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L'intime et le politique dans la littérature et les arts contemporains : Introduction

Florence Baillet

Université Paris 8


AUTOFICTIONS, journaux intimes, vogue de l'autobiographique et du biographique, l'installation « Corps étranger » (1994) de l'artiste Mona Hatoum, montrant une vidéo endoscopique de son corps, ou encore l'exposition intitulée « M'as-tu vue » (2003) de Sophie Calle : depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970, après une tendance à effacer toute trace de subjectivité, à « dépersonnaliser » l'œuvre d'art, caractérisant, si l'on en croit la critique [1], une grande partie des mouvements artistiques des années 1960, se multiplient désormais dans les arts et la littérature les récits ou mises en scène de soi, ainsi que les démarches visant à instaurer une relation particulière, étroite, voire secrète, entre l'œuvre et chacun des individus constituant son « public ». À telle enseigne que le terme d'« intime », qui avait déjà pu être, au cours de son histoire, étroitement associé aux arts et à la littérature, notamment dans le cadre des avant-gardes européennes du tournant du siècle [2], semblerait faire actuellement retour, ou du moins se trouve fréquemment invoqué pour qualifier la production artistique des quarante dernières années [3]. De fait, nombre de créations contemporaines s'emploient manifestement à afficher les marques de l'intime : elles adoptent une perspective rapprochée, se focalisant sur des micro-événements attachés à une singularité individuelle, du registre de l'infime et du ténu, et elles s'efforcent de suggérer une « authentique » proximité, en convoquant toute une gamme de sensations, d'émotions et de sentiments.

Ces œuvres d'art accomplissent cependant un paradoxe, puisqu'elles montrent ce qui est habituellement tenu caché : si l'intime nous renvoie, de par son étymologie, au superlatif « intimus », désignant ce qu'il y a de plus intérieur, de plus secret et de plus profond, l'intime dans la littérature et les arts suppose en effet que l'on propose à un public ce qui, d'ordinaire, n'est pas censé être exposé au regard de tous, tout en affirmant dans le même mouvement, pour que cela reste du domaine de l'intime en dépit de cette monstration, le caractère secret, très personnel, de ce qui est présenté. Afin de désigner, voire de réinventer cet intime qui ainsi échappe, au bord ou dans les replis du visible, l'art fait d'ailleurs souvent éclater les cadres : comme on le verra au cours des différentes contributions qui composent cet ouvrage, ce pourra être l'image cinématographique qui saisit l'écoute, le médium photographique qui convoque le toucher… La création artistique se nourrit alors de ce jeu entre ce qu'elle dévoile et ce qu'elle voile, renégociant ses propres frontières de l'intime et reconfigurant à chaque fois, à sa manière, ce qui ressort de la sphère publique et de la sphère privée : on peut en ce sens considérer qu'elle met en lumière et interroge des normes qui relèvent non seulement de l'idiosyncrasie de chacun, mais aussi de représentations collectives, et ce, à un moment où le domaine de l'intime paraît connaître des remaniements dans les sociétés contemporaines, qu'il s'agisse, par exemple, du développement des nouvelles technologies et d'une sociabilité en réseau, ou encore de l'émergence, dans le monde du travail, de nouveaux modes de management investissant la vie privée de l'individu.

Le but du présent recueil serait justement de se pencher sur ce « trouble » autour de la notion d'intime dans la littérature et les arts contemporains. Avec un parti pris : déceler, au sein de ces pratiques artistiques, les liens susceptibles de se tisser entre l'intime et le politique, sans considérer ces deux termes comme nécessairement antinomiques. Il s'agirait d'aller ainsi à rebours des nombreuses critiques qui fustigent d'emblée l'intime dans la littérature et les arts en imputant à ces derniers un dédain du politique. D'aucuns considèrent par exemple qu'une telle autoréflexivité exacerbée, un pareil nombrilisme les conduiraient à négliger le vivre-ensemble. Il en est également pour leur reprocher de sombrer dans un exhibitionnisme « malsain », de flirter avec l'« obscène », si bien qu'on tendrait là aussi à déconnecter ces œuvres du politique, en ne les envisageant plus, cette fois-ci, que dans une perspective « morale ». Certains encore voient dans cet intime instrumentalisé et surexposé jusque dans les pratiques artistiques, une extension au domaine de la culture des dispositifs de surveillance et de discipline d'une société relevant désormais d'un panoptisme généralisé : l'intime dans l'art ne serait alors que la manifestation supplémentaire d'une colonisation des individus par le pouvoir et d'une disparition du politique.

Notre optique sera donc autre : si l'on prend à rebrousse-poil la « dépolitisation » ou « l'apolitisme » dont sont souvent taxées ces œuvres, on est peut-être davantage à même d'appréhender ce qui se trame dans la création contemporaine, laquelle semble inviter à porter un regard différent sur l'intime, s'efforçant de ne pas le réduire à « l'intimité gastrique [4] » et le dégageant de toute gangue narcissique. L'intime pourrait être à penser plutôt en termes de relation, affirmant la contiguïté entre la sphère intime et l'espace politique, évoquant non pas une intériorité enfermée dans sa tour d'ivoire, non pas un repli sur soi régressif, mais un retrait qui serait tout entier creusé dans l'enveloppe de ce monde commun et donc de fait y participerait, même si c'est (et sans doute parce que c'est justement) sur le mode d'une réserve [5] : l'intime, qui constitue une brèche, une interruption, un hiatus, pourrait en fait offrir un espace pour élaborer d'autres possibles. En ce sens, il ne serait pas à considérer comme « l'autre de l'espace public », mais comme « une condition de [son] émergence dans le monde moderne [6] ».

