> retour au sommaire
> télécharger l'article



Intime et politique dans les mises en scène d'Andreas Kriegenburg

Éliane Beaufils
Université Paris 8

L’exposition et le traitement de l'intime constituent un aspect récurrent du théâtre depuis la fin du XIXe siècle avec l'invention de divers « théâtres intimes », inspiré de celui de Strindberg, dans de petites salles où les spectateurs sont proches des acteurs. De même, le politique est pour certains partie prenante du théâtre, art du collectif, et on ne saurait revenir ici sur les divers modes de théâtres politiques depuis les Lumières et jusqu'aux années 1990. On aimerait ici reconnaître les intimes théâtraux les plus contemporains et étudier leurs modes d'articulation au politique. Si on oppose souvent théâtre politique et théâtre de l'intime, J. P. Sarrazac tient cette opposition pour superficielle, puisque le monde intérieur est une fenêtre sur le grand monde, au théâtre encore plus qu'ailleurs [1]. Simplement il n'existe plus guère de théâtre intimiste en Allemagne, où les représentations strictement closes et réalistes se font très rares. Est-ce à dire que les formes de l'intime sont perpétuellement réinventées, dans des salles extrêmement grandes, et avec beaucoup de moyens ?

A. Kriegenburg ne se revendique  pas d'un engagement politique et encore moins d'un travail exclusif sur la subjectivité. En cela, il est représentatif de nombreux hommes de théâtre allemands. Mais il semble qu'on puisse se rendre compte à travers son travail de formes essentielles d'intime au théâtre. Comme il travaille beaucoup avec la dramaturge Dea Loher depuis les années 1990, on reviendra d'abord sur deux pièces où Loher entend se faire la voix de paroles marginales ou oubliées – motivation politique s'il en est – et recourt à maintes écritures autofictionnelles, monologiques, épiphaniques ou ethnographiques. Le rôle de la mise en scène dans le travail théâtral sur l'intime et le politique apparaîtra ainsi d'autant mieux. On étudiera ensuite une troisième mise en scène qui part d'un texte plus ancien, souvent encore considéré comme politique, bien que l'on n'ait pas fini d'en épuiser les dimensions : le Procès de Kafka, qui a engendré un travail radicalement différent.

Dans Innocence [2], on assiste à une suite de situations brèves, mettant d'abord en scène deux immigrés, qui assistent au suicide d'une jeune femme. Celle-ci ressemble étrangement à une autre jeune femme, Rosa, enfermée dans un minuscule appartement, qui rêve d'avoir un enfant. On voit aussi passer un couple déchiré par le meurtre atroce de son enfant, ou deux suicidaires avant le passage à l'acte, ou encore la jeune aveugle Absolut, etc. À tous les personnages, il « arrive quelque chose » qui n'est pas de leur faute et qui dépend malgré tout de leur attitude ou de leur volonté. Ils contribuent tous, en grande partie involontairement, au malheur des autres: d'où le titre de la pièce, Innocence. Loher mêle la notion tragique de faute à la question de la libre détermination par le sujet, en particulier par la défense d'une intimité.

Kriegenburg prend le parti de faire apparaître chaque personnage dans un espace qui lui est propre. Il recourt à de grandes tentures blanches, qui dessinent des pièces de taille très différente, parfois réduite, pour signifier la petitesse de l'appartement de Rosa et son enfermement, ou alors, chez le père de l'enfant assassiné, un espace très vaste et vide. Les espaces réfléchissent donc l'état intérieur des personnages, et surtout, par les tentures, la fragilité de cet état éphémère, sans cesse voué à se redessiner. Dans ces espaces, les personnages se racontent ou se rencontrent, la recherche de l'intime égotique se mêle à la tentative d'un intime interindividuel, exotérique [3]. Mais dans tous les cas, la mise en scène souligne la séparation des autres et l'éloignement à soi. Les monologues se tiennent toujours à côté d'un autre acteur, par exemple quand Rosa tente d'exister alors que sa mère vient d'arriver, d'envahir son foyer avec sa logorrhée et ses bagages. Le principe de séparation vaut également pour les personnages qui semblent contrôler les situations, car leurs pensées intimes sont toujours livrées par devers eux : ainsi Mme Habersatt apparaît sur scène devant un écran géant où défilent des images des années 1950, de vieux films qui ont pu lui inspirer le rôle fantasmatique de mère de meurtrier. Ces images se mêlent à celles de documentaires récents, où des spécialistes cliniques commentent sa pathologie. La tentative de l'actrice de parler en même temps que les films est vouée à l'échec : Mme Habersatt ne peut plus accéder à une parole intime, en sa tête se mêle ce capharnaüm d'images. Certes, le procédé de l'écran pour manifester l'intime est extrêmement courant, mais l'impossibilité d'entendre la parole de l'acteur produit un effet poignant. La distance avec soi est telle qu'elle en devient « un-heimlich », l'intime est familier (heimlich) et pourtant ne fournit aucun refuge, aucun espace intérieur sécurisant. [4]

