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« Aber offline bin ich zuhause » : L'exterritorialité de l'intime dans le théâtre de René Pollesch

Christian Klein

Université Paris Ouest Nanterre La Défense

RENÉ Pollesch, né en 1962, a été formé, de 1983 à 1989, à l'Institut d'Etudes Théâtrales Appliquées de Giessen, chez Andrej Wirth et Hans-Thies Lehmann. Après avoir travaillé comme auteur et dramaturge à Lucerne en Suisse, au Deutsches Schaupielhaus de Hambourg, il s'installe à Berlin en 2001 dans une petite salle de la Volksbühne, le Prater, en plein Prenzlauer Berg, devenu depuis la chute du Mur un quartier branché à l'est de la ville. Il écrit et monte, avec un énorme succès, un impressionnant nombre de « textes » pour le théâtre. Il invente un langage, un style, un espace inhabituels. La critique le considère comme l'auteur « politique » moderne sur la globalisation. En 2001, puis de nouveau en 2006, il reçoit le Prix de Mühlheim décerné au meilleur auteur dramatique de l'année, en 2002 il est plébiscité par les critiques dans la revue Theater Heute.

René Pollesch prend son inspiration dans la lecture d'ouvrages sur l'urbanisme, le néolibéralisme, la simulation des besoins (Baudrillard), les gender studies (Judith Butler) dont il intègre les analyses et le vocabulaire dans des textes théâtraux qui sont confiés à un groupe d'acteurs, le plus souvent trois actrices. Ces textes traitent de ce que le sociologue américain Richard Sennett appelle « la nouvelle culture du capitalisme », en particulier les formes et les conséquences d'une flexibilité imposée, la perte d'une culture d'entreprise, la dissociation entre le travail et sa reconnaissance sociale, le découplage entre les compétences humaines et les tâches confiées, etc. [1]

1. Le Diskurstheater de Pollesch

Le théâtre imaginé par Pollesch construit un nouveau territoire qui rend compte de la déconstruction du sujet dans l'espace-temps de la New Economy ponctué par des micro-situations dont la réalité dérive vers le surréel.

Il n'y a pas de passé, pas de psychologie, pas d'action, pas d'évolution, mais une situation. Les acteurs polleschiens ne jouent pas de « rôles », ils ne sont pas au service d'une lecture du metteur en scène et ne se confondent pas avec des personnages. Ils disent un texte auquel ils ont collaboré, et qui traitent de situations qu'ils connaissent. « Les métiers artistiques, commente Pollesch, sont paradigmatiques des nouvelles conditions de flexibilité du travail ». [2] Ou encore: « Nous voulons parler de l'artiste comme objet exemplaire des relations néolibérales. On nous demande d'être très flexible dans le travail ». [3] L'artiste, insiste Pollesch, est contraint à l'autoexploitation. Le jeu et la diction des acteurs est en rupture totale avec ce que Pollesch caractérise comme « le théâtre conventionnel ». Il ne s'agit pas de dialogue, mais d'un texte théâtral, souvent d'une banalité apparente, qui est réparti entre plusieurs voix selon une partition musicale, avec des répétitions, des variations, des croisements de thèmes.

Les répliques fusent sur un ton monocorde, sans pause ni intonation affective. Il s'agit ainsi, explique Pollesch, de « déhiérarchiser » la parole et d'empêcher l'expression de sentiments joués et inauthentiques. [4]

À intervalles irréguliers les acteurs/actrices crient un mot au milieu d'une phrase ou une séquence brève. Pollesch définit lui-même ces « cris » stridents, qui excèdent la force vocale des actrices et agressent l'ouïe des spectateurs, comme « l'expression bruyante » tout à la fois d'un « malaise », de la « colère », « d'une prise de conscience » et d'un « désespoir ». [5] Il s'agit, ajoute-t-il, d'une quête collective d'orientation par le texte. [6] « Je fais un théâtre de discours ». [7]

2. Critique sociale: Destruction de la privacy

Nous nous intéresserons ici à sa trilogie Heidi Hoh (1998-2001), par laquelle il s'est fait rapidement connaître. [8] La trilogie installe une jeune femme, Heidi Hoh, qui travaille depuis plusieurs années « à la maison ». Elle y vit et y travaille au point de ne plus distinguer entre la sphère privée et l'espace public. Heidi Hoh reçoit deux amies chez elle. La discussion s'engage sur la nature de cet espace « clos », qui reste indéterminé, entre chez soi et bureau :

C : C'est ÇA chez toi ?

