DEPUIS les années 1990, des espaces publics ont été financés un peu partout dans le cadre de projets de réaménagement
urbain, dans le sillage du développement de l'art public dans les années 1980. En vue des Jeux Olympiques de 1992, la ville de Barcelone
avait créé ou réhabilité plus d'une centaine d'espaces publics, dont une grande partie se situent dans des quartiers
résidentiels. Mais depuis cette époque, le régime de planification progressiste de la municipalité s'est vu supplanter par un
modèle soumis à la loi du marché, ce qui a donné naissance, par exemple, à la nouvelle zone commerciale chic de Diagonal Mar –
qui comprend un complexe d'immeubles de grande hauteur protégé par une enceinte et abrite le plus grand centre commercial de la
Méditerranée occidentale. On pourrait aisément regretter la disparition d'une sphère publique où, il fut un temps, le peuple
débattait librement des questions d'intérêt public. Une telle vision reste toutefois illusoire, car les espaces publics modernes sont
l'héritage du XIXe siècle : le domaine public était alors structuré par des places et des perspectives grandioses, et les
bâtiments et les monuments publics étaient destinés à convaincre le citoyen du pouvoir de l'élite dirigeante. Ce n'est qu'en
période d'insurrection que ces espaces devenaient réellement des lieux d'autodétermination sociale. L'idée d'une sphère
publique où les membres décident de l'organisation et des valeurs de la société n'en demeure pas moins une visée
intéressante.
Il est donc nécessaire de distinguer le concept de sphère publique à la fois du domaine public et des espaces publics. Par domaine
public, j'entends les structures institutionnelles régissant la politique et les processus décisionnels au sein des instances dirigeantes,
des professions libérales et du monde des affaires. Ce qui relève du domaine public s'inscrit dans des bâtiments à l'architecture
en général grandiose, lesquels dominent habituellement les centres-villes, et investit les lieux de pouvoir et les quartiers d'affaires.
J'inclus les quartiers d'affaires dans cette catégorie (souvent considérés comme ayant des fonctions plus administratives que
commerciales), car c'est là que se trouve de plus en plus le véritable pouvoir depuis le XIXème siècle et surtout à l'ère
de la mondialisation. Dans les villes, sont considérées comme espaces publics les places et les larges avenues qui relient et entourent les
bâtiments dans lesquels s'inscrit ce qui relève du domaine public. Au XIXème siècle, ces espaces étaient des zones
marquées par la domination masculine. C'est toujours le cas de nos jours, mais dans une moindre mesure depuis que les femmes contestent leur
exclusion initiale de la vie publique. Cependant, et jusque récemment, les espaces publics étaient encore ouverts à de nombreux usages
publics, y compris les manifestations. De nos jours, ces espaces connaissent une privatisation croissante et se transforment en enceintes commerciales.
Or, s'il est nécessaire de justifier l'empiétement du privé sur l'espace public, dès lors que la vie privée alimente la
téléréalité, les catégories du public et du privé deviennent néanmoins floues. Zygmunt Bauman estime que « la
colonisation de la sphère publique par des questions précédemment classées comme privées ...» [1] marque la fin du politique, fin liée à l'évidement du sens à l'œuvre au sein
des espaces publics. La notion même de ce qui est public se trouve supplantée par l'individualisme. Par conséquent, les citoyens sont de
fait « dépouillés de l'armure protectrice que leur conférait leur citoyenneté et expropriés de leurs compétences et
de leurs intérêts citoyens. » [2] Dans le même temps, l'État-Nation qui
autrefois régulait le commerce privé dans l'intérêt général est dépassé par le capital globalisé, lequel
ne connaît ni frontières nationales ni intérêts publics. Dans ces conditions, Bauman affirme que la théorie critique se doit
« de défendre le domaine public en voie de disparition, ou plutôt de remeubler et repeupler l'espace public qui se vide à
toute allure en raison d'une double désertion : la défection du 'citoyen intéressé', et la fuite du pouvoir véritable
dans (...) [ce qui peut] être décrit comme (...) 'l'espace intersidéral' ». [3]
Bien que je respecte la théorie de Bauman, je dirais pour ma part que la théorie critique se doit de créer une sphère publique
où les citoyens interagissent entre eux et où se pratique la démocratie directe. Comme le remarque le critique architectural Martin
Pawley : « (...) alors que tels des pygmées, nous effectuons nos premiers pas en traversant les vastes espaces publics que nous ont
légués les urbanistes des XIXe et XXe siècles, nous pouvons méditer sur (...) la force de décompression qui fut jadis
nécessaire à la création de tels [sites] tentaculaires (...) » [4] Selon Pawley,
les nouveaux moyens de communication ont rendu l'espace urbain obsolète : « A l'avenir, la population de la planète tout
entière pourrait accéder à une conscience mondiale réciproque via un réseau de quatre milliards de tubes d'un
diamètre de 300 atomes – à savoir le « diamètre d'ouverture » requis par les systèmes informatiques à
fibres optiques de demain. » [5]
Il serait facile de ravaler la sphère publique au rang de fantasme démodé, mais je tiens à poser la question
suivante : que pouvons-nous encore sauvegarder? Mais avant d'y répondre, je me propose d'étudier trois espaces publics urbains qui
me permettront d'interroger les catégories du public et du privé.