L'intime est en vérité perpétuellement déjoué. Le père de l'enfant assassiné est harcelé par Mme Habersatt, qui se présente comme la mère du meurtrier. Elle lui demande de lui pardonner, d'avoir pitié d'elle, qui n'a pas perdu son enfant, ce qui paraît difficile. Il lui répond donc avec emportement, laissant libre cours à son désarroi, à sa colère, à sa douleur. Puis il adopte un ton posé, avoue que ces paroles sont uniquement restées à l'état de projet, et qu'en réalité il a servi le thé. Seul le jeu très expressif de l'acteur permet de saisir que l'intime a été déjoué au profit d'une courtoisie démagogique. L'intime ne se révèle jamais capable de fonder l'action et l'identité de l'individu, et la mise en scène vise à faire éprouver l'espoir puis sa déception. Le processus de dédoublement est particulièrement cruel chez Rosa. Au lieu de découvrir la photo de la morte qui s'est suicidée en début de pièce, comme le dit le texte, elle la rencontre, la touche, tremble devant son double. Par ailleurs, elle ne souhaite pas seulement être caressée par son mari et s'introduire dans la chambre froide, mais elle se tait, se dévêt en douceur et s'allonge nue parmi les cadavres. Son désarroi se fait chair, les mots n'en sont que la coquille impuissante, quand ils affleurent encore. L'existence scénique accentue le manque d'existence ressenti par le personnage. Elle rend palpable aussi la fragilité de cet espace entre fiction et réel que partagent spectateurs et acteurs. Plus qu'une quelconque leçon sur l'hétéronomie, celle-ci est donnée à ressentir, l'impossibilité chez Rosa d'accéder au statut de « sujet de désir » nous est livrée comme une réalité tronquée, un manque. L'idéal libératoire de l'accès à l'intime qui permet de s'extraire de la communauté et d'être un sujet citoyen, tel que le décrit par exemple F. Furet [5], est pris à revers de manière radicale, mais non cynique. On pourrait de fait penser à une concrétisation du Weltschmerz postadornien, ou à une réactualisation de la théorie lessingienne de la compassion, compassion qui pourrait (re)fonder notre sentiment d'humanité.

Mais il y a une autre dimension de la mise en scène : Kriegenburg prend en effet garde à ne pas être sentimental. Il introduit régulièrement des gags comiques, qui peuvent être induits du texte. De la sorte cependant, il se refuse à suggérer une dimension politique univoque, et coupe les scènes les unes des autres, si bien que les personnages se situent sur des plans différents. D'aucuns peuvent même avoir l'impression que la distance à soi et aux autres des personnages se retourne contre la représentation, réduite à une suite de belles images monadologiques, presque trop oniriques pour remettre en cause quoi que ce soit, et les distinctions entre qui peut par l'intime accéder à l'autre et à une vraie communication, et qui est condamné à s'y enfermer, semblent arbitraires. Les personnages désespérés sont destinés à le rester.

Le parti-pris de la mise en scène Le dernier Feu [6] est de prime abord beaucoup plus politique que la précédente, alors que la pièce repose sur la dynamique de déchirement intérieur des personnages. La pièce se déroule aux abords d'une ville. Edouard, un garçon de huit ans jouant au bord  d'une route, est écrasé par un chauffard, qui n'est autre que l'agent de police local à la poursuite d'un voleur de voiture. À côté d'Édouard se tenait un étranger, Rabe, qui est le seul témoin de l'accident. La pièce se noue autour des culpabilités qui envahissent les divers personnages, la policière, le jeune voleur, l'enseignante au chômage qui tolérait qu'il lui « emprunte » sa voiture, Rabe, l'étranger qui n'a pu intervenir, Suzanne, la mère absente… La pièce évolue notamment sous le coup de la douleur de Suzanne, qui se rapproche de Rabe, lequel s'est rongé les doigts jusqu'au sang. La relation de Suzanne et de Rabe reste cependant placée sous le seau de la douleur, si bien que Rabe finit par frapper Suzanne puis, pour éviter qu'elle ne meure de ses coups, il avertit les secours en s'immolant : c'est le dernier feu.

