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Trouble aux frontières de l'intime

Gérard Wajcman

Université Paris 8

QUELQUES jeunes hommes, après un dîner, s'étaient enfermés en compagnie de plusieurs femmes au rez-de-chaussée d'un hôtel afin de se livrer à des "actes de libertinage". Mais certaines personnes, en s'approchant, soit du trou de la serrure, soit des interstices des jalousies baissées, ont pu apercevoir la scène. […] Être vu par le trou de la serrure ou à travers les interstices laissés par des jalousies baissées fut considéré comme un acte de négligence à l'égard de la pudeur publique et donc comme une exhibition volontaire. » Ce sont donc les voyeurs qui ont porté plainte, et les jeunes libertins furent ainsi condamnés par un tribunal pour outrage public à la pudeur. Ceci se passait en France en 1857.

Un des traits remarquables de cette affaire rapportée par Marcela Iacub dans son livre Par le trou de la serrure, est que le regard en vrille va à la fois constituer le délit et se trouver entièrement exonéré. La Justice ne fait en effet aucun cas du voyeurisme de ces personnes qui, après s'être copieusement rincé l'œil, vont aller se plaindre à la police en se déclarant choquées. Au contraire, le voyeur devient auxiliaire de police, un agent occasionnel du pouvoir, son œil agile se transforme en organe temporaire de l'État. Cette extension du regard du maître est capable de poursuivre les activités sexuelles des citoyens jusqu'au cœur des alcôves, mais surtout, cet œil sournois a le pouvoir de convertir d'un seul regard la sexualité privée en crime. On tient en somme là une première forme de vidéosurveillance, dans une vidéosurveillance des mœurs. Au-delà de l'ironie d'une comparaison anachronique et approximative, la vidéosurveillance électronique actuelle n'est quand même pas sans rapport avec cet usage du voyeur comme agent de police. En particulier parce que la caméra possède elle aussi cet étrange pouvoir de criminaliser tout ce qu'elle voit. Disons que la seule présence de ces yeux électroniques dans nos rues fait que chacun est désormais regardé comme délinquant potentiel. La généralisation de la vidéosurveillance destinée à observer nos faits et gestes institue une sorte de présomption de culpabilité – un soupçon de nature statistique, non explicite, mais fondamental, qui a culminé par l'entrée récente dans le droit de la notion de « dangerosité », explicitement séparée de la culpabilité, puisqu'on la définit comme une « probabilité très élevée de récidive », associée à un « trouble grave de la personnalité ». Cette notion a été dénoncée par madame Mireille Delmas-Marty dans son dernier livre comme introduisant une « déshumanisation du droit pénal » [ Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, 2010, p. 25]. C'est que, s'il est fondé sur le couple culpabilité/peine, c'est que le droit pénal postule le libre arbitre, c'est-à-dire l'implication du sujet, tandis que le couple dangerosité/mesure de sûreté constitue la négation absolue de l'idée même de sujet. On mesure là combien la dangerosité est une notion dangereuse. Mais au-delà du débat juridique sur la récidive, la vidéosurveillance induit en elle-même l'idée d'une dangerosité universelle. Si on nous regarde, c'est que sujets comme tels sont une classe dangereuse. Il faut tenir que cela va dans ce sens : ce n'est pas parce que nous sommes dangereux que nous sommes surveillés, c'est parce que nous sommes surveillés que nous sommes présumés dangereux. L'insistance des politiques qui voudraient bien substituer le terme de vidéo-sécurité à celui de vidéosurveillance n'y change rien. En revanche, le premier discours prononcé il y a quelques jours par le nouveau vice-premier ministre britannique, Nick Clegg, constitue à la fois un aveu remarquable, une révélation et une révolution dans le pays champion du monde de la vidéosurveillance. Nick Clegg a en effet déclaré : "Il est scandaleux que les gens respectueux des lois soient régulièrement traités comme s'ils avaient quelque chose à cacher." Bien que ce soit justement pour le dénouer, il faut noter ici ce lien fondamental dans nos cultures entre le caché et la vérité coupable. C'est ce qui arme l'idéologie de la transparence qui, particulièrement dans le monde anglo-saxon, prend une valeur morale essentielle. Le péché fait tache. C'est cette vision scopique du péché que Tanizaki, le grand écrivain japonais, rendait manifeste en vitupérant la blancheur immaculée de la salle de bain victorienne où il voyait un témoignage de la fascination des anglais pour la souillure.

Pour en revenir à nos histoires de voyeurs et de délinquance sexuelle, on dira qu'on ne peut négliger cette différence majeure que la vidéosurveillance ne s'immisce pas dans les alcôves, en principe, et qu'il ne saurait être question de voyeurisme dès lors qu'il s'agit du regard de l'État exerçant une mission d'ordre public en utilisant non pas des voyeurs officiels mais un regard électronique, c'est-à-dire par définition acéphale et sans corps, sans sujet et sans jouissance.

Reste que la ligne de fracture qui divise public et privé pourrait ne pas être aussi claire et stable. Et c'est un aspect de la question qui va m'arrêter ici. Parce que dans cette affaire de partouze dix-neuvième, pour réaliser cette conversion de la sexualité en crime, il a fallu subvertir et même abolir la ligne qui sépare intime et public : ce que démontre en effet cette histoire, c'est qu'en se glissant en tiers par une ouverture quelconque, la possibilité de changer une partie fine entre amis en exhibitionnisme coupable, implique que le regard ait aussi changé la nature du lieu, le faisant passer du privé au public.

