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La mythologie individuelle, une fabrique du monde

Perin Emel Yavuz

ehess–cral, esae

LE contexte artistique de la fin des années 1960 se place, en art, sous le signe de l'ambivalence par rapport à la question du sujet entre, d'une part, la conception moderniste de l'artiste et, d'autre part, la réaction minimale et conceptuelle face à l'hégémonie d'une telle conception. Le récit moderniste de l'art qui commençait à s'essouffler avait, en effet, contribué à l'édification de l'artiste comme une « figure souveraine » [1] et défini « comme médiateur » [2]. L'artiste apparaissait ainsi comme l'être qui permet d'accéder, par la force universalisante de sa subjectivité et de la puissance de son génie, à des « réalités autrement inaccessibles » [3]. Était ainsi instaurée l'image de l'artiste comme figure héroïque et mythique. En réaction à cette vision de l'omnipotence du sujet artiste, la nouvelle génération d'artistes des années 1960 s'est alors attachée à instaurer une distance avec l'œuvre d'art. Les minimalistes ont ainsi accordé une plus grande importance au projet qu'à son exécution qui n'a pas le même statut que l'idée, cette « machine qui fabrique tout » selon les mots de Sol Lewitt. Confiant l'exécution de l'œuvre à un exécutant, l'artiste intervient ensuite dans sa mise en situation. Pour sa part, l'Art Conceptuel a développé des œuvres à faible composante expres­sive, anecdotique ou visuelle, par lesquelles se manifeste une réflexion centrale sur les codes, les signes, le langage. C'est avec une extrême concision que s'expriment ces différentes démarches. Leur pro­gramme minimum interroge sans cesse, dans la répétition d'un geste rigoureusement identique, la pratique et la limite picturale. Face à l'absolutisme des positions moderniste, minimaliste et conceptuelle, des artistes ont cherché, dès la fin des années 1960 et tout au long des années 1970, à réinvestir le sujet au moyen de pratiques perfor­matives, documentaires et narratives. Et c'est autour de la notion de mythologie individuelle que s'effectue ce réinvestissement au moyen du récit de soi.

Or, parce que cette notion articule une dimension collective – le mythe – et une dimension personnelle, il convient de s'interroger sur la valeur politique de l'intime dans les œuvres qui gravitent autour de cette notion. Le terme "politique" est compris ici d'après la définition qu'en donne Roland Barthes dans les Mythologies, c'est-à-dire « comme l'ensemble des rapports humains dans leur structure réelle, sociale, dans leur pouvoir de fabrication du monde ». [4] Quelle est alors la portée politique de l'intime dans l'art dans les œuvres relevant de cette tendance des années 1960-1970 au cœur de laquelle se situe le sujet ? En quoi ces mythologies individuelles contribuent-elles à la "fabrication du monde" ? Cette analyse se développe sur un arrière-plan de rupture historique avec le tournant postmoderne qui touche la société et l'histoire, un terrain meuble et fertile au développement de nouvelles formes artistiques. Il s'agira donc dans un premier temps d'ordre historique de présenter l'émergence de la mythologie indivi­duelle dans les pratiques artistiques, avant d'interroger d'un point de vue théorique toute la contradiction qui se situe dans l'articulation de cette notion avec la problématique du politique. Enfin, il sera question d'étudier la manière dont l'intime est utilisé comme vecteur de trans­mission à travers une pédagogie de l'image et une politique du récit.

Émergence de la mythologie individuelle

Lorsque Roland Barthes écrivit les Mythologies en 1957, il s'attachait à mettre en lumière le processus de la mythologie moderne qui vise une réappropriation collective du réel au moyen d'une narrativisation du quotidien. Si son étude portait sur le champ culturel, cette réap­propriation du réel investissait également tous les champs artistiques à l'instar de courants aux dénominations très paradigmatiques (Nouveau Roman, Nouvelle Vague ou encore Nouveau Réalisme) dont les projets esthétiques étaient portés par un nouveau sujet désireux de s'affirmer et de s'inscrire dans son environnement social. Ce matériau commun – le réel – donnait lieu à des traitements très différents parmi lesquels se dégageait une tendance caractérisée par ce que Paul Ardenne nomme l'« esthétis [ation] de l'existence [5]  ». Selon le critique d'art, celle-ci procède d'une remise en adéquation avec le réel qui passe par un recentrement sur l'individu. À l'inverse de la mythologie moderne définie par Barthes, la mythologie person­nelle marque la perte de croyance en cette entité collective structurée par les « grands récits » dont Jean-François Lyotard désigne la fin et, par là, l'avènement de l'ère postmoderne [6]. Dans ce recentrement sur l'individu, son rapport au quotidien et son existence devenaient ainsi un matériau insondable pour les artistes.