Le décor n'est plus ici paratactique, c'est un plateau tournant, divisé en pièces d'habitation : cuisine, salle de bain, salon… qui défilent à intervalles réguliers devant les spectateurs. La représentation s'ouvre sur la vision des divers couples ou personnages enchâssés dans leur intérieur, et les pièces semblent renvoyer davantage à des déterminismes sociaux qu'à l'intimité des personnages. En effet, le mobilier date des années 1970, est donc vieilli, signe de pauvreté.

Les personnages énoncent d'abord en commun le récit de l'accident. Le signe politique est alors double, car le plateau fait défiler tour à tour les récitants : la parole chorique ne peut être qu'éclatée. Le mouvement tournant accentue l'impression d'impuissance du collectif et celle du spectateur, livré à des visions partielles. Ce plateau tournant souligne l'insignifiance de chaque individu, l'anonymat de chaque cellule de vie. Les acteurs sont emprisonnés sur ce plateau qui les contraint à tourner avec lui sans arrêt, sans jamais marquer de pause. Lorsque le dialogue se prolonge, ils sont obligés d'ouvrir et de fermer des portes, en une course sans fin, pour continuer à jouer devant les spectateurs. Ils ne peuvent rester en paix, ni rester dans un espace qui serait le leur.

Mais en ces moments où le plateau s'apparente à une roue immense qui brise l'expérience des individus et la privacité des espaces, les acteurs qui ne participent pas au dialogue continuent à vaquer à leurs occupations dans les lieux qui sont sensés être les leurs. On voit leurs corps abandonnés au sommeil, on les voit en train de lire ou de se coiffer. Quand passent les acteurs dialoguant à l'avant-plan, l'arrière-plan reçoit sa destination. Le lieu de l'intime [7] redevient un élément scénique fondamental. Vers la fin se multiplient les scènes de toilette, où les personnages, la plupart du temps plongés dans leurs pensées, nous sont encore plus ostensiblement livrés dans leur intimité. Ce n'est pas un hasard, c'est le signe d'une proximité plus grande, l'aboutissement d'une marche commune des spectateurs et acteurs à travers le temps et les questionnements déchirants des personnages. Le temps devient palpable, le spectateur participe au devenir des personnages. Ce partage est d'autant plus important qu'on partage en outre le rythme imposé par le plateau.

La proximité entre spectateur et acteurs est par ailleurs nourrie d'un jeu qui va souvent à l'encontre du texte. Edna et Caroline par exemple sont amantes et se confient leur désarroi. Toutes deux prononcent le texte secondaire qui décrit les gestes, mais ne l'accomplissent pas. Elles s'adossent l'une contre l'autre, tête contre tête, dans un mouvement de confiance absolue, et Edna va chercher dans son dos la main de Caroline qu'elle presse contre elle. Les actrices ont substitué aux gestes du texte leurs gestes. Cette contradiction entre ce qui est dit et ce qui est fait ne relève pas, ou pas uniquement, d'un banal procédé de distanciation. La nonchalance confiante avec laquelle les deux amies s'appuient l'une contre l'autre et se touchent est au contraire ressentie comme une marque plus authentique d'intimité parce qu'elle va contre le texte. Le spectateur a beau savoir que l'authenticité au théâtre ne saurait être que relative,  il voit que les comédiennes ont adopté la position qui leur était la plus naturelle et qui correspondait le mieux à l'intimité décrite par l'auteur. Il existe une correspondance du texte avec le metteur en scène et les acteurs. Or ce jeu, qui est en même temps un non-jeu, offre un intervalle spatial et mental à l'imagination du spectateur, qui peut d'une certaine manière opter pour son image de l'intimité;  il y éprouve donc sa liberté, son sentiment d'adhésion et d'étrangeté tout à la fois.