Le domaine privé est extérieur aux individus, dans un État démocratique, il est garanti par la loi. Toutefois, ce que les juges sanctionnent dans cette affaire de sexe, c'est qu'il y a un bougé de la ligne qui sépare espace public et espace privé. Et surtout, cela doit non pas s'entendre comme un acte d'effraction, que l'espace privé est investi arbitrairement par le pouvoir. Il ne s'agit pas d'un viol de Big Brother, parce que cette pénétration de l'œil dans le domaine privé dissout tout simplement l'idée même du privé. Plus exactement, je dirais que le regard vide la sphère privée pour en quelque sorte la coloniser et l'annexer, même si c'est de façon temporaire, au domaine public. Ce qui retient mon attention dans cette affaire, c'est évidemment que l'agent de cette transmutation de l'espace soit le regard. Au point que l'espace public semble se définir comme espace-sous-regard. D'où il se déduit que l'intime se définirait comme espace-hors-regard.

Le fait de circonscrire le domaine public comme espace-sous-regard est si puissant que l'invention du cache-serrure qui date justement du milieu du XIXe, n'aura pas suffit pour assurer l'intégrité de l'intime. Parce que si l'intime repose élémentairement sur la possibilité de garder la vie hors du regard de l'Autre, et si le regard, un regard quelconque est l'opérateur de la métamorphose du privé en public, alors il ne suffit pas de masquer le trou de la serrure, de tirer les rideaux, de condamner portes et fenêtres, de boucher tout interstice et de colmater toute fissure pour le maintenir dans l'intime. On ne peut se contenter de rendre l'espace étanche aux regards extérieurs, parce qu'à l'occasion, des juges ont statué qu'il suffisait de la présence d'un tiers à l'intérieur même de l'espace privé parfaitement hermétique et aveugle pour le transformer en espace public, aussi ouvert qu'une place publique. L'ennemi, on le voit, c'est le trois, la menace, le danger, c'est le tiers. C'est-à-dire qu'une autre nécessité de pensée apparaît, à savoir qu'il faut disjoindre l'Autre et l'extérieur, l'ennemi et l'étranger. C'est ce qu'on peut tirer du fait que si on partageait son appartement avec quelqu'un d'autre que son partenaire sexuel, ce tiers, simplement en arrivant, pouvait transformer le logement en lieu public. Autrement dit, si vous avez omis de bien fermer la porte de votre chambre et que votre enfant très éveillé, poussé par l'inévitable curiosité qu'engendre l'interdit parental d'aller voir du côté de la chambre de papa et maman à l'heure de la sieste, si donc votre enfant rendu intelligent par vos interdictions, qui sait désormais où il est intéressant d'aller regarder, vient coller son œil dans l'entrebâillement de votre porte, ce que vous risquez ce n'est pas tant de lui causer un traumatisme de la scène primitive, c'est que, grâce à lui, votre chambre à coucher soit considérée exactement comme si vous aviez installé votre lit de turpitudes le premier dimanche de septembre au beau milieu de la Braderie de Lille. Ce qui est étonnant dans cette histoire, c'est que c'est par l'immixtion du regard dans l'intime, c'est-à-dire grâce au concours du voyeur que le Code pénal a introduit la notion d'exhibition sexuelle.

Ce que cette histoire amène à comprendre en premier lieu, c'est qu'il faut se défaire de l'idée de deux espaces séparés hétérogènes et clairement définis, à partir de quoi on pourrait penser comment un regard extérieur viendrait s'immiscer à l'intérieur d'affaires privés. Il faut suspendre cette idée parce qu'on découvre ainsi que c'est le regard lui-même qui institue ces espaces, qui les constitue. De sorte que la nature de l'espace dépendra de la présence ou non d'un regard en position de tiers, qu'il s'agisse d'un voyeur vicieux et hardi ou d'un regardeur fortuit et innocent. Il faut mesurer l'empan et l'enjeu de l'équation de l'espace public, à savoir : un espace + un regard. Parce que cela oblige en effet à se demander si le problème que pose la vidéosurveillance aujourd'hui tient bien seulement dans la menace qu'elle fait peser sur nos libertés, ou dans l'évaluation de son efficacité en termes de sécurité. Si tout repose sur le fait que c'est justement la présence des caméras, d'être mis sous le regard qui définit l'espace public, le problème prend un autre tour. S'esquisse en effet la possibilité d'une dissolution par l'intérieur de la notion de vie privée.

Non seulement l'hypothèse n'est pas triviale, mais elle est plus que légitime et même urgente. Parce qu'elle a été formulée et légitimée comme une prophétie par deux des meilleurs experts dans le domaine. A savoir deux maîtres du Net, Eric Schmidt, le PDG de Google et Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook. La réflexion sur la question de la vie privée a conduit le PDG de Google à cette conclusion que le souci de préserver sa vie privée n'était une réalité que pour les criminels – thèse où on retrouve l'équation puritaine : transparence = innocence. Quant à Mark Zuckerberg, il a simplement déclaré qu'il faut casser le lien entre le secret et l'intime, parce que ce lien est un héritage obsolète du passé. Le mot d'ordre des temps nouveaux est : The Age of Privacy is Over, l'âge de la vie privée est passé. L'intime n'est tout simplement plus la norme au moins pour le monde des usagers de la toile. Ce qu'on annonce ainsi, c'est que nous entrons dans un temps où la protection de la vie privée ne sera plus la norme pour personne. Josh Freed, un célèbre éditorialiste canadien, parle, en termes sociologiques, de la plus importante fracture qui se soit produite depuis longtemps : d'un côté, dit-il, la "génération des parents", de l'autre, la " génération des transparents". Le jeu de mot donne des frissons. En pratique, il signifie qu'il suffit d'un regard caméra au plus intime pour rendre caduque l'idée même de vie privée ou simplement d'intimité.