N [9] : Oui.

C : Tu es sûre?

N : Je crois bien, regarde toi-même, oui.

[…]

T : Elle est online.

[…]

C : Tu es online. Bon, d'accord, mais tu n'es pas à la maison ?

N : Si j'y suis.

C : TU N'ES PAS CHEZ TOI.

N : Comme tu veux. Alors je n'y suis pas. Mais je suis OFFLINE chez moi. […]

(HH1)

Le jeu des questions et des réponses, en apparence banal, fait apparaître une résistance de la situation, qui tout à la fois est ET n'est pas un chez soi, online/offline. Les deux interlocutrices, C et T, tour à tour se donnent une réplique, qui est reprise (Elle est online, tu es online), approuvée, puis remise violemment en cause (elle crie: TU N'ES PAS CHEZ TOI). Les réponses de Heidi tour à tour confirment ou réfutent, de sorte que la situation ne se clarifie pas. Du moins en apparence. Car

C : Ça ressemble à une filiale de Daimler-Chrysler […]

T : On dirait que Daimler-Chrysler est ici chez lui.

C : On dirait que tu es revenue à ton travail traditionnel.

N : Lequel?

C : On dirait que tu es revenue à ton fourneau ou quelque chose comme ça.

N : Bon, d'accord, mais je n'y suis pas. Il n'y a pas de fourneau. (HH1)

La discussion creuse le paradoxe. Le déni répété de Heidi (JE NE SUIS PAS UNE FEMME AU FOYER) se heurte au scepticisme. L'Entreprise « a déménagé » pour venir s'installer chez elle. Il y a externalisation (outsourcing) de la femme au foyer. [10]

C : Depuis quand habites-tu ici ?

N : C'est allé si vite, j'en ai aucune idée. Il n'y a pas longtemps j'étais encore dans un bureau. Et puis j'ai dû déménager.

C : Où ça?

N : De mon bureau chez moi ou l'inverse.

C : Mais c'est UN SEUL ET MÊME lieu.

N : Bon, d'accord. C'est allé si vite. C'est pour ça qu'on parle de turbo-capitalisme.

C : Ces substances te font croire que tu es chez toi.

N : Ces substances me font surtout croire que je suis quelque part.

T : Dans ce prétendu turbo-capitalisme les choses vont très vite.

C : Et en une nanoseconde tu es chez toi et de nouveau à ton travail, chez toi à ton travail. Comment vas-tu d'un endroit à l'autre?

N : Par des hyperliens sur internet.

(HH1, souligné par nous, CK)

Ce passage croise rapidement trois thèmes: la vitesse (tout va vite), la drogue, ces substances dont on apprendra plus tard qu'elles sont fournies par l'entreprise, et « qui lui font croire que… ». Ici le parallélisme des deux répliques (C et N) chez toi/quelque part indifférencie le chez soi, qui perd tout signification intime. Avec le troisième thème, l'informatique se substitue à tout et suspend les coordonnées spatio-temporelles. En outre, l'objet même de son travail est virtuel. [11]

3. Le corps investi par le Système

Le corps du salarié n'est pas seulement au service de l'Entreprise. Il perd toute existence en tant qu'espace intime dans la mesure où il fait corps avec la machine. Non seulement l'Entreprise envahit l'espace privé de l'appartement, mais la machine envahit l'espace du corps. Heidi porte un tatouage électrique qui est relié à l'ordinateur central d'une entreprise de location de voitures. Elle connecte son corps, devenu « ordinateur corporel », n'importe où pour y scanner des numéros de série, y taper des kilométrages et des niveaux d'essence :

Anja : Et puis toi, ordinateur corporel, tu as tous ces machins qui pendent sur toi, et ils font un boulot pendant que tu te trimballes avec. Parce que pratiquement tu sais faire ça, trimballer des ordinateurs. Les ordinateurs font le boulot, et toi tu les trimballes.