En art, ce recentrement fut amené par la notion de mythologie. En 1964, une première exposition intitulée Mythologies quotidiennes fut organisée par le critique Gérald Gassiot-Talabot au Musée d'art moderne de la Ville de Paris. Cette exposition qui portait essentielle­ment sur la peinture n'était pas sans faire écho à l'analyse de Barthes puisque le groupe d'artistes [7] réunis s'attaquaient à l'image médiatique avec la volonté de « "gauchir" l'esthétique pop et d'adopter un point de vue critique sur la société » [8]. Quelques années plus tard, un recen­trement du mythologique sur l'individu et un resserrement du quotidien sur l'intime s'opérèrent dans les pratiques artistiques. Ceux-ci prirent des noms différents selon les critiques et les artistes. En 1972, dans la section « Individuelle Mythologien » de la Documenta 5 [9], le commissaire légendaire Harald Szeemann réunit des œuvres symptomatiques de ce glissement du quotidien comme objet d'une vision collective au quotidien comme expérience indivi­duelle [10]. Sous cette dénomination, il s'agissait de définir un courant dans lequel les artistes élaboraient à partir de leur vie (prise ainsi comme objet et matériau) une autre vie, une identité mi-réelle mi-fictive, interne à leur œuvre. Les œuvres ainsi présentées marquent le positionnement de l'artiste au cœur de son œuvre. Devenu son propre objet, l'artiste puise dans son vécu et sa perception un matériau constitué d'«  […] images de rêves issues de l'inconscient, des traces négligées du quotidien et d'un désir sans faille d'une nouvelle unité de l'homme et du monde en systèmes encyclo­pédiques, parfois quasi scientifiques, tels que la documentation et la construction de mondes réels ou fictifs. » [11] En 1973, Le Narrative Art apparut comme un autre des symptômes de ce mouvement général dans lequel le sujet devient son propre objet [12]. James Collins, qui en a été le premier défenseur, le définissait comme

[une] mise en représentation – directe ! – de la personnalité artistique. […] [C]es artistes se sont mis à raconter des « histoires », écrites, dactylographiées, enregistrées, photogra­phiées, avec de moins en moins le sentiment d'une quelconque responsabilité au sujet de ce que l'art devrait « être ». Ils auraient plutôt tendance à faire ce qui leur plaît. […] Leur art des gens, des choses et des situations, en embrassant un large éventail de vie quotidienne réelle ou imaginaire, constitue une action humani­sante non négligeable. [13]

Ainsi, l'artiste devenait un motif, si ce n'est la figure centrale, érigée comme point centripète de ce quotidien mythifié et réinvesti dans l'œuvre. Le rôle joué par la photographie n'était pas négligeable. Elle participait ainsi d'un travail d'archivage et de documentation du quotidien narrativisé. Elle intervenait également comme un espace de projection dans lequel les artistes se mettent en scène soit à travers des récits autobiographiques ou pseudo-autobiographiques, soit dans des dispositifs expérimentaux et performatifs dans lesquels le corps de l'artiste devenait le médium. Enfin, en 1974, à travers l'exposition Spurensicherung : Kunst als Archäologie und Erinnerung [14], puis en 1977 avec la publication d'une étude plus poussée,Spurensicherung. Kunst als Anthropologie und Selbsterforschung. Fiktive Wissenschaft in der heutigen Kunst [15], l'historien de l'art allemand Günter Metken désignait une forme d'art développée par certains des artistes déjà présents dans les expositions précédemment citées [16], qui s'approprie la méthodologie de l'histoire et des sciences humaines et sociales afin de procéder à une archéologie du sujet.