Trois cas
Paley Park à Manhattan est un petit parc urbain à l'aménagement paysager alliant le végétal et le bâti qui comprend une
pièce d'eau, plusieurs niveaux ainsi que des tables et des chaises mobiles. Il s'agit d'une propriété privée marquée par la
présence discrète d'agents de sécurité. Un petit comptoir propose du café et des bagels. Pour William Holly White, Paley Park
fut l'un des espaces publics de New York les plus densément fréquentés dans les années 1970. Il explique une telle réussite
par la variété des paysages et à la mise à disposition de sièges mobiles : les gens peuvent en effet s'y asseoir
seuls ou en groupes, lire ou discuter, et peuvent déplacer les chaises à leur gré (pour s'approprier l'espace d'un point de vue
psychologique). Cet espace public présente par ailleurs certaines caractéristiques propres à l'espace domestique, tout en autorisant la
compagnie d'étrangers, d'où son succès.
Les balcons qui surplombent les rues étroites d'une ancienne ville comme Barcelone sont des espaces privés qui prolongent l'intérieur
domestique de l'appartement. Ces balcons donnent néanmoins sur la rue, elle-même publique : on peut observer la vie de la rue, sans
s'y trouver soi-même, et engager une conversation avec un voisin de l'immeuble d'en face. C'est aussi sur le balcon que l'on trouve les cages
à oiseaux, les bidons d'huile ou le linge qui sèche. Ce lieu transgresse ainsi à la fois l'espace domestique et l'espace public.
Cependant, les balcons ont été bannis du plan de réaménagement du quartier d'El Raval : les bâtiments nouveaux
construits entre les anciens alignent leurs façades propres et blanches qui rappellent davantage celles d'une ville du nord que d'un port de la
Méditerranée.
À Madrid, la gare d'Atocha fut construite au XIXe siècle, puis réaménagée à la fin du XXe siècle pour devenir à
la fois un espace public et un jardin botanique. Cet espace fait toujours partie de la gare, mais des voies ferrées destinées aux trains
à grande vitesse et de nouveaux dispositifs de sécurité ont été aménagés dans un nouveau hangar ultra moderne. Au
XIXe siècle, les gares symbolisaient la modernité : elles donnaient accès à la mobilité et rendaient possibles les
déplacements migratoires. Aujourd'hui la salle en brique rouge surplombée d'une verrière est remplie de palmiers et de plantes
tropicales ; des tortues nagent dans ses bassins. On y trouve des bancs et des cafés où les gens peuvent s'attarder avant le départ. Les
conversations des passagers en partance avec ceux qui restent sont essentiellement privées, mais elles ont lieu en public. Comme à Paley
Park, les espaces publics accueillent des actes qui relèvent de la sphère privée, indépendamment des conditions de
propriété et de réglementation fixées par l'Etat. Cet aspect informel est peut-être l'une des caractéristiques
fondamentales de l'espace urbain et de son occupation : il faudrait donc accepter l'idée que, dans les villes, une partie de la vie
privée se déroule en public, du fait de cette particularité urbaine qu'est l'anonymat.
Une sphère publique ?