Susanne : Trimballe des ordinateurs! (HH2, p. 37)

À cet instant, le CORPS de Heidi surgit sur le devant de la scène, bardé de fils de connexion, transformé en ordinateur vivant, et défie le public dans une pose théâtrale, prêt à recevoir l'ordre suivant :

Rolli : (se campe devant les spectateurs) : OUI, BON, VOILÀ VOTRE PUTAIN D'ORDINATEUR CORPOREL! (reste sur la rampe).

Anja : ET MAINTENANT TAPE ÇA SUR TON ORDINATEUR CORPOREL DE MERDE!

(HH 2, p. 37)

La peau de Heidi s'illumine, elle est devenue écran de visualisation (Display). Pollesch va jusqu'à suggérer une éventuelle métamorphose de la salariée en objet utilitaire relevant du monde du travail :

Heidi : JE VOUDRAIS ÊTRE UNE POUPÉE, COMME ÇA JE N'AURAIS PAS BESOIN DE TENIR UN MICRO!

Susanne : (s'empare du micro ) Car en réalité elle n'est pas un pied de micro.

Anja : HEIDI HOH NE TRAVAILLE PLUS ICI COMME PIED DE MICROPHONE.

(HH 2, p. 56)

Pollesch choisit ici le ton de l'absurde et de la dérision. La négation finale, de façon subtilement ironique, n'annule pas la transformation. Il reste que la métamorphose est significative de l'espace théatral où elle surgit. L'employée et la comédienne apparaissent sur scène comme le support (matérialisé) pour la voix de quelqu'un d'autre (employeur/metteur en scène). Ici, l'absurde n'étouffe pas l'accent tragique.

Les comédiennes ne prennent pas part à un jeu de rôles conventionnels. Cependant, leur corps participe du spectacle par le combat qu'il livre, devant les spectateurs, pour maîtriser un texte théâtral répétitif, complexe, artificiel et monocorde, que les comédiennes doivent déverser à une allure vertigineuse, sans pauses ni intonations. A l'inverse du théâtre traditionnel, le texte ne jaillit pas d'une spontanéité illusoire, il reste un élément étranger pour ses interprètes. [12] Les acteurs n'existent que dans le discours, en lutte pour sa maîtrise, souvent à la limite du « trou » ou du faux pas.

Pris entre montage et démontage, le discours théâtral polleschien vise à montrer l'unité du corps et de l'âme comme étant une construction historique. Pollesch :

« Il y a d'un côté notre existence biologique, c'est-à-dire l'homme comme organisme biologique, et cet appareil qui nous pense et qui nous définit comme homme. » [13]

Le théâtre de Pollesch s'attache à rendre lisible l'activité destructrice de cet « appareil » sur l'individu aux prises avec la logique de la globalisation. Il reprend le mythe de la marionnette – un topos de la littérature allemande (depuis E. T. A Hoffmann, Le Marchand de sable et l'essai de Kleist Sur le théâtre de marionnettes, 1810). Alors que chez Kleist, le pantin articulé surpasse l'homme, et accède à la grâce, dans la mesure où il est exempt de toute « affectation » (Ziererei), chez Pollesch il s'agit de surenchérir sur le programme du Système qui colonise les émotions du sujet, qui le dépossède de ses passions et le réduit à l'état de mort-vivant. Pollesch procède en trois temps.