Or tout écran d'ordinateur porte désormais une minuscule webcam. Incluse dans la façade de l'écran elle semble gravée sur son fronton comme l'inscription qui surmonte la porte de l'Enfer de Dante : "Lasciate ogne speranza, voi ch'intrate", Vous qui entrez, abandonnez tout espoir d'intimité. Sauf que cela ne sonne pas comme un sombre avertissement, l'annonce d'un châtiment éternel, mais comme une promesse d'un monde enfin transparent. L'écran de l'ordinateur avec sa caméra embarquée serait la porte non de l'Enfer mais d'un nouveau Paradis.

En parlant de portes, de seuils, de lieux, d'espaces, je veux rendre sensible qu'une dimension essentielle de l'hypermodernité, de cette nouvelle civilisation que je qualifie de civilisation du regard tient dans une disparition progressive des limites, comme entre privé et public. Mais on ne doit pas se représenter cet effacement des frontière dans une logique de conquête, une extension totalitaire continue du domaine public qui tendrait à coloniser l'espace du sujet. Il faut penser cela avec la bande de Mœbius, c'est-à-dire que le privé et le public s'interpénètrent, qu'intérieur et extérieur ne vont pas chacun de son côté mais se situent sur une même face. On passe de l'idée du privé comme géométrie de la sphère, à une topologie de l'intime, ce que Lacan a nommé l'extimité, où les espaces séparés se rejoignent et se nouent. C'est un monde de vacillement, tel celui qui prend le Narrateur à la fin de la Recherche du Temps perdu, quand Gilberte lui dit négligemment : « Si vous voulez, nous pourrons allez à Guermantes, en prenant par Méséglise, c'est la plus jolie façon. », « phrase, dit Proust, qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance, m'apprit que les deux côtés n'étaient pas aussi inconciliables que j'avais cru. ».

Ce qui se passe sur Internet, avec Facebook ou l'explosion des blogs oblige à revoir toute une série d'oppositions. En particulier cela oblige à disjoindre l'intime et l'intérieur. Il faut penser que le dehors et le dedans ne sont plus séparés mais se compénètrent. L'intime du sujet se retrouve hors de lui, le plus intime devient le plus visible, le plus secret est exhibé à tous les regards, et devient ainsi public. En isolant la fonction ontologique du regard aujourd'hui, on réalise que la question dite, depuis le roman de Georges Orwell, de Big Brother, n'est plus de saison, ou plus exactement qu'il faut désormais la voir en 3D, dans tout son relief, sous toutes ses faces. Parce qu'on ne peut limiter le problème seulement à celui de la menace sur la vie privée, si le regard du maître outrepasse notre espace de liberté, dès l'instant où surgit une race mutante des Transparents qui appelle le regard sur eux, dont l'exercice de la liberté consiste justement à tirer ce regard sur soi et à se donner à voir. Le regard extérieur semble être aujourd'hui un organe de leur propre corps, ils l'appellent comme un complément vital.

Du regard de l'Autre au regard des autres entre regard inquisiteur et regard désiré, on peut dire que Big Brother a désormais un petit frère. Les internautes l'ont d'ailleurs baptisé : Little Brother. C'est en quelque sorte un frère né d'un autre lit, et même sorti du lit, de la chambre, venu de l'intérieur, un regard non intrusif surgi de l'intimité elle-même, et qui la convertit en lieu publique – ou, à l'inverse, qui privatise la place publique en en faisant le lieu d'habitation du plus intime. Et ces renversements entre l'extérieur et l'intérieur sont corrélés à un autre, à savoir que le voyeurisme intrusif de l'Autre se double désormais d'un exhibitionnisme de masse – ce dont la téléréalité est à la fois une expression et le symptôme.

Se manifeste là le profond changement de civilisation dont je parle. Parce qu'on prend soudain la mesure que ce qui dominait jadis, c'était une culture du secret. C'était silence et yeux fermés. Telle était la civilisation du temps de Freud qui aura joué un rôle subversif dans la culture en faisant en sorte que les bouches et les yeux s'ouvrent. Avant, il y avait des choses qui ne fallait pas dire. Le sacré pouvait être offensé par un dire. Du coup, ça donnait au fait de dire toute sa valeur. C'est ce qui implique que l'instance de la censure a eu au cours des âges une place importante. Freud a reconnu cette importance au point de faire une place à la notion de censure dans sa propre théorie. Il y avait l'idée que le fait de dire avait une importance. En dehors même de la psychanalyse, il est clair que cela a été fondamental, comme structurant pour l'art et la littérature. Du temps où le fait de dire et de montrer avait une importance, quand ça comptait, le partenaire de l'artiste, c'était la censure. La question qui se posait était : comment ne pas être censuré ? Cela obligeait à s'exprimer entre les lignes. C'est ce que Léo Strauss a mis au jour, que tous les écrits devaient être des messages chiffrés. Au travers de ce mouvement de dévoilement qui anime l'art aujourd'hui, il est manifeste que, du point de vue de la censure et du sacré, les temps ont changé. Comme la vie privée, la culture du secret semble révolue. Notre époque se veut au contraire celle de la pleine lumière. Dans la nouvelle civilisation, tout doit s'avouer dans le visible, tout doit être visible, et tout le visible doit être vu. La levée des voiles et des limites touche à l'intime, au plus intime.