De nos jours, les liens interindividuels traversent la ville tout entière. Ils se prolongent même à un niveau global, et non plus local. [6] C'est pourquoi le sentiment d'appartenance à un quartier est de moins en moins lié à
quelque ancrage dans une communauté, ce qui laisse un vide que l'urbanisme moderne ne comble pas. Une sphère publique ne requiert pas
d'espace bâti : et quand bien même ce serait le cas, il s'agirait de toute façon d'un lieu aux frontières mouvantes et en
perpétuelle renégociation. Mais quel est sujet qui occupe une sphère publique fluctuante ? Voilà qu'apparaît ici une
nouvelle contradiction opposant le sujet unifié de la modernité construit par l'humanisme libéral et le sujet fluctuant de la
postmodernité.
Le sujet moderne apparait au XVIe siècle. Comme l'affirme Catherine Belsey dans son étude sur les débuts du théâtre moderne,
l'avant-scène est le cadre propre au sujet qui « prétend être l'auteur autonome et unifié de ses propres choix (...) [et
la source] (...) de son propre discours. » [7] Ce sujet apparaît en Angleterre à
l'occasion de polémiques portant sur le pouvoir du monarque et de ses sujets, mais il n'est pas entièrement libre. Le monde est
désenchanté dans la mesure où le sujet n'est plus gouverné par des forces surnaturelles, alors que le pouvoir se trouve
remythifié au sein du corps social. [8] La délégation du pouvoir à l'État a des
conséquences non démocratiques, même si l'humanisme libéral apporte « l'autonomie au sujet » et
délègue « le contrôle au corps social. » [9] Cependant, lorsque
l'allégeance au corps social est contestée, la dissidence devient dissidence vis-à-vis du corps social même. Qui plus est, si la
propriété devient l'attribut du sujet actif, « (...) le système économique qui promeut l'autonomie du sujet » repose
sur un « conflit d'intérêts économiques qui conduit à une nouvelle forme d'instabilité. » [10] Conflit, vengeance et instabilité furent les thèmes dominants des débuts du
théâtre moderne, mettant le conflit à distance sur un plan esthétique pour préserver l'image d'une société unie,
maîtrisant sa propre destinée. Ce n'est que vers la fin de cette période qu'apparut une sphère publique – dans les cafés et
les clubs.
À Londres, la diffusion des pamphlets dans les cafés joua un rôle essentiel dans l'évolution politique dans les années 1680.
À son tour, le café devint le lieu de rencontre de ceux qui cherchaient à façonner le corps politique. En 1700, Londres en comptait
plus de deux mille. [11] Jane Rendell les désigne comme des « arènes où se
pratiquaient la polémique, la liberté d'expression et le radicalisme politique pendant et après les réformes politiques de
1688 », symboles « d''autonomie et d'indépendance. » [12] Ces
cafés demeuraient cependant des domaines réservés aux hommes. A ce titre, ils firent même l'objet d'une pétition en 1674, dans
laquelle les femmes affirmaient que « le café rendait les hommes aussi stériles que le désert d'où vient, dit-on, cette
malheureuse baie. » [13] En 1675, Charles II demanda leur suppression, arguant qu'ils servaient
de lieux de rencontre aux esprits fâcheux. Pour Richard Sennett, cependant, ce sont des lieux où s'échangeaient des informations
plutôt que des idées politiques : « Le bavardage constituait le principal moyen d'obtenir des informations sur
l'état des routes, sur ce qui se passe en ville, ou sur les affaires. » [14] Si les
différences de classe demeuraient évidentes dans l'habillement ou la diction, elles étaient masquées par une façon de parler
spécifique : « (...) le débit régulier des longues périodes, les expressions descriptives et familières
que tout le monde avait déjà entendues étaient à nouveau convoquées (…). La langue des cafés
constitue un cas exceptionnel. Il s'agit d'une manière de parler indépendante (…) des symboles que sont le rang, les origines sociales,
le goût, tous aisément identifiables. » [15] Une certaine formalité discursive
persistait dans les clubs dont les membres se limitaient toutefois aux classes supérieures. Ils siégeaient dans des salles visibles depuis la
rue, ce qui autorisait le public à observer leurs échanges verbaux. Ils organisaient cependant des paris dans les sous-sols. Les cafés
et les clubs n'en demeurent pas moins intéresants : ils accueillaient en effet une collectivité au sein de locaux privés
où les hommes se retrouvaient hors du cadre familial, comme s'ils étaient en public. La mixité sociale demeurait toutefois
limitée : une fois à l'extérieur des café, les différences sociales reprenaient leurs droits. Cependant, le domaine
public institutionnel des XVIIIe et XIXe siècles donnait lieu à des débats d'un genre moins politique, essentiellement limités aux
questions d'expertise professionnelle.