1er temps : le sujet "réalise" le programme implicite du Système, c'est-à-dire devenir une marionnette sans états affectifs :

Rolli : Je voudrais être une poupée en tissu avec des yeux morts en forme de bouton et un sourire cousu par dessus. Je serais assise sur l'étagère d'un grand magasin. Et sans rêves à rêver et rien qui me fasse du mal. Je voudrais avoir un cœur en bois et une ficelle dans le dos que l'on tire, et je dirais : Oh! Quelle belle journée!

2e temps : le déni ou le renversement de la résolution précédente :

Mais ce n'est pas le cas. Je ne suis pas une poupée. J'ai des yeux morts, et mon sourire n'est plus vrai, mais je ne suis pas une poupée. Je n'ai plus de rêves à rêver, mais je ne suis pas une poupée. JE DIS: OH! QUELLE BELLE JOURNÉE, MAIS JE NE SUIS PAS UNE POUPÉE! J'AI L'AIR PLUTÔT MORTE, MAIS JE NE SUIS PAS UNE POUPÉE.

3e temps : le commentaire explicatif ou moment tragique :

Rolli : Je veux être une poupée, sinon je ne supporterai pas tout ça. OU ÊTRE DÉCODÉE PAR LA TECHNOLOGIE GÉNÉTIQUE! SINON JE NE SUPPORTERAI PAS TOUT CELA. […] Je voudrais être clonée, sinon je ne supporterai pas tout ça. (HH 2, p. 57)

Le « sujet résiduel » polleschien – Restsubjekt (Nathalie Broch [14]) – ne peut qu'articuler son désespoir.

4. Détournement de la contre-culture ou la subjectivité comme « marchandise »

Pollesch installe sur un mode ironique des micro-situations qui reconfigurent le découpage entre sphère de l'intime et sphère du travail. Il recourt au paradoxe pour rendre lisible la décomposition de la sphère privée. Reprenant le postulat de la contre-culture des années soixante qui proclame l'épanouissement de soi comme un but et le travail au mieux comme un moyen limité pour réaliser cet objectif, Pollesch en inverse les termes. Une parole individuelle de résistance subit le pilonnage de slogans modernistes en faveur d'une expansion impérialiste de la technologie :

Anja : Nous avons besoin de technologie dans notre quotidien! Et le quotidien est un créneau porteur.

Rolli : […] JE N'AI PAS BESOIN DE TECHNOLOGIE!

Susanne: Mais en tant qu'employée du service après-vente tu as besoin de technologie pour ton petit boulot.

[…]

Susanne : Les petits boulots ont besoin de la technologie quotidienne.

Anja : Les boulots d'exploiteurs ont besoin de nouvelle technologie.

Le chiasme (technologie – petit boulot / petit boulot – technologie) caractérise la clôture d'une rhétorique du système, qui annihile toute possibilité d'intervention ou de contestation privée pour les employé(e)s du système. La substitution définitionnelle en fin de série (petits boulots –> petits boulots // boulots d'exploiteurs) introduit cependant une rupture à la fois comique et rebelle. Le travail et la technologie qui l'accompagnent conquièrent la vie intérieure. C'est ainsi que Heidi Hoh (alias Rolli), venue à L. A. pour réaliser son rêve de surfer sur les vagues californiennes, doit sacrifier ce rêve au travail :

Rolli : À vrai dire, je suis venue à L. A. pour surfer. Le travail partiel comme hôtesse de voitures de location finance seulement mon STYLE DE VIE ENSOLEILLÉ […] ça ici c'était à vrai dire une sorte de petit boulot, avec lequel je me FINANCE MON STYLE DE VIE ENSOLEILLÉ. Mais je n'ai plus du tout de style de vie ensoleillé. Je ne vais même plus du tout au soleil. Oui, bon, je suis déjà au soleil sur ce parking, mais je ne suis pas au SOLEIL! Je n'ai plus que ce travail, quant à surfer, il n'en est plus question. A vrai dire, je ne suis venue à L. A. qu'à cause des vagues.

Suzanne : Viens à L. A. à cause des vagues et non à cause de petits boulots.

Rolli : À vrai dire, je voulais chevaucher sur les vagues, et maintenant je travaille sur ce parking de voitures de location.