Dans ce mouvement profond d'effacement des frontières, la non coïncidence entre l'intime et le privé s'accuse. Il y a de moins en moins synonymie entre ces deux termes. Le privé est extérieur au sujet au sens où il est défini par l'Autre symbolique, délimité, garanti et protégé par la loi. Le privé est sous le regard de la loi quand l'intime nomme une part hors-regard, c'est-à-dire qu'il est en exclusion interne au privé et d'une certaine façon hors-la-loi,. Si le privé implique la référence à l'Autre de la loi, au droit, aux institutions, à l'État, sur quoi alors se fonde l'intime ? S'il ne s'adosse pas au droit, autant dire qu'il repose sur la force. Et cette force est interne, c'est celle du sujet lui-même, une éthique individuelle, sans doctrine. La défense de l'intime, qui est à l'ordre du jour, appelle le recours non aux tribunaux, mais à quelque chose comme la capacité de secret. La question d'un droit au secret est à nouveau ouverte. Soit un droit qui ne serait pas garanti par le droit, qui n'est garanti par rien, sinon par le sujet lui-même. On mesure en quoi le droit au secret touche à la question de l'espace de liberté du sujet. Je vais y revenir.

Si j'ai introduit ces remarques sur le regard et l'intime par une histoire délurée de débauche, c'est que l'intime soulève une question de superlatif. Vous le savez, en latin, intime est le superlatif d'intérieur. La question serait celle du superlatif de l'intime, de savoir ce qui serait le plus intime de l'intime. Saint-Augustin y répondait par le nom de Dieu, «  plus intime que l'intime de moi-même ». En termes freudiens, on parlerait de la sexualité. Mais en termes lacaniens, cela se nommerait la jouissance. Son mode de jouissance voilà ce qui est le plus intime et le plus singulier du sujet. Question si intime que non seulement le sujet bien souvent encore la confine dans le secret et l'obscurité, qu'il la recouvre d'un voile de pudeur qui le rend maladroit voire incapable d'en parler, mais cela va bien sûr au point que cette intime-là lui reste bien souvent énigmatique, fermé à lui-même, et son élucidation réclame au fond de mener une analyse à sa fin. Mais de l'autre côté, il me semble que par delà tous les discours, le véritable objet de l'œil absolu qui nous a à l'œil et qui nous ausculte sous toutes les coutures, c'est la jouissance. Ce qu'on veut absolument voir, c'est le plus intime, la jouissance cachée des sujets.

En cela, l'intime est aujourd'hui un objet politique, sous toutes les latitudes. La crise ouverte récemment en Malaisie par l'accusation de sodomie portée contre le chef de l'opposition, n'en est qu'un récent avatar. D'autres pays musulmans ont interdit la sodomie en privé et entre adultes consentants. Et on sait qu'il a fallu attendre 2003, que la Cour suprême des Etats-Unis déclare inconstitutionnelle les lois de certains États du sud contre la sodomie ou la fellation, pour que la sexualité privée ou Paris Hilton, qui a été filmée en train de faire une pipe, ne soient plus poursuivis. On se rend compte que toutes ces interdictions reposent sur la possibilité d'un regard. Mais comme il n'y a pas de caméra partout, pour interdire certaines pratiques sexuelles, on doit supposer quelque chose que l'œil de Dieu est présent à tous les ébats dans le secret des chambres. Avec l'idée que Dieu voit, mais que la vue d'une pipe ne réjouit pas l'œil de Dieu. Ce qui s'est passé pour Clinton aux Etats-Unis suppose que l'œil de Dieu traînait dans le bureau ovale. On a regardé la tache sur la robe bleue de Monica comme une tache soit sur le drapeau, soit sur la démocratie américaine, mais cette pente s'est à la fois approfondie et mondialisée. Il suffit de regarder certains magazines people et les couvertures d'autres magazines pas people. Désormais, en assumant ses fonctions, l'homme public n'est pas supposé se contenter de déclarer ses idéaux et son patrimoine, il doit aussi déclarer son mode de jouir. Ce qu'on veut voir aujourd'hui des hommes politiques, c'est un plein feux sur leur jouissance.

Finalement, comme je l'ai dit, de nombreuses lignes de séparations fondamentales sont mises en tremblement : entre public et privé, entre intérieur et extérieur, entre l'ordre du droit et le droit au secret, entre voyeurisme et exhibitionnisme, entre innocent et coupable, entre regard de surveillance et regard de jouissance, entre Big Brother et Little Brother.

L'époque traverse un grave trouble des frontières.

Autant dire que la question de frontière entre intime et politique est au cœur de notre modernité. Elle touche évidemment au destin de la psychanalyse. Jadis, on devait penser intime et politique en disjonction, le domaine du politique s'arrêtait là où commençait celui de l'intime. La vie privée, l'intime, la sexualité étaient en principe des domaines tabous, réservés aux personnes concernées. L'État avait la charge de maintenir une limite étanche entre les deux mondes. Malgré toutes les possibilités d'écart, d'intrusion du public dans le privé ou, à l'inverse, d'infestation du privé dans le public, la séparation demeurait simple à penser. Mais la question des limites, le trouble des frontières change la réflexion sur les temps actuels. Cela pose une question générale, et je dirais même la question du général, ou du « global » pour reprendre le terme qui incarne aujourd'hui la logique du Un qui régit l'ordre du monde.