Espaces publics / Sphères publiques
Il n'existe aucune preuve que les espaces publics aient jamais été des lieux d'activité discursive. Dans la ville bourgeoise, et dans
ses formes résiduelles aujourd'hui, on trouve des sites accueillant des monuments publics qui ont été conçus comme des dispositifs
de contrôle. Un malentendu historique associe le concept de sphère publique avec un domaine public, matérialisé par les espaces
publics, tout en invoquant un dualisme public-privé dont les exemples cités ci-dessus montrent les limites.
Au départ, la sphère privée délimitait la frontière entre propriété privée et vie familiale au sein de la
maison. Dans la ville bourgeoise, la sphère privée est devenue propriété privée, et c'est sous cette forme qu'elle
empiète aujourd'hui sur les espaces publics. La sphère publique est le domaine du non-privé. Même si l'émergence de la
sphère privée découlait initialement d'une nécessaire redistribution des espaces, hors des liens de la vie familiale (ou rurale),
elle a fini par incarner un site idéalisé sur lequel on projetait une vision métaphorique de la société. Selon Hannah Arendt,
la sphère publique joue un rôle particulier : c'est dans ce cadre que les gens accèdent à une pleine conscience
d'eux-mêmes et de la réalité attestée par les perceptions des autres. [16] Arendt
définit le terme public comme étant un lieu où :
... tout ce qui paraît ... peut être vu et entendu de tous, et jouit de la plus grande publicité possible. Pour nous l'apparence…
constitue la réalité. Comparées à la force que confèrent la vue et l'ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les
passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d'ombres tant qu'elles ne sont pas transformées
(arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. [17]
Arendt précise plus bas que le sentiment le plus intime, une douleur physique intense, prive le sujet d'une forme digne d'apparaître en
public, et donc « de notre sens du réel ... » [18] Mais ceci s'explique par une
spécificité historique – l'exclusion des Juifs de la vie publique en Allemagne servit de préalable à leur
anéantissement :
… Parce que notre sens du réel dépend entièrement de l'apparence, et donc de l'existence d'un domaine public où les choses
peuvent apparaître en échappant aux ténèbres de la vie cachée, le crépuscule lui-même qui baigne notre vie
privée, notre vie intime, est un reflet de lumière crue du domaine public. [19]
Cela va au-delà de l'exclusion des intérêts privés (ceux liés, par exemple, au fait de gagner sa vie) du débat public, et
cela est nourri par la lecture que fait Arendt de la polis grecque, au sein de laquelle la détermination des actions
collectives d'une société s'effectuait en public.
Dans un commentaire critique sur la pensée politique de Hannah Arendt, Kimberley Curtis résume la position d'Arendt comme suit : le
refus de la liberté politique « pourrait tout aussi bien saper notre capacité à accéder à une liberté
intérieure. » [20] L'oblitération d'un imaginaire de la liberté découlerait
de fait de la privation des libertés matérielles, engendrant une amnésie sans retour possible. Pour Hannah Arendt, le domaine public est
donc le seul espace où un sujet mature peut se constituer dans le partage des perceptions et au travers de rencontres imprévues.