Anja: Là, il y a une différence.

Rolli : Ça c'est CLAIR AUSSI pour moi! Qu'il y ait une différence entre chevaucher sur des vagues et ces VOITURES DE LOCATION DE MERDE, c'est clair aussi pour moi. MON DIEU! EN VÉRITÉ CE N'ÉTAIT PLUS OU MOINS PAS CLAIR POUR MOI! JE VOULAIS PLUS OU MOINS QUE CE SOIT MA VIE! TRAVAILLER ET SURFER SUR LES VAGUES, MAIS CE N'EST PLUS OU MOINS PAS ÇA.

Les modalisateurs redondants de l'oralité à vrai dire (eigentlich)/ plus ou moins (irgendwie) introduisent une opposition entre projet et réalité, avant et présent. La prise de conscience (c'est clair vs ce n'était pas clair) est diluée dans un ressassement qui n'induit aucune perspective d'avenir, aucune issue. La réduplication marque le désarroi.

La pratique du surf sur les déferlantes de l'Atlantique a valeur métaphorique pour la jouissance ludique du corps qui domine la nature et génère en série ses propres sensations selon une temporalité suspendue. Le « jeu » définit ici l'humanité même de l'homme. « L'homme, écrit Schiller – cité par Rancière – est seulement un être humain quand il joue ». [15] La négation de la recherche du plaisir individuel au profit d'impératifs économiques du système est reprise par Pollesch dans un autre micro-récit qui s'inscrit au cœur du paradoxe et consacre la perversité du Système.

5. La confiscation de la subjectivité et de l'escapisme

Heidi Hoh trouve sur son bureau des champignons hallucinogènes qui ont été déposés par la direction de l'Entreprise :

[Heidi] : Je trouve sur mon bureau ces drogues qui élargissent la conscience comme une invitation de la Direction qui souhaite que j'investisse encore plus ma subjectivité dans l'entreprise. [16]

Ces drogues proviennent de champignons hallucinogènes. Il s'agit de substances psychotropes ou psychédéliques (c'est-à-dire « qui dilatent la conscience ») qui furent découvertes en 1938 par le chimiste suisse Albert Hofmann sous le nom de LSD et associées dans les années soixante à la contre-culture américaine de désobéissance civile. Le LSD sera interdit en 1967. La consommation du LSD confère le sentiment d'une plénitude existentielle. « Sous l'influence du LSD, explique Hofmann, on est stimulé dans des proportions intenses et tout notre appareil sensoriel et émotionnel devient extrêmement réactif. » [17] Timothy Leary, contribua largement à populariser le LSD. Il était persuadé que le LSD pouvait aider l'individu à maîtriser son monde intérieur et à développer son humanité. [18]

Dans sa mise en scène Pollesch dispose les trois actrices en cercle sur des poufs au milieu de jouets, devant un mur tapissé de pochettes de disques qui font apparaître les trois lettres L-S-D. Le rêve du mouvement hippie des années soixante d'échapper au contrôle du Système en voyageant dans des trips mentaux est l'objet ici d'une récupération surprenante par la New Economy :

T : Tu étais chez toi avec des substances qui élargissent la conscience et tu participais à une sortie d'entreprise.

N : Je n'en peux plus! Je suis chez moi à la maison et je participe à une sortie d'entreprise! BANDES D'ENFOIRÉS.

C : Ou à un trip d'épanouissement de soi.

T : Où on prend des drogues.

N : Outsourcing de sorties d'entreprise.

C : Et ton entreprise veut que tu t'auto-épanouisses chez toi.

T : Mais chez toi seule ton entreprise s'auto-épanouit […]

C : Cette sortie d'entreprise, où on ramasse et on consomme des champignons, ne visait qu'à l'auto-épanouissement de ton entreprise. Et au lieu d'aller vous balader dans la lande [Heide < Heidi], c'était une balade au plus profond de toi-même.

