à Du Camp, cité longuement par Benjamin dans son Baudelaire, ce dont ni Austerlitz, qui se souvient de cette réminiscence dans son dernier entretien avec le narrateur – lequel a lieu dans un bistrot du boulevard Auguste Blanqui – ni l'auteur ne souffle mot. [14] Si Austerlitz, dans son récit, qualifie le livre de Du Camp de « décisif pour [s]es propres travaux » (p. 337), on devine le jeu de cache-cache de Sebald lui-même : c'est sans aucun doute le texte où celui-ci a buté sur le passage relatif à Du Camp, à savoir le Baudelaire de Benjamin et plus précisément peut-être le chapitre intitulé « La Modernité » – qui a été décisif pour l'entreprise sebaldienne, Austerlitz notamment. Le récit de la vision soudaine sur le Pont-Neuf qui aurait inspiré au grand voyageur Du Camp l'idée de son monumental ouvrage y est enchâssé dans une réflexion sur la conception baudelairienne de la modernité. Au cœur de celle-ci, il y a les remarques quelque peu elliptiques, mais ô combien profondes sur « Le Cygne », poème urbain fondateur qui découvre au travers d'une pratique moderne de l'allégorie ce que Benjamin appelle « la précarité de la grande ville » [15]. Il est clair, à mon avis, que Sebald alias Austerlitz reprend à son compte les thèses que Benjamin avance à propos du Cygne. Que lui aussi pousse le soupir mélancolique : « Le vieux Paris n'est plus » (« Le Cygne », vers 7) où, comme le dit Benjamin, « la déploration de ce qui fut » va de pair avec « l'absence d'espoir pour l'avenir. » [16] Là où Baudelaire, dans Le Cygne, oppose le Paris romantique et bohème disparu grâce à l' embellissement stratégique du Préfet Haussmann au Nouveau Louvre du Second Empire, Austerlitz/Sebald oppose, photographies à l'appui, l'idyllique Bibliothèque Nationale de la rue de Richelieu à la barbare et gigantesque Pseudo-Bibliothèque du Président Mitterrand, dont le nom n'est pourtant pas prononcé dans cette amère philippique, comme celui de Napoléon III ne l'est pas dans Le Cygne. En revanche, une implication particulièrement troublante du titre Austerlitz et du nom de son protagoniste, touchant un crime collectif dont le quartier d'Austerlitz a été le théâtre sous l'occupation nazie, à savoir le crime de la persécution, de la spoliation et de la déportation des juifs, a été quasiment gommé par la construction de ce monument de la culture postmoderne. Les sarcasmes que l'auteur fait dire à Austerlitz et à un bibliothécaire qui lui révèle les dessous de cette histoire, culminent dans le résumé laconique que le traducteur français à rendu vaille que vaille : «  […] où ils sont passés, personne aujourd'hui ne veut plus le savoir, de même que toute cette histoire, au sens propre du terme, gît sous les fondations de la Très Grande Bibliothèque de notre pharaonique président, dit Lemoine. » (340) [17] Nouveau Carrousel et Nouveau Louvre chez Baudelaire, Très Grande Bibliothèque chez Sebald : deux exemples d'une architecture « pharaonique », c'est-à-dire totalitaire, servant à refouler deux crimes collectifs – la répression de 1848 à 1851 dans le cas du « Cygne », la politique antisémite du Reich et de ses collaborateurs français dans Austerlitz –, à offrir le généreux pardon culturel en donnant accès au « sanctuaire de notre patrimoine écrit » (p. 331), pour citer à l'instar d'Austerlitz lui-même, le jargon de l'éternel philistin bureaucrate. (Par le jeu des renvois internes, l'auteur nous donne à comprendre que le jargon culturel officiel d'aujourd'hui n'est pas si éloigné du style fasciste qu'on voudrait bien le croire.)

En présence d'un véritable tissu de correspondances que l'auteur d'Austerlitz élabore avec les Tableaux parisiens de Baudelaire à travers la lecture proposée par Benjamin, le lecteur avisé ne s'étonnera pas trop lorsqu'il tombera, dans la description même de la TGB, sur quelques allusions obliques au « Cygne » baudelairien :

Sur la place du Carrousel le poète – ou le « je » du poème – s'identifie à l'oiseau, « évadé de sa cage » (v. 17), exilé lui aussi en plein Paris et appelant la foudre révolutionnaire. [18] Austerlitz se met, quant à lui, dans la peau des arbres enfermés dans le rectangle formé par les quatre tours de la nouvelle Bibliothèque. Il les considère comme des victimes de l'homme, de la politique, « transplantés je ne sais comment de la forêt de Bord sur le lieu de leur exil » (330). Ce qui fait penser au « Cygne », tout comme la réflexion suivante d'Austerlitz concernant « ces arbres qui peut-être songent encore à leur patrie normande » (330), sorte de variante des beaux vers évoquant l'impuissante révolte du cygne :

Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec,

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,

Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :

« Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? » [19] (Souligné par moi, D.O.)