Curtis mentionne que « dans l'éclatante lumière générée par la présence de tous comme témoins, le choc de
l'improbable peut être ressenti collectivement (...) la capacité d'enregistrer l'impact fondamental de l'existence qui n'apparaît que
face à la présence provocante, voire intrusive des autres. » [21] Elle reconnaît
que le sens du réel peut se développer autrement, mais,
...l'essence même de la sphère publique est d'éveiller la pulsion de liberté et de la laisser rayonner (et c'est ce qu'elle fait),
contrairement à d'autres formes d'existence sociale et d'expérience privée, comme domaine ouvert et étendu de la
pluralité humaine. En tant que tel, elle offre un espace dans lequel les évènements et les développements indépendants,
nouveaux et incertains peuvent être mis en relation, espace dans lequel ceux qui partagent le monde public peuvent exercer leur jugement, et
où peut naître le sens. [22]
Cependant, ce serait se fourvoyer que d'établir une comparaison sans nuance entre la sphère publique, ou le domaine public, et un espace
archaïque comme l'agora. Premièrement, comme le note Sennett, il se passait beaucoup de choses en même temps sur l'agora, sans qu'aucune
voix ne domine ; c'était un marché et un lieu de cérémonies entouré de bâtiments publics dans lesquels les
hommes mangeaient, discutaient, et conversaient avec leurs connaissances. Deuxièmement, même si l'on s'y mélangeait sans
formalités, précise encore Sennett, la plupart des cérémonies et des événements politiques « demeuraient
interdits à l'immense population d'esclaves et d'étrangers sur laquelle reposait l'économie... » [23] Il en conclut que seuls pouvaient participer à la vie politique entre cinq et dix pour cent des
habitants d'Athènes, parmi lesquels figuraient l'ensemble des hommes possédant au moins un talent d'argent (soit l'équivalent de mille
journées de travail pour un ouvrier). C'est donc, semble-t-il, un bien piètre modèle pour définir une sphère publique moderne,
ou postmoderne. Mais si de nos jours, comme le fait valoir Ali Madanipour, « la tension constante entre relations publiques et relations
privées remodèle sans cesse les contours de l'espace urbain », [24] l'utilisation
même d'un modèle pour la sphère publique est peut-être inadapté en soi. Imperturbable, Madanipour
poursuit : « les urbanistes peuvent jouer un rôle important dans l'élaboration d'une sphère publique qui assure la
médiation et la promotion d'une relation civilisée » [25] entre les intérêts
privés et les besoins collectifs. Je ne suis pas sûr pour ma part que ce soit le cas, mais le dualisme public-privé ne nous est ici
d'aucun secours. Une formulation tripartite public-privé-domestique permettrait de différencier le personnel (le privé et la vie intime)
du privé (droit de propriété), ce qui soulève dès lors une autre question : est-il possible d'accéder à la
liberté à laquelle renvoie implicitement une sphère publique notionnelle, ou bien n'est-ce possible que dans certaines conditions,
à savoir à l'intérieur de la sphère individuelle de la vie intime?
Une telle catégorie de l'espace intime peut sembler relever de l'idiosyncrasie. Cependant, j'y vois plus que le simple domaine de la chambre
à coucher. Cette catégorie comprend tous les espaces où une activité d'ordre personnel permet de redéfinir les valeurs
associées à un espace donné ; ce qui peut varier en fonction de l'expérience individuelle de chacun, et des strates de
significations, présentes et passées, qui s'y superposent. L'espace intime est toujours un palimpseste, ce qui n'a jamais rien d'évident
pour un observateur en position de pouvoir. Et dans certaines conditions, comme des circonstances extrêmes, ou des situations de rupture sociale,
cet aspect devient d'autant plus cohérent que les significations attribuées à ces espaces par les structures de pouvoir (domaine public)
perdent de leur crédibilité, ce qui limite les possibilités d'intrusion dudit pouvoir.
Une sphère de l'intime ?
Dans un essai daté de 1945 sur la littérature française à l'époque de l'occupation allemande, [26] Herbert Marcuse soutient que, dans ces conditions, la liberté ne s'exprime pas au travers des
écrits politiques, mais d'une littérature de l'intime – dans les poèmes d'amour et les romans romantiques. Il cite les poèmes de
Paul Eluard et le roman Aurélien de Louis Aragon. Eluard et d'Aragon furent, bien sûr, des écrivains politiquement
engagés, impliqués dans le Surréalisme et ses relations ambivalentes avec le Parti communiste français ; tous deux
rejoignirent la Résistance, Aragon à Vichy et Eluard en zone occupée. Comme pour prouver l'importance politique de la poésie, des
exemplaires du poème Liberté d'Eluard imprimés à cet effet furent parachutés sur les villes françaises par la
RAF, [27] et les sept poèmes d'amour en guerre (dédiés à Aragon sous son nom
de résistant François la Colère) furent publiés clandestinement. Le traducteur Gilbert Bowen interprète Liberté
comme un poème d'amour adressé à une femme dont le nom est évoqué à maintes reprises par le poète, mais qui n'est
pas dévoilé avant à la dernière ligne, preuve du lien « entre le lyrisme personnel d'Eluard et son engagement
politique. » [28] Stuart Kendall affirme que les écoliers français apprennent encore Liberté par cœur. [29] Cette vision imaginaire d'une existence facile et heureuse,
laquelle tranche radicalement avec la vie imposée par la situation politique, donne un aperçu de la part de liberté qui subsiste sous un
régime totalitaire. Cependant, Marcuse cite également le poème de Charles Baudelaire « L'invitation au voyage » et interprète l'image de « Luxe, calme et volupté » comme
la promesse d'une vie emplie de joie. [30] Eluard renouvela son adhésion au Parti communiste en
1942. Il en resta membre jusqu'à sa mort, dix ans plus tard, ce qui indique qu'il ne rejetait pas la politique. Pourtant la lecture que fait
Marcuse d'une littérature marquée par le retrait poétique dans un royaume imaginaire où règne le bonheur n'est nullement
apolitique, notamment lorsque le politique s'aligne sur le personnel.