Ces moments sont préparés par les nombreux récits, qui présentent les personnages en quelque sorte en dehors d'eux-mêmes, et par d'autres correspondances intimes : les acteurs prononcent en effet parfois le texte qui leur est affecté comme s'ils se récitaient. Ils se saisissent de leurs mots en même temps qu'ils s'en dessaisissent. Mais les mots paraissent de la sorte plus choisis. Là encore la distance représente une adhésion plus intime au texte qui l'affecte d'une marque d'intimité. Là encore, le spectateur perçoit dans la distance l'écho intérieur de ces mots choisis. Il effectue en vérité une expérience phénoménologique, où l'on accède au soi par le détour de l'Autre. Au contact du phénomène, c'est-à-dire de l'autre, on doit en effet renoncer à cette intentionnalité première qui  nous guide et qui nous fait appréhender les phénomènes tels que nous cherchons à les appréhender. Ici le spectateur doit accepter d'entendre plus que d'écouter, de faire résonner en lui les mots, de combler le silence des gestes par le travail de l'imaginaire, y compris quand le jeu se prolonge alors qu'on ne voit plus les acteurs qui ont tourné avec le plateau. Bien plus que dans Innocence, on participe à l'élaboration des gestes et des paroles, sans prendre tout bonnement acte de vérités intérieures qui seraient exprimées, de thèses politiques sur la misère de ces personnages laissés à leur impuissance et à leur solitude en quelque endroit sordide à la marge des villes. Ces idées existent en arrière-fond, mais ne constituent pas l'essentiel. L'adhésion passe par une participation plus profonde, un saut, qui nous amène sur le terrain de la reconnaissance de soi et de l'altérité. Cela nous fait faire, selon le phénoménologue Waldenfels, une véritable expérience, une « expérience de l'étranger [qui] implique un devenir étranger de [notre] propre expérience. Celle-ci perd de son évidence au contact de l'étranger.» [8] Nous redéfinissons en quelque sorte notre intime au contact de l'intime théâtral, nous apercevons que « ce qui nous est propre et ce qui est nous étranger ne peuvent être réclamés comme des pôles figés.» [9]

Or dans la dernière partie de la représentation, les pièces sont petit à petit vidées de leurs meubles, Rabe et Suzanne sortent parfois du plateau, d'autres acteurs sortent du plateau pour prendre acte des changements qui affectent les deux personnages. Après l'immolation suicidaire de Rabe, acte de liberté ultime par excellence, la plupart d'entre eux s'inventent une autre vie, deviennent créateurs. Le plateau est devenu passage, passage de transformation existentielle. Il est le signe de notre faculté transformatrice grâce à l'expérience de l'intimité dans une communauté : communauté grandissante des personnages, et des spectateurs avec la scène. L'imbrication des intimités apparaît comme prélude à la libération des consciences.  Et ceci n'est pas seulement montré. L'expérience phénoménologique et autopoiétique est une manière d'éprouver déjà cette faculté transformatrice et émancipatrice.

On évoquera enfin la mise en scène du Procès de Kafka à Munich en 2008, primée en 2009 [10]. Chacun connaît le procès indéterminé de K., l'indécision à laquelle il est livré et se livre, cet entre-espace entre soi et l'étranger. Or Kriegenburg répond à ce mal-être avec une mise en scène absolument non intimiste et très abstraite. Il commence par un intermède de sa propre invention. L'acteur demande à chacun de surveiller son voisin de gauche, ceux qui sont en bout de rangée à gauche étant chargés de surveiller leur voisin de devant. Le public amusé est néanmoins plongé dans l'incertitude d'une situation où tout le monde devrait surveiller tout le monde. Et il est préparé de cette manière à la situation de K., surveillé/dénoncé par tout un chacun à son insu. Suit alors un véritable choc cognito-visuel, car un œuf énorme apparaît, qui voit éclore en son sein un petit espace circulaire, où K. se réveille au beau milieu de bureaux occupés par des employés tapant sur leurs machines à écrire. Le cœur de l'espace scénique est encore une fois une chambre, mais une chambre ronde, qui change d'axe (tantôt vertical, tantôt horizontal) et qui tourne à donner le tournis. À peine avons-nous compris la situation, que les acteurs K. se multiplient et se déversent sur la scène initiale, horizontale. Non seulement ils semblent des sosies du premier acteur apparu au cours de l'intermède initial, mais ils ne se distinguent guère des acteurs jouant les juristes. Il y a un jeu de poupées russes, amplifié par l'indétermination des rôles et des voix : en effet, les acteurs parlent parfois en chœur, sont femmes et hommes, mêlent leur voix sans que l'on sache souvent à qui les affecter. Comme dans le roman, K. passe son temps à se poser des questions sur l'arrestation, sur lui-même et les instances de justice, et l'élucidation de sa conscience s'interpénètre avec celle de la situation. Le spectateur est ainsi engagé dans une réflexion intime hésitante, atomisée ou chorique, doublée d'une recherche des entités en présence qui fait écho à celle de K., bref il est perdu/éperdu face à ces protagonistes pluriels et l'alternance indéterminée des voix féminines ou masculines. Il écoute, mais comme il tenterait de saisir ses propres pensées, de leur affecter des mots et des voix. Placé dans une situation qui lui fait éprouver ce qu'éprouve le personnage : désarroi, recherche, désorientation physique, il ne pénètre pas l'intime de K., mais il en est l'écho, le frère, le réceptacle. L'expérience est extrêmement pleine, prenante, presque hypnotisante, tant elle est tendue vers le cœur de l'être et vers ce théâtre éperdu. C'est une expérience de l'intime en soi, une plongée au cœur du chaos de l'intime, à partir duquel on tente de parvenir à soi.