Si Baudelaire clôt son poème en invoquant « un vieux Souvenir qui sonne à plein souffle du cor » «  dans la forêt où mon esprit s'exile » (v. 49 sq.), Austerlitz enregistre sans pathos la chute d'oiseaux à qui la forêt exilée à l'intérieur de l'édifice abhorré a été fatale (330 sq.).

Tout bien considéré, ce qui frappe le plus dans ce rapprochement du roman de Sebald avec le Tableau parisien, c'est que le procédé sebaldien de l'allégorisation de l'architecture – auquel renvoie déjà l'image de la « déesse des temps révolus » trônant à proximité de l'impressionnante horloge de la gare d'Anvers (p. 15) – se trouve préfiguré dans une strophe célèbre du Cygne dont Benjamin choisira un hémistiche comme exergue du chapitre « Baudelaire ou les rues de Paris » du Passagen-Werk :

Paris change ! mais rien dans ma mélancolie

N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

(Vers 28-32)

Ajoutons que ce n'est sûrement pas par hasard que Austerlitz donne rendez-vous au narrateur dans un bistro Le Havane, sur le boulevard Auguste-Blanqui (qui est nommé cinq fois) pour lui faire ses ultimes confidences. C'est la rue où Blanqui avait habité à la fin de sa vie jusqu'à sa mort, Blanqui « dont le nom au son d'airain, presque effacé par la social-démocratie, a fait trembler le siècle passé » comme Benjamin constate dans ses Thèses sur le concept d'histoire que Sebald a étudiées de près. [20] Benjamin associe en plusieurs endroits de son Baudelaire et du Passagen-Werk la figure du poète à celle du révolutionnaire, le passage le plus connu étant celui qui ferme le chapitre « La Modernité » : «  […] ce qu'ils ont eu en commun va plus loin que la différence qui peut les séparer ; c'est la rogne et l'impatience, la force de l'indignation et celle de la haine. Dans une ligne célèbre, Baudelaire prend congé d'un monde où « l'action n'est pas la sœur du rêve ». Son rêve n'était pas aussi solitaire qu'il pouvait le croire. L'action de Blanqui a été la sœur du rêve de Baudelaire. Les deux sont joints, ce sont les mains jointes sur une pierre sous laquelle Napoléon III avait enterré les espérances des combattants de Juin. » [21] Sebald montre en Austerlitz un grand solitaire, ce qui l'apparente à Baudelaire et à Blanqui, comme à Benjamin lui-même, [22] un solitaire dont la force d'indignation éclate à la fin d'une vie traumatisée par l'Histoire, vouée à l'échec, échec dont il croit à tort qu'il résulterait d'une erreur personnelle [23]. La recherche d'un père dont le destin hypothétique ressemble à celui de Benjamin (« il avait […] franchi à pied les Pyrénées et disparu quelque part dans sa fuite », p. 304) va aboutir ou pas dans le silence que fait le texte après qu'Austerlitz est parti de la gare qui porte son nom vers le camp de Gurs dans les Pyrénées où son père a été jadis interné.

La fin abrupte du dernier livre de Sebald a quelque chose de bien inquiétant ; elle me fait penser au constat si lapidaire de Benjamin à propos du dernier poème des Fleurs du Mal, « Le Voyage » : « Le dernier voyage du flâneur : la Mort. Sa destination : le Nouveau. » [24] Pourtant Austerlitz, qui semble imprégné de la philosophie de l'histoire de Blanqui, auteur de L'Éternité par les astres, ne semble plus croire au Nouveau, non plus que son inventeur Sebald.



[1] Sebald est mort dans un accident de voiture peu après sa parution et après la destruction du World Trade Center, autre exemple de la mégalomanie architecturale dont il sera question ci-dessous, en décembre 2001.

[2] W. G. Sebald, Austerlitz, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2002, p. 34.

[3] Cf. Herzen cité d'après D. Oehler, Le Spleen contre l'oubli. Juin 1848, trad. G. Petitdemange/S. Cornille, Paris, Payot, 1996, p. 148.

[4] Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Paris, Mayot, 1982, p. 170.

[5] Voir mon article « Les ressources de l'allégorie : À une passante » ; in : Lectures de Baudelaire. Les Fleurs du Mal, St. Murphy (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2002, pp. 57-68.

[6] Cf. « Le Chant du Vote » : « Fais voir, en déjouant la ruse,/ « Ô République ! à ces pervers,/ Ta grande face de Méduse/ Au milieu des rouges éclairs ! »

[7] Cf. La fin du chap. XXV du Principe : "lo giudico ben questo, che sia meglio essere impetuoso che rispettivo, perché la fortuna è donna, ed è necessario volendola tener sotto, batterla e urtarla; e si vede che la si lascia più vincere da questi, che da quelli che freddamente procedono. E però sempre, come donna, è amica de giovani, perché sono meno rispettivi, più feroci, e con più audacia la comandano." Cité d'après Opere di Niccolò Machiavelli, Firenze, Niccolo Conti, 1820, vol. IV, p. 367 sq. (« Au reste, je pense qu'il vaut mieux être trop hardi que trop circonspect, parce que la fortune est d'un sexe qui ne cède qu'à la violence, et qui repousse quiconque ne sait pas oser ; aussi se déclare-t-elle plus souvent pour ceux qui sont jeunes, parce qu'ils sont hardis et entreprenants. » Le Prince, Paris, Bordas, 1986, p. 97.) Je rappelle que Baudelaire projetait un dialogue entre Machiavel et Condorcet.