Contradiction de la mythologie individuelle

Portant son analyse sur des objets du quotidien issus de la société de consommation (publicité, tourisme, catch, etc.), Roland Barthes tend à démontrer, dans les Mythologies, l'excès idéologique qu'ils recèlent. Il définit ainsi la fonction du mythe par le fait qu'il « évacue le réel ». « Le mythe est une parole dépolitisée […], précise-t-il. [Il] ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d'en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n'est pas celle de l'explication, mais celle du constat. » [17] Cette critique des mythologies quotidiennes vise la société bourgeoise, érigée en idéologie. À travers elle, c'est l'aliénation du sujet, désolidarisé de la question du sens, que pointe Barthes. S'il accuse le mythe de mettre à mal « la fabrication du monde » par un processus d'approbation crédule, et donc de rupture du politique, c'est pourtant par le réinvestissement du mythe par l'intime qu'une pensée politique émerge de ces œuvres qui témoi­gnent d'une esthétisation de l'existence. Non sans contradiction.

La compréhension de ce processus n'est pas évidente. Un détour par la pensée de Hannah Arendt pourrait éclairer l'ambiguïté qui règne dans l'opposition de ces deux notions, la mythologie individuelle et sa portée politique. Dans le deuxième chapitre de La Condition de l'homme moderne [18] consacré à l'analyse du domaine public et du domaine privé, la philosophe définit le mot "public" à partir de deux critères : tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu par tous, et tout ce qui est commun à tous dans la société. S'attachant à l'analyse du premier critère, elle écrit :

Comparées à la réalité que confèrent la vue et l'ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d'ombres tant qu'elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindivi­dualisées, pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. C'est la transformation qui se produit d'ordinaire dans le récit et généralement dans la transposition artistique des expériences individuelles. [19]

Autrement dit, la publicisation est un processus de désindividuation. Dès lors, faire de ce qu'il y a de plus intime le matériau de son art procède non pas de l'exhibition de soi mais du délaissement du soi, de l'abandon du soi au profit d'un objet (matériel ou non) voué à la communauté, l'art. Car, si l'on considère l'art comme une expression, il ne peut y avoir d'art sans récepteur. Dès lors, l'art est irrémédia­blement politique – idée que la parenthèse moderniste ouverte à la fin du XIXe siècle avait pu laisser échapper.

En effet, dominé par des problématiques essentialistes et auto-réflexives, le modernisme érigé en mythe avait extrait les œuvres de la « fabrication du monde », cantonnant le spectateur à une attitude de contemplation mutique devant des œuvres devenues abstraites, conduites à leur propre représentation. Porté par une conception issue du romantisme, l'intime ainsi publicisé affirmait avant tout l'individualité de l'artiste dont l'Expressionnisme abstrait apparaît comme le paroxysme avec l'image de l'artiste qui se jette sans concession, le geste libéré, tout entier dans sa toile. Or, dans les œuvres du Narrative Art, des Mythologies individuelles et autres Spurensicherung, à travers des récits anecdotiques, des collections photo­graphiques d'objets personnels, des mises en scènes photogra­phiques dans lesquelles les artistes jouent leur propre rôle, l'intime publicisé, bien qu'au premier plan, se décentre de son producteur pour s'inscrire dans le politique. Cela s'opère d'abord par un désir d'adhésion au réel qui passe à la fois par le recours à la représentation iconique et par le prélèvement direct dans l'existence propre – l'omniprésence de la photographie n'est à ce titre pas anodin puisque, par sa nature d'enregistrement, elle apparaît comme un prélèvement du monde. Mais c'est aussi par l'affirmation d'un quotidien faillible voire trivial au risque de mettre à mal la figure mythique de l'artiste, et par la nécessité intrinsèque de transmettre une expérience, que la publicisation de l'intime prend une tournure politique. Ainsi s'affirme une forme d'art dont la vocation est délibérément de s'inscrire entre les hommes, et non pas au-dessus des hommes. La valeur politique des mythologies individuelles se fonde sur le fait qu'elles parlent, qu'elles s'adressent aux spectateurs sur la base d'un matériau commun puisé dans la vie intime, relativisant le caractère sacré et immanent de l'œuvre d'art au profit d'un réinvestissement de sa fonction sociale. Celle-ci se définit, dans ce corpus, à travers la notion de transmission renouant avec l'idée de l'artiste comme médiateur compris non pas au sens de démiurge selon la conception moderniste mais au sens de pédagogue, celui qui éclaire les rouages du monde.