Le spectateur pourrait lui-même développer une réaction claustrophobe, ou du moins défensive, car le chaos se développe, les acteurs sont de plus en plus les mêmes, et la conscience individuelle est la conscience dominante, ce n'est pas elle qui est arbitraire, c'est la pensée en elle-même. C'est pourquoi la représentation contient d'autres moments, fondés sur des récits, le fameux texte monologique kafkaïen à la fois observateur et commentateur, dépersonnalisé et personnalisé, qui fait de l'espace romanesque et ici scénique une monstrueuse scène de la conscience, où le soi se voit agir plus qu'il n'est en adéquation avec lui-même. Or  cette forme de dédoublement de la conscience assortie du dédoublement des corps scéniques empêche toute projection du spectateur sans le plonger dans un chaos tel qu'on l'a décrit précédemment. Elle lui permet de recevoir ces mots pour eux-mêmes, comme à la lecture, un peu comme dans le Dernier Feu mais de façon plus poignante que dans le Dernier Feu, où les personnages étaient dotés d'une vraie autonomie par rapport au spectateur, en étant ancrés dans un contexte social, affectés de caractéristiques vestimentaires, etc. L'effet de déversement d'une conscience auctoriale est ici plus fort, d'autant que le plateau tournant central de l'œuf représente « en vérité » la pupille d'un œil gigantesque: le spectateur se sent plongé dans l'œil du cyclone, est la boîte crânienne de la scène, ou encore le cœur de la machine collective. Il ne peut échapper à cette co-focalisation sur lui-même en regard de la scène centrée sur K.

Cependant, il observe le jeu de la logorrhée autant qu'il participe à sa dynamique, et la dimension de jeu très présente lui permet, pour reprendre des termes de Schiller, de s'éprouver comme être de jeu et de jouir d'une liberté esthétique. Si par moment le spectateur est happé par le brouhaha de paroles, qui résonne comme des pensées indistinctes et mêlées, le sommant indirectement d'y mettre bon ordre et de réfléchir, à d'autres moments il observe simplement la scène et éprouve une résonance de la parole dans la pensée. Cette résonance est comme l'écho lointain de phrases qu'on n'arrive pas à formuler, qu'on ne veut pas (encore) penser, à l'orée de la conscience et au seuil de l'intime.

La logorrhée scénique nous met dans une situation d'écoute fondamentale. Qu'est-ce qu'on écoute d'ailleurs dans l'écoute ? N'est-ce pas aussi le vide de ce qui n'est pas dit et pas pensé, comme en arrière-fond de soi ? Dans le flux des mots qui nous arrivent, l'absence aux paroles est dans l'instant de la conscience présence à soi.

On traverse ainsi divers moments d'existence, comme si l'on traversait l'essence de la pensée. Ici l'intime est la pensée. Et la pensée se révèle essentiellement politique. Tout d'abord elle l'est, à l'instar du texte, par manque de détermination politique et morale, par déperdition pour ainsi dire. Mais surtout, l'acte de pensée individuel de K., tout livré qu'il soit à l'indécision et aux pulsions, apparaît comme une forme de résistance qui ne peut être contenue. Même s'il échoue, il tient quand même le spectateur en haleine, et comme en résistance, pendant deux heures et demie.

La réflexion de la mise en scène est politique aussi parce qu'elle affronte les catégories de manière frontale. En diluant/éclatant tous les textes, elle montre qu'on peut jongler des mots comme des acteurs. Toute pensée – du droit et d'autre chose –  apparaît insuffisante, contradictoire, plurielle. Le droit est, sur scène comme par écrit, une catégorie idéale pour démontrer le formalisme des pratiques culturelles et des concepts – la mise en scène s'appuie aussi sur le formalisme des costumes et de la diction – ; on y « voit » la facile absence de qualité des « qualités » pour reprendre les expressions de R. Musil. L'effort de pensée individuel et collectif qui serait nécessaire en l'occurrence pour lui donner une assise n'est cependant pas voué à l'échec comme dans le roman, puisqu'un certain effort de pensée se produit en commun avec les spectateurs, y compris sous forme d'affres, de tourbillon.