[…]

N : Mon travail était organisé comme la vie d'un robot et maintenant je devrais brusquement m'embarquer dans un trip et élargir la conscience de mon entreprise. Mais là je manque totalement de PRATIQUE.

La « sortie » ou « excursion » d'entreprise (Betriebsausflug), une tradition dans la société allemande contemporaine, est devenue un trip psychédélique, un voyage intérieur. Dedans et dehors se confondent. Les aventures hallucinatoires du moi sont réquisitionnées, asservies aux intérêts de l'entreprise. La subjectivité, cette partie la plus intime du sujet, où foisonnent les rêves et les images de bonheur personnels, n'est sollicitée que pour être niée. L'auto-épanouissement personnel se métamorphose en auto-épanouissement… de l'entreprise elle-même. L'aventure intérieure n'est plus qu'une quête de nouveaux marchés pour l'entreprise. Heidi est comme « possédée » par l'entreprise.

Heidi Hoh et ses interlocutrices résument ce paradoxe :

C : Et l'âme des employés doit faire partie d'une entreprise sans âme.

N : Oui, exactement, et maintenant Lucy est là haut dans le ciel avec des diamants [19] et mon âme fait partie de cette entreprise.

Examinant la situation sous différents aspects, obstinément, sans parvenir à sortir du paradoxe, le groupe des trois femmes compare leur situation avec le film de science-fiction Blade Runner, de Ridley Scott (1982), où une entreprise, la puissante Tyrell Corporation, fabrique des androïdes (ou réplicants) pour effectuer des tâches subalternes et dangereuses dans des colonies spatiales. Dans le film, une unité spéciale, appelée Blade Runner, traque une poignée de réplicants révoltés qui se sont réfugiés sur terre. Pour les détecter, ils soumettent les suspects à des tests d'empathie. Les réplicants se repèrent parce qu'ils sont incapables d'éprouver des sentiments. En parodiant le titre du film de Bernhard Sinkel sur Lina Braake, Heidi Hoh affirme que « les intérêts du la Compagnie Tyrell ne peuvent pas être les intérêts qu'a Lina Braake ». La discussion devient confuse jusqu'au moment où Heidi part dans un trip. Elle erre dans les alpages suisses sur les traces de son personnage littéraire homonyme. La confusion entre les films métaphorise la confusion entre l'employée privée d'intimité propre et les aventures du personnage de Johanna Spyri, l'auteure du roman populaire sur la petite orpheline des montagnes Heidi (1880/1881) :

C : Tout est transplanté.

T : Les alpages, les chèvres et les bottes de foin là haut dans ton cerveau. Ce ne sont que des souvenirs transplantés. Quelqu'un t'a transplanté ça dans le cerveau, une compagnie Tyrell. Toute cette merde d'internet.

[…]

C : Outsourcing du cerveau.

La subjectivité est devenue « une marchandise » (Heidi Hoh), qui s'externalise ou s'internalise au gré des exigences d'un marketing globalisé.

Le Système lui-même est devenu l'Entreprise, un organisme anonyme et omniprésent, qui sillonne virtuellement la planète. Les « sociétés disciplinaires » analysées par Foucault se muent en « sociétés de contrôle » définies par Deleuze. [20] Les banques en sont le symbole. Pollesch ne reconstitue pas le milieu bancaire sur le mode réaliste. Il n'invente pas une fable, avec des personnages fictifs qui s'affronteraient dans des histoires imaginaires. Il fait circuler des anecdotes qui cristallisent l'univers de la globalisation. Ainsi ce hold-up d'une banque qui a échoué parce que cette banque virtuelle « n'a pas de public », et que par conséquent l'auteur du hold-up n'a pas pu prendre d'otages. Il a dû aller en chercher… dans la rue. Mais quand il a voulu enfermer une de ses victimes, une cantatrice qui calmait son angoisse avec des vocalises, dans le coffre de la banque, il n'a pas pu non plus parce qu'il n'y avait pas de coffre fort dans cette banque, dont les activités sont virtuelles (Heidi Hoh 1). Ou encore cette autre anecdote :

La banque Fuji a voulu faire connaître sa fusion avec deux autres banques japonaises, mais un virus qui était lié au mail a traité les clients de triples imbéciles.