Pédagogie de l'intime, politique de l'image

C'est notamment à l'image, pour sa nature de message et sa portée idéologique véhiculée dans le contexte de prolifération médiatique, que ces artistes des mythologies individuelles vont s'attaquer et élaborer des stratégies pour mettre en avant les pièges du monde iconique et en déconstruire les codes de lecture. Mais plutôt que de procéder de la même manière que leurs aînés conceptuels, c'est-à-dire purement objective, ils vont puiser dans leur propre vie les moyens pour mener le spectateur à faire l'expérience des leurres de l'image. L'un des plus fameux exemples réside dans les premières œuvres photographiques de Christian Boltanski, période qu'il a voue à l'enregistrement de son enfance, matériau à partir duquel il procède à un véritable travail de déconstruction des codes de lecture de l'image photographique, à l'instar des 10 Portraits photographiques [20].

Cette œuvre fort connue présente soi-disant dix portraits du jeune Christian Boltanski pris au parc Montsouris sur une période de dix-huit ans. Les dix portraits sont accompagnés d'une légende qui les identifie bien comme des portraits de Christian Boltanski. Or ces portraits ne sont pas ceux de l'artiste à des âges différents – à une exception près – mais ceux de dix jeunes garçons âgés entre deux et vingt ans qui se trouvaient au parc Montsouris un jour d'été. Même s'ils ne se ressemblent pas, tous sont bruns sauf un qui est blond. Mais cela peut s'expliquer par le fait que Boltanski, en grandissant, avait dû probablement changer. Le spectateur est incité à croire ce qu'il voit par les légendes qui précisent bien à chaque fois qu'il s'agit de l'artiste et les dates auxquelles ont été prises les photos. Un détail pourrait cependant ébranler sa croyance. Le portrait censé représen­ter Boltanski à l'âge de cinq ans, en petite tenue d'été, le nombril à l'air, est datée du 12 mars 1949, c'est-à-dire en hiver. Lynn Gumpert explique l'attitude du spectateur face à la manipulation de Boltanski :

« Mais là encore, notre désir de prendre pour argent comptant la véracité du couple texte-image est tel que cette tenue estivale en plein mois de mars ne remet pas en cause la crédibilité ni de l'image, ni de sa légende. Lorsque nous ouvrons enfin les yeux sur les ruses boltanskiennes, c'est notre propre naïveté, la facilité avec laquelle nous nous laissons duper, qui éclatent au grand jour. » [21]

Boltanski joue avec la confiance du spectateur en jouant notamment avec le texte. Arrêtons-nous un instant. Christian est le frère de Luc. Luc Boltanski signe une partie de l'enquête menée par Pierre Bourdieu, Un Art moyen [22]. Le titre de cette partie qui porte sur la photographie de presse n'est pas sans référence. Intitulée « La rhétorique de la figure », elle fait inévitablement écho à l'article de Barthes, « Rhétorique de l'image » publié quelques temps auparavant. Aussi est-il difficile de croire que Christian n'ait pas eu connaissance de ce contexte de réflexion autour de la photographie dont ses premières séries sont porteuses. Or, dans « Rhétorique de l'image », Roland Barthes attribue au message linguistique une nature idéologique qui fonctionne comme « une sorte d'étau empêch [ant] les sens connotés de proliférer […] » [23], ce qu'il nomme la « valeur d'ancrage du texte ». Par sa valeur répressive, le texte cadre la polysémie de l'image. C'est sur ce principe que cette œuvre, marquées par une prétendue tautologie du texte, montre comment celui-ci trompe la lecture d'un spectateur qui lit le texte mais pas l'image. Ici, Boltanski joue avec cette valeur d'ancrage du texte pour faire entrer le spectateur dans une histoire prétendument autobiographique, celle de son enfance à travers de pseudo-autoportraits. Il profite d'un réflexe culturel qui nous incite à lire le texte comme un élément de compréhension de l'image mais il orchestre une lecture erronée des portraits dont seule une observation attentive permet de déjouer la tromperie. Or, il y a dans le va-et-vient de l'œil, dans cette circulation du regard entre le texte et l'image, quelque chose qui relève de l'enquête, d'une quête d'indices afin de déceler la signification de l'ensemble. L'intermédialité force le regard à déceler les mécanismes qui portent les œuvres. Elle oblige une activité de lecture de l'ensemble avec l'objectif d'amener le spectateur à porter une attention particulière à l'image. Outre cette démarche somme toute pédagogique qui vise à pointer les pièges que tend l'image au spectateur, un des autres éléments fondamentaux que soulignent cette dernière œuvre réside dans la fonction du récit dans la conquête d'un territoire politique de l'œuvre.