Je voudrais faire quelques remarques et surgir quelques conséquences de cette mise en tremblement des limites quant à la question de l'intime. L'intime tend à devenir une question politique. Intime et la politique désormais ne se plus des incompossibles mais ils se compénètrent. Ainsi, ce qui se joue dans le nouvel ordre macroscopique de nos sociétés dessine aussi bien ce qui se passe dans le microcosme de l'intime. Parce qu'une même logique y est à l'œuvre. Comme le dit Jean-Claude Milner, "tant que les sociétés fonctionnent comme des touts limités, la logique est simple. Les sociétés ont un extérieur; elles ont des ennemis contre qui elles doivent se défendre." Ici, les ennemis sont toujours extérieurs. Soit ils viennent de l'extérieur, soit on les rejette vers l'extérieur. Mais que se passe-t-il quand la société devient illimitée ? Désormais, il n'existe rien qui fasse limite à la société; rien qui lui soit extérieur. On pourrait évidemment en conclure qu'elle n'a plus à être défendue. Ce serait la paix universelle, et tout dans ce monde gentil illimité se règlerait par le dialogue. Mais, il suffit d'ouvrir les yeux, c'est bien entendu le contraire qui se passe. On savait ce qu'était un ennemi hors société, on savait comment maintenir hors société l'ennemi à combattre, on savait comment écarter hors de la société ceux qui s'y trouvaient et qui se révélaient menaçants. Mais quand on a affaire à une société sans extérieur, on se trouve confronté à une tâche toute nouvelle : défendre la société contre ses ennemis, c'est désormais la défendre contre ses propres membres. Autant dire que défendre la société, c'est la défendre contre elle-même. Ce qui se dessine ainsi, c'est que l'ennemi à combattre est nécessairement intérieur. La société non seulement abrite ceux contre qui elle doit être défendue, mais elle les enfante.

Se protéger contre une menace extérieure impose de fermer, d'enclore, de dresser des murs, de renforcer les frontière. Mais dès l'instant où elle devient globale, la vigilance change de nature et doit changer de moyens. Les caméras ne sont pas dirigées vers l'extérieur, elles ne sont plus réglées de façon à prévenir une menace externe, elles sont requises de couvrir la totalité de l'espace de la société pour la surveiller. Ça peut venir de partout. C'est à quoi correspond l'invention des caméras dômes, capables de filmer à 360°. C'est en ce sens que la surveillance policière qui visait jadis les criminels concerne aujourd'hui tous les citoyens, c'est-à-dire tous les innocents. Par là, le regard de la surveillance suit la logique de l'illimité, c'est-à-dire qu'il se pense en terme de globalité. Mais cette logique qui dissout l'espace privé dans le public à l'échelle locale est la même à l'échelle de la globalité du monde. Je suis sûr que vous avez fait la même expérience que moi en allant sur Google Earth. Vous connaissez la page d'entrée, avec ce regard venu du fond du ciel qui descend à toute vitesse sur la Terre comme le regard de Dieu. Mais l'œil de dieu fonce vers la terre pressé d'aller voir quoi ? Notre petite maison, évidemment. On tape notre adresse, et on attend de ce regard qu'il passe par notre fenêtre pour nous voir à poil en train de regarder Google Earth sur notre ordinateur. C'est-à-dire que nous pensons une continuité sans rupture de l'univers à notre chambre à coucher. Nous somme projeté dans le monde mondialisé par un regard mondialisé. Le globe terrestre est devenu un immense globe oculaire.

Le regard de surveillance est par essence mondialisé, mais en plus il mondialise. Les caméras de surveillance ultra perfectionnées qui sont logées dans les satellites en orbite autour de la terre constituent la Terre comme Une sous leur regard. Leur multiplication doit nous amener à réaliser que la terre est intégralement vue à chaque instant. Il y a une image globale de la Terre, une image qui se « rafraîchit » plusieurs fois par minutes. C'est-à-dire aussi bien que ce à quoi on assiste aujourd'hui, c'est au devenir image du monde.

Le fait que les espaces deviennent flous conduit donc à penser que l'intérieur peut devenir lui-même un territoire étranger, et ainsi que la société a à se défendre contre elle-même. Dès l'instant où le pouvoir fait de la sécurité un signifiant maître, et qu'il entreprend pour cela de sécuriser la totalité de son espace, d'implanter un système de surveillance pour protéger son territoire et la population, on est confronté au fait d'une société qui se met elle-même sous surveillance. C'est-à-dire qu'elle entreprend de se défendre contre elle-même.

"Il faut défendre la société" c'était l'injonction formulée par Michel Foucault qui faisait le titre de son cours au Collège de France en 1976. Il faut mesurer la cascade de ses conséquences. Elle signifie qu'il faut aujourd'hui la défendre contre elle-même. Et chacun est convoqué à défendre la société. Mais non seulement chacun est convoqué à la défendre, mais il est convoqué à la défendre contre chacun. Et non seulement il est convoqué à la défendre contre chacun des autres, mais il est convoqué à la défendre contre ce chacun qu'il est lui-même. Défendre la société contre elle-même, c'est pour chacun se défendre contre soi-même, parce que chacun porte en soi-même l'ennemi qui menace la société. Faire de chacun un ennemi possible; appeler chacun à se protéger de soi, c'est un nouveau front de la guerre qui est désormais intérieure, sociale ou psychologique.