L'anecdote est ensuite déclinée :

Anja: Dans les banques il n'y a plus que des virus qui s'envoient des mails entre eux.

Susanne: Ils s'envoient des mails, et il n'y a plus que des virus dans les banques.

Rolli: Et les banques, où sont elles donc?

Anja: Quelque part ailleurs.

Rolli: Cette banque est une adresse web.

Susanne: Elles parcourent virtuellement le monde. Avec les mails et les virus. Et les virus atterrissent pratiquement dans les adresses web, où ils sont maintenant. (HH 2, 53 et suiv.)

Le discours théâtral tourne en rond. On songe à cette remarque de Baudrillard qui constate, dans Simulacre et simulation, la disparition des situations duelles :

Le discours « circule » est à prendre au sens littéral, c'est-à-dire qu'il ne va plus d'un point à un autre, mais qu'il parcourt un cycle qui englobe indistinctement les positions d'émetteur et de récepteur, désormais irrepérables en tant que telles. Ainsi il n'y a plus d'instance de pouvoir, d'instance émettrice – le pouvoir est quelque chose qui circule et dont la source ne se repère plus. […] La circulation du pouvoir, du savoir, du discours, met fin à toute localisation des instances et des pôles. [21]

Le langage théâtral de Pollesch est politique, pour reprendre la définition de Jacques Rancière, moins par « les messages et les sentiments qu'il transmet sur l'ordre du monde », à savoir la perte de l'intime chez le sujet de la New Economy (Pollesch), moins « par la manière dont il représente les structures de la société » que « par l'écart même qu'il prend par rapport à ces fonctions » et par « le découpage d'une sphère particulière d'expérience ». [22]

Ce que dit Baudrillard du discours dominant, qui se dilue dans l'espace public et imprègne les récits de la sphère privée jusqu'à leur colonisation et l'effacement de son propre lieu d'élaboration, nous aide à définir le mimétisme subversif de Pollesch. Les « voix » qui s'échangent sur scène ne dénoncent pas un adversaire clairement identifié. Elles exposent et dissèquent une situation où espace privé et espace public s'indistinguent jusqu'à l'étouffement. Aucune instance extérieure ne vient briser ce cercle. L'objet de l'auteur est de tourner et retourner une situation où l'intime a disparu et se cherche.



[1] Richard SENNETT, La culture du nouveau capitalisme, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, Paris 2006 ; Le travail sans qualité : les conséquences humaines de la flexibilité, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel , 2006.

[2] Tageszeitung , 15./16. 9. 2001.

[3] Standard 29. 6. 2002.

[4] « Es geht […] darum, dass keine Pausen entstehen, die irgendwie Nachdenklichkeit produzieren […], um Text zu enthierarchisieren. Pausen hierarchisieren die Texte ». René POLLESCH: « Ich habe keine Sehnsucht nach einem Sofa », entretien avec Johanna Adorjan, Frankfurter Allgemeine Zeitung 19. 6. 2005.

[5] « … lautstarke [s] Äussern von Unbehagen, Zorn, Einsicht und gleichzeitig Verzweiflung ». Theater der Zeit 2000/12, p. 63.

[6] « Es geht darum, sich gemeinsam mit dem Text zu orientieren ». René POLLESCH: « Ich möchte das Unheil sein », entretien avec Anke Dürr et Wolfgang Höbel, Spiegel 21. 2. 2005, pp. 155-157, ici p. 155.

[7] « … um Zuschauer und Schauspieler zum Widerspruch zu reizen, zum Schreien […] Ich mache Diskurstheater », ibid.