Marcuse présente L'invitation au voyage de Baudelaire comme un refus de l'empire bourgeois et parisien des années 1850, comme
« l'utopie d'une véritable libération. » [31] Marcuse conclut que
« l'amour, en tant que forme artistique, devient un a priori politique. » [32] Il
écrit :
La sensualité en tant que style (…) exprime une protestation individuelle contre la répression de l'ordre public. L'amour sensuel donne
une « promesse du bonheur » qui préserve l'intégralité du contenu matérialiste de la liberté et se
révolte contre toute tentative visant à canaliser ce « bonheur » pour le rendre compatible avec l'ordre de la
répression. [33]
Chez Baudelaire, la qualité du son et du rythme, y compris les pauses, sont des instruments du sens. C'est le lieu d'une réalité
sensuelle comme refus de la réalité grise et sans vie du capital.
Marcuse cite Les sept poèmes d'amour en guerre d'Eluard pour affirmer que « l'amour et la liberté sont
indissociables » [34] tandis que ce n'est qu'en tant que condition préalable à la
réalisation de la « promesse du bonheur » [35] que le contenu de l'œuvre est
résistance. Marcuse ajoute que la langue de la poésie de la Résistance ravive les formes traditionnelles tel « le vocabulaire
classique de l'amour (...) », [36] agissant comme une nécessaire rupture par rapport au
discours de la vie ordinaire dans une période dominée par la terreur, mise à distance rendue possible grâce à la nature
inhabituelle du vers classique. Et de poursuivre :
Aragon lui-même a expliqué le retour à des règles classiques par la nécessité de sauver la langue de
l'anéantissement total... L'opposition artistique ne peut pas parler la langue de l'ennemi, mais doit contredire (...) cette langue, comme ce
qu'elle véhicule. Le système de versification classique (...) a peut-être préservé plus directement « l'ordre de la
beauté », immédiat et sensuel, la « promesse du bonheur ». [37]
Tout cela se trouve mis en relief dès lors que la rime transgresse la structure des phrases. Dans de tels dispositifs formels, la langue
poétique affirme son étrangeté par rapport à « la langue du capitalisme monopolistique. » [38]
Dans la dernière partie de son texte, Marcuse examine Aurélien, roman d'Aragon publié en 1945, et l'inscrit dans la
lignée du genre épique (Gesellschaftsroman), lequel traduit la substance d'une époque et d'une société. Je ne peux
pas développer ce point ici, mais l'analyse qu'effectue Marcuse de la poésie amoureuse française du début des années 1940,
remontant le fil du bonheur baudelairien, indique un axe personnel-politique distinct d'une littérature ouvertement politique, mais en
fin de compte plus libérateur. Aspect crucial de ce texte qui souligne l'effondrement du dualisme personnel-politique et de l'opposition
public-privé telle qu'analysée plus haut.