Cela implique et explique l'impératif général de la prévoyance et de la prévention et le règne actuel des compagnies d'assurance. Un sujet n'est désormais qu'un criminel en puissance, un ennemi masqué ou futur, et un innocent n'est jamais qu'un coupable qui s'ignore, qu'on ignore ou encore non réalisé. D'où la nécessité de dépister le plus tôt possible chez les sujets les indices de leur être criminel futur. C'est ce qui a animé la recherche menée en 2005 par l'Inserm, le très officiel Institut national de la santé et de la recherche médicale qui a réalisé une étude et publié un rapport d'expertise sur le « trouble des conduites » chez l'enfant et l'adolescent, élaborant des protocoles de dépistage du bébé délinquant, graine de voyou et futur gibier de potence, procédures d'identification des enfants « susceptibles » avant l'âge de 36 mois. En soulignant évidemment que le terme utilisé de « trouble » – des conduites, reprend celui anglais de « desorder » et qu'en français comme en anglais, ce mot est le même pour parler de symptômes physiques ou psychiques, et des désordres politiques ou sociaux. Cela suppose encore autre chose, à savoir que la vérité du sujet se situe dans le corps, qu'on va donc aller voir dans le corps parce que, sous le règne où nous sommes du discours de la science, s'impose la double vérité que le corps ne ment pas et que la vérité se voit. Ainsi la prévoyance de la science hypermoderne instille l'idée d'un déterminisme génétique qui rend hors de propos l'idée d'une évolution, d'un changement. Le temps des gènes est le temps de la vérité éternelle et de l'homme total, soit d'un homme réduit à lui-même, qui ne peut être rien d'autre que lui-même, c'est-à-dire que ce qu'il est aujourd'hui était contenu dans ce qu'il était hier et il contient d'avance ce qu'il sera demain.

Globaliser la surveillance implique donc, que cela soit pensé ou non, que l'ennemi n'est plus étranger, c'est déclarer qu'il est parmi nous voire aussi bien, je l'ai dit, en nous. Cela vient constituer un ennemi intérieur. La surveillance est l'arme adaptée à un ennemi intérieur. La question est de savoir jusqu'où va l'intérieur?

L'idée que la vérité est cachée à l'intérieur et qu'elle se voit est ce qui inspire l'usage du scanner corporel. Cette technologie en plein essor est proposée comme une alternative aux fouilles manuelles. La vision se substitue au toucher, l'œil à la main, à une main qui a toujours quelque chose d'aveugle. Le scanner corporel est animé par l'idée que la vérité se voit. La science et la technique supposent qu'il y a une vérité cachée et sont appelées à rendre manifeste le caché, à mettre au jour la vérité. C'est-à-dire, en pratique, que grâce à des ondes millimétriques capables de traverser les textiles des vêtements, le scanner corporel "déshabille" les voyageurs afin éventuellement de voir des explosifs ou des armes dissimulés, en dessinant sur l'écran les contours du corps dévêtu en 3D. Avec cette machine, la science et la technique se disposent à accomplir le dévoilement, ce qui serait, en termes bibliques, l'apocalypse de la vérité. Ce qui frappe, c'est qu'en un temps où on abaisse les frontières politiques et économiques, comme dans notre Europe unie, on dresse de plus en plus de barrières pour franchir l'absence de frontière - les marchandises semblent circuler bien plus librement que les personnes. Cela signifie qu'avec le scanner corporel, pour passer les frontières entre États, on a inventé la barrière d'une machine à regarder qui franchit la barrière de nos vêtements, les frontières de l'image, de notre intimité corporelle comme celles de la pudeur.

La disparition des limites s'accompagne d'une montée du sentiment d'insécurité avec son cortège de discours de surveillance. D'où la nécessité dans laquelle on est paradoxalement confrontés aujourd'hui, au temps de la globalisation, d'élever des remparts avec des miradors partout. Plus ça globalise, plus ça mondialise, plus ça clôture. Le fait concerne la protection des individus, mais il va au-delà et touche à tous les aspects de notre vie, à notre existence même. Nous sommes nus. On ne mesure pas notre degré de nudité aujourd'hui. Il n'y a plus aucun obstacle matériel à aucune puissance, quelle soit bienveillante ou malveillante. Qu'il s'agisse de la puissance des sciences à investir la matière, des progrès de la surveillance ou de l'armement, des nouvelles formes du terrorisme ou des progrès de l'imagerie médicale. Ces faits qui n'ont aucun lien direct entre eux, accomplissent cependant, en acte, la même doctrine. Nous sommes entrés dans le monde du No Limit. Cela distingue notre temps.

Pour certains cela signifie que nous sommes dans un monde en mal de limites. Face à cela deux solutions se présentent. Soit ça pousse à réclamer la restauration des limites, le retour aux interdits, à l'autorité, au pouvoir disciplinaire. C'est ce que les psychanalystes appelleront l'appel au père. Les pouvoirs sont parfois tentés par ça. Un des problèmes, c'est que ça met les pouvoirs démocratiques sur le même axe que les intégristes religieux. De l'autre côté, dès lors que la loi ne fait plus la loi, qu'il n'y a plus de limite, on mes des yeux partout. Le regard absolu est ce qui répond du fantasme du monde sans limite.

Tout le monde œuvre à abolir les frontières. Cognitivistes et statisticiens cherchent à abolir les barrières du devenir, des changements, à s'affranchir par la prévision des limites de l'imprévu et du temps, les policiers effacent la ligne qui partage l'innocence et la culpabilité, ils passent l'écran opaques de nos vêtements, l'imagerie médicale pénètre les limites visibles du corps.