Cette mise en scène nous soumet même une utopie de la création. Car si le spectateur accepte cette hétéronomie théâtrale où, sollicité par tous ses sens,  il est placé devant l'abîme de sa propre conscience, présente sans être capable de s'articuler, cette hétéronomie lui indique bien une voie d'autonomie : Kriegenburg veut faire éprouver au spectateur la nécessité de performer et de constituer ensemble le symbolique plus que de l'édicter, sans lui imposer quelque contenu que ce soit.

On peut donc dire en conclusion que les personnages sont toujours présentés par Kriegenburg comme des êtres fragiles, au seuil d'eux-mêmes, et en devenir. Cela ôte d'emblée à l'intime une partie de son caractère singulier. La fragilité des personnages se nourrit du fragile rapport entre la fiction et la réalité de la scène, de tous les points de convergence possibles, mais non donnés, entre spectateurs et acteurs. Il s'agit moins de l'intime d'un personnage, d'un auteur et encore moins d'un acteur, que d'un espace commun de l'intime. Qui prend les formes les plus diverses possibles : chambres, maison générique, œil métaphorique, petites ou grandes, claires ou obscures. Le temps laissé aux personnages est essentiel, pour que nous participions à leur devenir, les accompagnions de notre imagination, de nos représentations, lors même que leurs propos ne sont plus intimes. Kriegenburg instaure une correspondance des temporalités et du devenir. Si l'on pense à Innocence, ces correspondances ne suffisent pas néanmoins pour lier l'intime au politique. Ce lien s'établit chez lui quand naît une communauté de la scène, puisque l'accès à l'intime n'est libératoire dans ses mises en scène que si l'individu est englobé dans une communauté : cela vaut pour K., Rosa ou Rabe, et cela vaut pour le spectateur. L'ébranlement du symbolique par l'intime court le risque de ne pas faire sens politiquement si elle ne fait pas sens pour d'autres – à l'intérieur de la scène et avec le public. De toute évidence, Kriegenburg pense que seule la volonté de se déprendre de toute leçon, de toute position supérieure et close de la scène, seul le renouvellement profond de l'expérience du spectateur, son désir de refondre en commun le symbolique peuvent lui permettre de franchir le saut du vu au vécu, du singulier à l'universel et de l'intime au politique.



[1] Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres intimes, Arles, Actes Sud, 1992.

[2] Dea Loher, Unschuld, Francfort, Verlag der Autoren, 2003. Mise en scène au Thalia Theater à Hambourg en 2003.

[3] Bruno Blanckemann, « Figures intimes, postures extimes », in Aline Mura-Brunel, L'Intime l'Extime, Rodopi, C.R.I.N., 2003, p. 44-50.

[4] Le metteur en scène Christoph Schlingensief a mené ce procédé à son climax dans sa mise en scène autobiographique de 2008 « Les Églises de la peur ».

[5] François Furet, Mona Ozouf, Lire et écrire, Paris, Editions de Minuit, 1979.

[6] Dea Loher, Das letzte Feuer, Francfort, Verlag der Autoren, 2007. Première mise en scène au Thalia Theater sous la régie d'A. Kriegenburg le 26/01/2008.

[7] Anne Cauquelin souligne cet élément du lieu dans son livre  L'Exposition de soi : du journal intime aux webcams, Paris, Eshel, 2003.

[8] « Die Erfahrung des Fremden impliziert ein Fremdwerden der eigenen Erfahrung, da diese im Zusammenstoß mit dem Fremden ihre Selbstverständlichkeit einbüßt », in Bernhard Waldenfels, Grenzen der Normalisierung, Francfort, Suhrkamp, 1998, p. 43.

[9] Jens Roselt, Phänomenologie des Theaters, München, Fink, 2008, p. 193.

[10] Kriegenburg a lui-même adapté le texte avant de le mettre en scène (première le 25/09/2008).


POUR CITER CET ARTICLE

Éliane Beaufils, « Intime et politique dans les mises en scène d'Andreas Kriegenburg », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011. URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/beaufils.html