[8] Le chemin de fer et la photographie sont encore trop liés à l'idéologie du progrès, au temps de Baudelaire, idéologie à laquelle le poète est allergique.

[9] Il y a aussi le regret des mots non dits dans des circonstances datées – qui novembre 1968 (p. 164), qui août 1972 (p. 256).

[10] Austerlitz est le nom du personnage qui procède à la circoncision du neveu de Kafka à Prague, ce qui est décrit dans une note du Journal du 24-12-1911.

[11] Cf. P. Missac, « Walter Benjamin in der Bibliothèque Nationale, Paris », in Neue Rundschau 1/1985, pp. 174-197. Sebald y fait allusion pourtant en citant les souvenirs nostalgiques de son héros : «  […] la salle sous coupole avec ses lampes à abat-jour vert de porcelaine, qui dispensait une lumière si agréable, si apaisante, est désaffectée, les livres sur les rayonnages se poursuivant en amphithéâtre ont été enlevés et les lecteurs naguère […] en tacite complicité avec ceux qui les avaient précédés aux pupitres distingués par leur numéro sur une petite plaque d'émail semblent s'être évaporés dans la fraîcheur de l'atmosphère feutrée. » (p. 325, soulignés par moi, D.O.)

[12] W. Benjamin, Gesammelte Briefe. Bd. VI, 1938-1940, Francfort, Suhrkamp, 2000, p. 373.

[13] Th. W. Adorno-W. Benjamin, Correspondances 1928-1940, Paris, Gallimard, 2006, p. 35 (Lettre du 9 mars 1934).

[14] Comparez les passages respectifs du Baudelaire de Benjamin (op.cit., pp. 124-5) et Austerlitz (p. 337).

[15] W. Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 121.

[16] Ibidem, p. 120.

[17] „ […] wo sie [i.e. die Besitztümer der deportierten Juden] hingekommen sind, will heute niemand mehr wissen, wie ja überhaupt die ganze Geschichte im wahrsten Wortsinn begraben ist unter den Fundamenten der Grande Bibliothèque unseres pharaonischen Präsidenten." (W.G. Sebald, Austerlitz, Francfort, Fischer Taschenbuch, 2003, p. 409) Y aurait-t-il là allusion aux complicités du Président avec les acteurs de Vichy? Je pense que Mitterrand n'est pas seul mis en cause.

[18] Cf. Ma propre lecture du « Cygne » : « Ein hermetischer Sozialist. Zur Baudelaire-Kontroverse zwischen Walter Benjamin und Bert Brecht », ds : Diskussion Deutsch 26/1975, pp. 569-584 (reproduit dans: H. Engelhardt/D. Mettler (éds.), Baudelaire. Die Blumen des Bösen, Francfort, Suhrkamp, 1988, pp. 215-275.

[19] Baudelaire, Œuvres complètes I, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, La Pléiade,1975, p. 86.

[20] J'ai traduit moi-même l'extrait de la douzième thèse de Benjamin. Sur les lectures benjaminiennes de Sebald : voir Ben Hutchinson, W. G. Sebald : Die dialektische Imagination, Berlin, de Gruyter, 2009, pp. 35-56. D'ailleurs Blanqui était de ceux qui avaient comparé la mégalomanie urbanistique de Napoléon III à celle des Pharaons, ce que Benjamin a bien enregistré dans la section Haussmannisation, Combats de barricades du Passagen-Werk : « Quand le bâtiment va, tout va, dit un adage populaire, passé à l'état d'axiome économique. A ce compte, cent pyramides de Chéops montant ensemble vers la nue, attesteraient un débordement de vitalité. Singulier calcul. » (A. Blanqui cité dans le Passagen-Werk, Gesammelte Schriften, Bd. V.2, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1982, p. 205. )

[21] Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 144 sq.

[22] Ce n'est pas par hasard si Benjamin insiste sur « La solitude de Baudelaire et la solitude de Blanqui » (p. 229), il la connaît bien lui-même, surtout depuis 1933.

[23] « À un quelconque moment dans le passé […] j'ai commis une erreur et je me retrouve maintenant dans une vie qui n'est pas la bonne », se dit Austerlitz au moment même où il est le plus proche de la passante tant désirée (p. 252).

[24] Cf. W. Benjamin, Das Passagen-Werk, op. cit., p. 1246.




POUR CITER CET ARTICLE

Dolf Oehler, « Hallucinations et allégories : W. G. Sebald se souvient de W. Benjamin lecteur de Paris. À propos d'Austerlitz  », Le Texte étranger   [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/oehler.html