La préoccupation de dissolution des frontières est à l'œuvre partout, dans la guerre aussi bien. Dans la guerre sans doute d'abord. Franchir les limites, les frontières, aire des brèches dans les murailles ce sont évidemment des problèmes aussi vieux que la guerre elle-même. Mais depuis un certain temps, la question posée n'est plus d'investir un pays, un château ou une ville fortifiée, parce que cette dimension de la guerre suppose une géométrie de la guerre où ennemi est localisé, l'ici et l'ailleurs clairement définis. C'est la guerre réglée par la logique des tout limités. Il faut désormais penser le conflit au temps des tout illimités. Contre un ennemi qui n'est plus localisé mais diffus. Le terrorisme a ouvert l'époque de la guerre proche. C'est pourquoi, comme dans le civil, les techniques de surveillance et de détection jouent un rôle de plus en plus décisif : quand on ne sait plus où regarder, tout doit être sous le regard. Il suffit de penser à la multiplication des drones, dont le concept même suppose de se jouer des limites, frontières physiques comme les montagnes, ou politiques. Il est frappant que les Predators, les drones utilisés par les américains en Afghanistan, sont pilotés depuis une base située à des milliers de kilomètres de là, en Californie (avec en outre toujours le même problème que posent les nouvelles technologies du regard, à savoir qu'elles fournissent trop d'informations, trop d'images qu'on n'a pas les moyens de traiter). Le terrorisme appelle une idée hypermoderne de la guerre, où l'Autre et l'ailleurs sont désormais disjoints. Mais ce n'est pas simplement un effet, une conséquence de ce que la guerre est sans frontière, intérieure, diffuse. Le seul fait de passer de la sécurisation de zone à une sécurisation globale emporte que "l'ennemi", forcément, n'est plus extérieur, qu'il ne vient plus du dehors, qu'il est au dedans, forcément. C'est ce que montre le film de Steven Spielberg La Guerre des mondes. Il est notable que dans le film, contrairement au roman de H.G. Wells, publié en 1898, les envahisseurs ne viennent pas d'une autre planète, d'ailleurs. En 2005, c'est-à-dire dans un scénario écrit après le 11 septembre, ils ne descendent pas du ciel, ils n'arrivent pas du dehors : ils sortent du sol, du ventre de la terre. Ils sont là et ils étaient déjà là, en attente, au milieu des rues, invisibles, sous les pieds des habitants. Cela constitue en un sens le plus grand choc. L'ennemi est là parmi nous. Il est intérieur. La guerre des monde devient la guerre du monde contre le monde. Cela pose la question de savoir où donc est l'Ailleurs sur cette Terre ? C'est l'interrogation d'un monde globalisé. Et où est l'Autre ? La réponse n'est pas qu'il n'y a plus d'Autre, réponse angélique que nous sommes tous Mêmes sur cette Terre, que nous devons bâtir un monde de frères, c'est que l'Autre est partout, diffus, et qu'il a le visage du même. Comment discriminer l'Autre du Même, c'est le thème de Blade Runner, le film génial de Ridley Scott tiré du génial roman du génial Philip K. Dick. Sorti il y a près de trente ans, en 1982, Blade Runner est le film annonciateur des temps hypermodernes de la logique des tout illimités.

Sur le rapport de la guerre et de l'intime, j'aimerais m'arrêter un instant sur une nouvelle théorie militaire. Elle a été conceptualisée sous le nom de « géométrie inversée » Issue d'une réflexion sur la guerre urbaine, au lieu de se soumettre à la topographie des villes et aux contraintes de l'architecture, et ainsi d'avancer en suivant les rues et en longeant les maisons, elle propose de passer de maison en maison en traversant murs, toits et planchers. En substance, il s'agit de « dé-murer » les murs, d'opérer une « transgression des limites » et évidemment en premier lieu ce qui délimite et protège les espaces domestiques. Bien entendu on peut mettre cette stratégie en question dans ses principes, quant à ses effets destructeurs mais aussi quant à ses résultats en termes militaires, mais il est clair qu'une telle conception stratégique, qui intéresse toutes les grandes armées du monde, qui consiste à passer outre ce qui naguère encore constituait des limites réelles, correspond à la culture hypermoderne du No Limit. Cela me frappe d'autant plus que le regard y est impliqué. L'armée utilise en effet un système d'imagerie portable qui associe image thermique, échographie et ondes radar afin de faire apparaître en 3D l'image des corps qui se trouvent derrière les murs des maisons.

Ce qui s'accomplit dans ces mode de traversées, c'est une illimitation qui passe par la dissolution à la fois réelle et aussi conceptuelle du lieu privé. La stratégie de la « géométrie inversée » est la forme militaire de la politique hypermoderne d'effacement des frontières. En cela, il me semble qu'elle fait série avec la vidéosurveillance, le scanner corporel ou l'IRM qui visualise l'intérieur de notre cerveau. Cette théorie militaire incarne si parfaitement la politique hypermoderne que, outre que le paradigme clausewitzien de la guerre semble en effet aujourd'hui caduc, notre société si occupée à annuler les frontières invite, comme le suggérait Michel Foucault, à renverser l'aphorisme de Clausewitz en tenant que la politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens.