Transmission de l'expérience, politique du récit

Dans l' « Introduction à l'analyse structurale des récits », Roland Barthes souligne l'universalité du récit. Quels que soient les médiums (orale, textuelle ou iconique), les formes (mythe, légende, fable, histoire, tableau peint, bande dessinée, etc.), les époques, les lieux, les sociétés, le récit est omniprésent, il « commence avec l'histoire même de l'humanité […], [il] est là, comme la vie. » [24] C'est bien que le récit fait partie intégrante du monde, qu'il participe à sa fabrication et qu'il en assure à la fois la continuité et la cohésion. Le récit a donc résolument une fonction politique. Mais qu'en est-il dès lors qu'il prend une coloration intime ? Quelle peut être la portée politique d'un récit dont le matériau est la vie personnelle de son auteur ? Ce n'est peut-être pas un hasard s'il réapparaît en force sous la forme de micro-récits personnels dans les pratiques artistiques des années 1960-1970 après la parenthèse moderniste, grand récit qui a structuré le cours de l'histoire de l'art tout en instaurant une rupture avec le monde. Historiquement, sa réapparition sonne comme le moyen de redéfinir non seulement l'art mais aussi sa fonction dans une période de désorientation historique [25]. Par son ancrage dans le quotidien de l'artiste, le récit personnel, qu'il prenne la forme de journaux intimes, de documentations tirées des archives photographiques familiales, de récits auto-fictionnels, désacralise cet art immanent placé par le récit moderniste au-dessus des hommes. Par le recours à ce matériau commun, il transcende l'expérience personnelle en expérience collective. Ainsi, en se faisant narrateurs de leur propre existence, les artistes de ce corpus réamorcent-ils un dialogue avec le spectateur, replaçant ainsi l'art dans la société. Mieux, en se faisant narrateurs d'un quotidien commun à tous, ces artistes tissent un lien à l'intérieur de la société elle-même. Cette idée est ancienne. On la retrouve chez Walter Benjamin dans son texte intitulé « Le Conteur » [26]. Dans ce texte qui s'appuie sur l'analyse de l'écrivain russe Leskov, Benjamin pose le constat suivant :

L'art de conter est en train de se perdre. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui savent raconter une histoire. C'est comme si nous avions été privés d'une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d'échanger des expériences. [27]

Le cours de l'expérience a chuté. [28]

Ce constat précurseur repose sur un fondement politique du récit, celui d'une transmission de l'expérience. C'est selon lui le rôle du conteur que de puiser dans l'expérience transmise de bouche en bouche qui fait de lui l'homme de bon conseil pour son public, celui qui transmet une sagesse. Le conteur est donc celui qui s'adresse à un public (on raconte toujours quelque chose à quelqu'un), celui qui instaure un lien entre les gens, celui qui transmet une mémoire et maintient ainsi une continuité historique au sein d'un groupe, enfin, celui qui s'appuie sur une expérience issue du quotidien d'un groupe. Le conteur est donc un acteur de cohésion sociale qui joue un rôle politique au sein du groupe. Or, il semble justement que le recours à une narration simple et sans prétention dans les pratiques artistiques du tournant des années 1960-1970 participe humblement au désir non seulement de renouer avec le monde mais aussi de transmettre aux spectateurs une sagesse à travers cette pédagogie ludique de l'image. Et donc de repositionner l'artiste dans la société. Ainsi, à partir d'expériences tirées du quotidien commun mises en récit, ces artistes soumettent une nouvelle expérience au spectateur, celle de la lecture des images. Qui plus est, ils ramènent l'artiste au cœur de la société. L'artiste est un homme comme les autres.


Bibliographie

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[1] Jean-Marie Schaeffer, L'Art de l'âge moderne. L'esthétique et la philosophie de l'art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992. p. 101.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1970 [1957], p. 217.

[5] Paul Ardenne, « Expérimenter le réel, art et réalité à la fin du XXe siècle », in : Paul Ardenne, Pascal Beausse et Laurent Goumarre (dir.), Pratiques contemporaines. L'Art comme expérience, Paris, Dis voir, 1999, p. 19.