Or quand la création contemporaine met l'accent sur la subjectivité du geste artistique, tel un « art de faire [7] » à même de produire un écart, de détourner l'ordre établi, voire d'y échapper, quand elle redessine à sa manière les contours de l'intime et l'amène à passer de l'ombre à la lumière, elle « publicise » cet intime susceptible d'entrer en tension avec la société [8] : elle pourrait alors être considérée comme un lieu de (re)conquête de l'intime et de sa potentialité politique, sous le signe du dissensus [9]. Elle ferait en effet intervenir une dimension politique à une toute petite échelle, sur un mode mineur [10], en décalant le cadrage, en saisissant des lignes imperceptibles et souterraines, afin de mettre à jour des perspectives négligées et de laisser s'élever d'autres voix, dans toute leur singularité et leur diversité. Ce qui pourrait donc être à l'œuvre, dans les arts et la littérature de l'intime, c'est un accent mis sur le sensible, sur les corps et les affects, cherchant à ancrer le politique au cœur des subjectivités, quitte à jouer avec le risque, parfois, de l'opacité et d'une pluralité atomisante. Notre ouvrage, à plusieurs voix, entremêlant des points de vue et des champs disciplinaires variés, sondant la création contemporaine dans des contextes divers, souhaiterait prendre la mesure de ces évolutions.

Cette publication fait suite à un colloque sur « L'intime et le politique dans la littérature et les arts contemporains », qui s'est tenu les 2, 3, 4 et 5 juin 2010 au Musée d'Art et d'Histoire de Saint-Denis et à la Maison Heinrich Heine de la Cité Internationale à Paris. Cette manifestation scientifique était organisée par Florence Baillet, Karin Maire-Parienti et Arnaud Regnauld, enseignants-chercheurs à l'Université Paris 8, avec le soutien de l'Equipe d'Accueil « Les mondes allemands : régions, histoire, cultures, sociétés » (Université Paris 8), de l'UFR Langues LLCE-LEA, de l'Université Franco-allemande, du DAAD (Office allemand d'échanges universitaires) et du Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques.



[1] Élisabeth LEBOVICI, « L'intime et ses représentations », in : Élisabeth LEBOVICI (dir.), L'intime, Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2004 (2ème éd), pp. 11-21. Ici, p. 15.

[2] Il semble même avoir été un « mot à la mode », selon Marianne Streisand, pour désigner l'art moderne autour de 1900. Nous renvoyons à l'histoire du terme « intime » en France, en Angleterre et en Allemagne qu'elle propose dans la première partie de l'ouvrage suivant : Marianne STREISAND, Intimität - Begriffsgeschichte und Entdeckung der « Intimität » auf dem Theater um 1900, Munich, Fink, 2001, pp. 11-130, en particulier p. 110.

[3] Cf. Isabelle DE MAISON ROUGE, Mythologies personnelles - L'art contemporain et l'intime, Paris, Scala, 2004.

[4] Jean-Paul SARTRE, Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 10.

[5] Nous suivons ici ce que dit Michaël Foessel dans son ouvrage sur l'intime : « (…) il s'agit d'un concept relationnel, ce qui le distingue de l'idée d'intériorité. » Cf. Michaël FOESSEL, La privation de l'intime - Mises en scène politiques des sentiments, Paris, Seuil, 2008, p. 13.

[6] Ibid. , p. 70. On notera par ailleurs que chez Hannah Arendt, l'intime n'est pas plongé dans la nuit, mais se trouve dans la pénombre, indirectement éclairé par la lumière du domaine public. Cf. Hannah ARENDT, Condition de l'homme moderne, trad. de Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 91.

[7] Michel DE CERTEAU, L'Invention du quotidien - 1. Arts de faire, Paris, UGE, 10-18, 1980.

[8] Pour Hannah Arendt, « la réaction de révolte contre la société au cours de laquelle Rousseau et les romantiques découvrirent l'intimité était dirigée avant tout contre le nivellement social, ce que nous appellerions aujourd'hui le conformisme inhérent à toute société ». Hannah Arendt considère en effet qu'à l'époque moderne, la société a envahi le domaine public, si bien que « le domaine social et le domaine politique sont beaucoup moins distincts » : la société correspondrait, selon elle, à une forme d'extension du fonctionnement de la famille, qui relève en réalité de la sphère privée, à la sphère publique, laquelle deviendrait alors une sorte de « gigantesque administration ménagère », loin de la vision antique du politique, développée par ailleurs par la philosophe. H. ARENDT, Condition de l'homme moderne (note 6), p. 78, p. 71 et p. 66.

[9] Selon Jacques Rancière, « la politique » consisterait justement « à reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun d'une communauté, à y introduire des sujets et des objets nouveaux, à rendre visible ce qui ne l'était pas et à faire entendre comme parleurs ceux qui n'étaient perçus que comme animaux bruyants. Ce travail de création de dissensus constitue une esthétique de la politique (…) ». Cf. Jacques RANCIERE, Malaise dans l'esthétique, Paris, Galilée, 2004, pp. 38-39.

[10] Pierre Zaoui, tout en s'appuyant sur Deleuze, propose ainsi d'envisager « l'art le plus apparemment intimiste » comme « un art éminemment politique ; politique, non au sens des grands appareils, des institutions, des partis, mais au sens d'une politique du quotidien, plus imperceptible, plus minoritaire ». Cf. Pierre ZAOUI, « Deleuze et la solitude peuplée de l'artiste (sur l'intimité en art) », in : E. LEBOVICI (dir.), L'Intime (note 1), pp. 43-58. Ici, p. 58.




POUR CITER CET ARTICLE

Florence Baillet, « L'intime et le politique dans les arts contemporains :  Introduction », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011. URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/baillet.html