Marcuse en déduit que le langage politique est étranger à celui de l'amour, hostile à la « promesse du
bonheur » qui est le lieu d'une véritable vision utopique. Ce qui n'est pas non plus tout à fait exagéré. Je citerai pour
conclure les souvenirs de Julia Kristeva à propos de 1968 :
... la libération du comportement social fut une expérience fondamentale de 68. Le sexe de groupe, le haschich, etc., furent vécus comme
une révolte contre la morale bourgeoise et les valeurs familiales. ...) Ce mouvement ne peut qu'être décrit comme politique parce qu'il
commença par frapper sauvagement au cœur même de la conception traditionnelle de l'amour. [39]
Plus loin dans la même interview, Kristeva décrit Mai 68 comme « un mouvement mondial qui contribua à une réorganisation sans
précédent de la vie privée. » [40] Tel était son héritage, puis elle
ajoute que « la jouissance infinie de chacun à l'intersection du bonheur pour tous ... N'est-ce pas justement cela, le
sacré ? » [41] Alors, « C'est précisément parce que c'est une
entreprise intrinsèquement impossible que nous parviendrons à la jouissance dans une société répressive, mais à condition
que nous ne cessions d'en perturber l'ordre avec ferveur. » [42] On est loin ici de la
sphère publique, mais Kristeva imagine une interruption de la routine qui laisse entrevoir une vie meilleure, car plus joyeuse. Il n'est donc pas
surprenant que l'amour libre soit pratiqué dans les communautés radicales. Une société nouvelle émerge en ces
lieux : public et privé deviennent des catégories inutiles. Qui plus est, la création de nouveaux espaces publics est au mieux
hors de propos, et le plus souvent rien de plus qu'un vernis culturel destiné à masquer un consumérisme mondialisé.
Traduction française de
Sylvie Bertin
[1]
Zygmunt BAUMAN, Liquid Modernity, Cambridge, Polity, 2000, p.70.
[4]
PAWLEY, Terminal Architecture, London, Reaktion,1995, p. 155.
[6]
Martin ALBROW, "Travelling beyond local cultures: socioscapes in a global city", in John EADE, ed. Living the Global City: Globalisation as Local Process, London, Routledge, 1997, pp. 37-55.
[7]
Catherine BELSEY, The Subject of Tragedy : identity and difference in Renaissance drama, London, Routledge, 1985, p.
149.
[8]
Teodor W.ADORNO et Max HORKHEIMER, Dialectic of Enlightenment, London, Verso, 1997, [first published as Dialektik der Aufklarung, New York, Social Studies Association, 1944]
[9]
BELSEY, op.cit., p. 125.
[11]
Jane RENDELL, The Pursuit of Pleasure : gender, space and architecture in Regency London, London, Athlone, 2002, p.
66.
[12]
Ibid.
; voir aussi Peter STALLYBRAS et Alison WHITE, The politics and Poetics of Transgression, London, Methuen, 1986.
[13]
URL: www.portcities.org.uk/londin/server/show/ConNarrative.128/Coffee-houses
[14]
Richard SENNETT, Flesh and Stone, London, Faber and Faber, 1995, p. 345.
[15]
SENNETT, The Fall of Public Man, New York, Norton, 1992, p. 82 [first published , New York, Alfred KNOPF, 1976
[16]
Hannah ARENDT, Condition de l'homme moderne, traduction de l'anglais par Georges Fradier, Agora, Calmann-Levy, 1961 et 1983, p.
90 [titre original The Human Condition]
[20]
Kimberley CURTIS, Our Sense of the Real: Aesthetic Experience and Arendtian Politics, Ithaca (NY), Cornell University Press,
1999, p. 73
[23]
SENNETT, op.cit., 1995, p. 52
[24]
Ali MADANIPOUR, Public and Private Spaces of the City, London, Routledge, 2003, p. 217
[26]
Herbert MARCUSE, 'Some Remarks on Aragon : Art and Politics in the Totalitarian Era', in Technology, War and Facism,
Collected Papers vol.1, London, Routledge, 1998, pp. 199-214
[27]
Paul ELUARD, Selected Poems, London, John Calder, 1987, p. 16
[29]
Stuart KENDALL, Paul Eluard, Love, Poetry, Boston, Black Widow Press, 2007, p. 14
[30]
Douglas KELLNER, 'Marcuse, Art and Liberation' in Herbert MARCUSE, Art and Liberation, Collected Papers, vol. 4, London,
Routledge, 2007, p. 35
[31]
MARCUSE, op.cit., p. 204.
[39]
Julia KRISTEVA, Revolt, she said, Los Angeles, Semiotext(e), 2002, p. 19.
POUR CITER CET ARTICLE
Malcom Miles, « Intimacy and Publicity : Productions of a Political Self », Le Texte étranger [en ligne],
n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/miles.html
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