[6] Cf. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979, 109p.

[7] Parmi ces artistes, on pouvait compter Eduardo Arroyo, Gilles Aillaud, Antonio Recalcati, Henri Cueco, Michel Parré, Peter Stämpfli, Leonardo Cremonini, Bernard Rancillac, Jacques Monory, Errò, Peter Klasen, Valerio Adami, Bernard Rancillac, Valerio Adami, Equipo Cronica, Léon Golub. Cette exposition cristallisa le courant de la Nouvelle Figuration ou Figuration Narrative.

[8] Catherine Millet, L'Art contemporain. Histoire et géographie, Paris, Flammarion, 2006, p. 44-45.

[9] La Documenta est une grande exposition d'art contemporain qui se tient à Cassel tous les cinq ans.

[10] Cette section comptait parmi les nombreux artistes réunis les représentants de l'Actionnisme viennois (George Brecht, Günter Brus, Hermann Nitsch, Rudolf Schwarzkogler), mais aussi Christian Boltanski, Jean Le Gac, Robert Filliou, Luciano Fabro, Giulio Paolini, John C. Fernie, Nancy Graves, Edward Ruscha. Jörg Immendorf, Gustave Metzger, Edward Kienholz, R. Penck, Sigmar Polke.

[11] Sophie Goltz, Angelika von Tomaszewski, « Glossar zur d5 », in : Roland Nachtigäller, Friedhelm Scharf et Karin Siegel (dir.), Wiedervorlage d5 : eine Befragung des Archivs zur documenta 1972, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz, 2001, p. 243. (Traduit par nos soins).

[12] On retrouve dans ce nouveau corpus des artistes déjà présents à la Documenta 5 (Christian Boltanski, Jean Le Gac, John C. Fernie et William Wegman) auxquels s'ajoutent John Baldessari, Didier Bay, Bill Beckley, Robert Cumming, Peter Hutchinson, Roger Welch. Ce corpus s'élargit tout au long de la décennie.

[13] James Collins, « Préface », in : Narrative Art, catalogue de l'exposition du 26 septembre au 3 novembre 1974, Bruxelles, Palais des Beaux-arts, 1974, non pag.

[14] Günter Metken, Uwe M. Schneede (dir.), Spurensicherung : Archäologie und Erinnerung, catalogue de l'exposition du 6 avril au 19 mai 1974, Hambourg, Kunstverein, 1974. Cette exposition comptait notamment Christian Boltanski, Didier Bay et Anne et Patrick Poirier.

[15] Günter Metken, Spurensicherung. Kunst als Anthropologie und Selbsterforschung. Fiktive Wissenschaft in der heutigen Kunst, DuMont, Cologne, 1977.

[16] On y retrouve, en effet, de nouveaux artistes très actifs de la scène française des années 1970 : Didier Bay, Christian Boltanski, Anne et Patrick Poirier, Jochen Gerz, Jean Le Gac et Paul-Armand Gette.

[17] R. Barthes, Mythologies (note 4), p. 217.

[18] Hannah Arendt, La Condition de l'homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983 [1961].

[19] Ibid. , pp. 89-90.

[20] Christian Boltanski, 10 Portraits photographiques de Christian Boltanski 1946-1964, livre d'artiste, Paris, Éditions Multiplicata, 1972, non paginé.

[21] Lynn Gumpert, Christian Boltanski, Paris, Flammarion, 1992, p. 154.

[22] Cf. Luc Boltanski, « Rhétorique de la figure », in : Pierre Bourdieu (dir.), Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965, pp. 173-198.

[23] Cf. Roland Barthes, « Rhétorique de l'image », Communications, n° 4, 1964, pp. 40-55.

[24] Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », Communications, n° 8, 1966, p. 1.

[25] Cf. Arthur Danto, L'Art contemporain et la clôture de l'histoire, trad. Claude Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 2000.

[26] Walter Benjamin, « Le Conteur » [1936], in Walter Benjamin, Œuvres II, trad. Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz, Paris 2000, pp. 114-151.

[27] Ibid. p. 115

[28] Ibid.


POUR CITER CET ARTICLE

Perin Emel Yavuz, « La mythologie individuelle, une fabrique du monde », Le Texte étranger  [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/yavuz.html