[8] Heidi Hoh , créé le 15/5/1999, Heidi Hoh ne travaille plus ici (abrév. HH 2), créé le 10/5/2000, Heidi Hoh – les intérêts de l'entreprise ne peuvent pas être les intérêts qu'a Heidi Hoh (abrév. HH 3). Les trois pièces ont été créées dans des mises en scènes de René Pollesch à Podewill (Berlin), qui en a gardé l'exclusivité. Seul HH 2 a été publié in : René POLLESCH, world wide web-slums, Rowohlt 2003, rééd. 2006, pp. 29-100. Nous citons cette édition. Les autres pièces, HH et HH 3, non publiées, sont citées d'après leur diffusion comme pièces radiophoniques, respectivement le 14/2/2000 pour HH1 (WDR Berlin) et le 6/4/2003 pour HH3 (NDR). Nous traduisons toutes les citations, CK.

[9] N (initiale de l'actrice) = Heidi Hoh. Les mots en majuscules sont criés par les actrices.

[10] Externalisation (outsourcing) : opération qui consiste pour une entreprise à confier à un tiers la réalisation de certaines tâches qui étaient auparavant réalisées directement par les employés de l'entreprise. Les tâches externalisées peuvent être réalisées dans les locaux du prestataire.

[11] « C : Tu fais quoi exactement? N : Des choses. Je ne les vois pas. Mais pratiquement ça marche. »

[12] Sur cet aspect, je renvoie à l'analyse de Gerald SIEGMUND, qui concerne plutôt des pièces comme Insourcing des Zuhause et www-slums de Pollesch, « Der Skandal des Körpers: Zum Verhältnis von Körper und Sprache in der Farce bei Feydeau und René Pollesch », Maske und Kothurn, 2006, n°4, pp. 249-262, ici pp.258-262.

[13] R. POLLESCH, « Penis und Vagina, Penis und Vagina, Penis und Vagina », in : F. RADDATZ, Brecht frißt Brecht, Berlin, Henschel, 2007, p. 198. Au cours de l'entretien Pollesch se réfère aux travaux du philosophe Giorgio Agamben.

[14] Nous reprenons l'expression de Nathalie BROCH, « 'Ich will nichts über mich erzählen !' Subversive Techniken und ökonomische Strategien in der Theaterpraxis von René Pollesch » in : Ernst THOMAS (éd.), SUB-versionen, Bielefeld, transcript, 2008, p. 175.

[15] F. SCHILLER, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, trad. fr. P. Leroux, Paris, Aubier 1943, p. 205. Cf. J. RANCIÈRE, Malaise de l'esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 42.

[16] Souligné par nous, CK. René POLLESCH, Heidi Hoh – Les intérêts de l'entreprise ne peuvent pas être les intérêts qu'a Heidi Hoh, (HH3).

[17] Albert HOFMANN, Le LSD et les années psychédéliques, entretiens avec Antonio Gnoli et Franco Volpi, trad. de l'italien par René de Ceccatty, Paris, éd. Payot et Rivages, 2006, p. 28.

[18] Leary soulignait avec force l'exigence de s'opposer au système sans agressivité, de façon pacifique au Système et à l'aliénation qu'il produisait. L'écrivain Aldous Huxley fit connaître par ses écrits les vertus de cette drogue visionnaire. Ces idées se répandirent dans la jeunesse et le milieu universitaire américains et se joignirent au mouvement d'opposition contre l'establishment.

[19] Allusion à la chanson des Beatles intitulée « Lucy in the Sky with Diamonds » (1967).

[20] Gilles DELEUZE, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in: L'Autre Journal, 1er mai 1990, repris in : G. D. Pourparlers 1972-1990, Ed. de Minuit 1990, p. 240-247.

[21] Jean BAUDRILLARD, Simulacre et simulation, Paris, Galilée 1981, p. 54.

[22] Jacques RANCIÈRE, Malaise de l'esthétique, (note 15) p. 36-37.


POUR CITER CET ARTICLE

Christian Klein, « "Aber offline bin Ich zuhause" : l'exterritorialité de l'intime dans le théâtre de René Pollesch », Le Texte étranger   [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/klein.html