Cette stratégie militaire oblige aussi à penser une politique de l'intime aujourd'hui. Parce que la question de l'intime et des libertés implique la force. En cela, elle consonne avec ce que Benjamin Constant nommait liberté moderne. Si pour les Anciens la liberté était la participation active aux affaires publiques, le but des modernes était selon Constant la sécurité dans les jouissances privées. C'est-à-dire que la liberté semble circonscrite par les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. C'est pour l'essentiel ainsi qu'on a lu la doctrine des libertés chez les Modernes, c'est-à-dire comme essentiellement juridique. Et finalement, nous sommes nous-mêmes amenés à penser aujourd'hui la loi comme barrière efficace contre les envahissements de l'Autre. Or il y a chez Constant un autre versant, plus incrédule quant aux garanties. C'est que les garanties juridiques et institutionnelles sont bien sûr tout à fait souhaitables et nécessaires, mais elle restent grandement illusoires. La loi ne suffit pas pour protéger le faible face au plus fort. Il faut aux libertés un garant matériel, et ce garant, c'est le droit au secret. C'est-à-dire que la question des libertés réelles ramène toujours à l'individu. C'est aussi pourquoi je privilégie la notion de l'intime par rapport au privé. Le privé est ce qui est garanti par la loi ; l'intime, c'est ce qui est protégé par le secret. Or, justement, le secret lui-même n'est garanti pas rien. Le droit au secret n'est pas un principe juridique, il appelle une force matérielle. Je veux dire que le combat pour l'intime relève des sujets eux-mêmes, du choix de chacun de nous. La défense de l'intime ne réclame pas l'astuce des avocats mais celle des individus, une implication, un engagement subjectif. Benjamin Constant à porté cette dimension du droit au secret, et l'intérêt de ses écrits politiques ne tient pas simplement à ce qu'il soit un théoricien du libéralisme moderne, mais qu'il a défendu l'idée d'une absoluité du droit au secret. C'est-à-dire que si la loi est une garantie collective, le droit au secret est ce qui assure la déconnexion entre le singulier et le collectif. Et seule cette déconnexion constitue une résistance à la force du contrôle. Non pas une résistance passive mais une résistance active. Non pas une résistance morale mais une résistance matérielle, usant de la propriété que Kant reconnaissait à la matière : l'impénétrabilité. Or aujourd'hui l'impénétrabilité sous toutes les formes qu'on voudra, est devenue une question aiguë. Benjamin Constant a défendu le droit au secret en le poussant à l'extrême, jusqu'au droit de mentir. Un droit qu'il accorde aussi à l'assassin. Il faut entendre ce que cela implique, à savoir le droit de mentir y compris à la police. On voit en quoi Constant prenait le contre-pied de Kant, pour qui le mensonge est le Mal parce qu'il menace l'existence même de la société. On mesure ainsi que le fondement des libertés modernes est à la fois immoral et matériel.

Question brûlante au moment où la défense de la vie privée n'a jamais été autant au centre des préoccupations, que les gouvernements multiplient les lois et que les comités d'éthique multiplient les avertissements. On dresse des barrières juridiques et morales, mais la préservation de l'intime, la défense des libertés et le droit au secret demandent autre chose, la force des sujets prêts à mentir .

La question du privé et de l'intime se dessine finalement selon des cercles concentriques. Chacune des limites de ces cercles est mise aujourd'hui en tremblement. Le premier cercle, le plus large, est donc celui du privé, ses frontières protègent le domaine des biens, l'habitation, la maison, la famille. Le deuxième cercle en question aujourd'hui serait celui de notre image comme habitation disons de la personne. L'image est un sujet actuel, d'autant qu'il surgit sur deux versants. Il y a le côté du droit à l'image, de ce qui fait que la personne serait propriétaire de son image l'image. Mais il y a aussi maintenant un autre versant, qui serait celui du devoir d'image. C'est aussi ce qui est en question dans le débat sur le voile intégral : nous devons notre image à l'Autre. Enfin, le dernier cercle est celui de notre corps réel, l'intérieur de notre corps. Bien entendu cela met d'un coup en question l'imagerie médicale et notre corps biologique. Mais s'agissant de l'intime, je veux parler là du corps comme le lieu de la jouissance, du plus intime du sujet.

La question de la liberté et du corps s'est incarnée dans le droit anglais, à la fin du XVIIe, par la loi de l'Habeas Corpus (ton corps t'appartient). Le corps ne relève pas de l'être mais de l'avoir. Le Parlement anglais élevait un principe de liberté individuel limitant la détention provisoire arbitraire. En y introduisant l'œil, les limites du privé et de l'image du corps ont été violées. Mais le corps faisait encore limite. Je veux dire au sens où, on a investit le corps biologique, mais on ne s'occupait pas jusqu'à maintenant de nos pulsions et de nos pensées.

C'est cette frontière qui a été franchie aujourd'hui. Non seulement la vie privée est violée, mais le corps ne fait plus limite. Désormais, le pouvoir met tous ses efforts à glisser son regard à l'intérieur même des individus, pour voir nos désirs et nos mobiles et les interroger. Dans quel dessein les interroger, sinon celui de les diriger ? On fait tout pour commander nos désirs, c'est-à-dire pour nous pousser à commander les objets qui pourraient les satisfaire.

Que ce soit pour s'en féliciter ou pour le déplorer, l'époque a déclaré la fin des idéologies. J'ai pour ma part le sentiment que cela nous aveugle sur le fait que le monde est au contraire désormais saisit par une idéologie d'autant plus redoutable qu'elle se dissimule à nos yeux, celle de la transparence. La transparence est l'idéologie hypermoderne. Nous voulons tout voir, et ce que nous ne voyons pas en vérité, c'est qu'on regarde mal, qu'on voit de moins en moins. Ce qui nous met en danger. D'abord d'être manipulés par les images. Ce qui ne manque pas. Tout voir est devenu le privilège de tous. Aussi sommes-nous tenté de nous prendre pour Dieu. C'est-à-dire que la pulsion de tout voir et l'astreinte du réel à la transparence nous aveugle nous-mêmes. Ce qui nous aveugle sur la nature idéologique ou de fantasme de la transparence, c'est qu'elle se nourrit au discours de la science. Le déploiement scientifico-technique des appareils de la transparence semble l'accomplissement hypermoderne de la philosophie des Lumières qui a tissé l'histoire et la culture occidentales. De la philosophie des Lumières on veut tirer la croyance en une lumière universelle. Notre temps de décroyance, qui cultive l'athéisme, semble communier dans une nouvelle religion du tout visible. Nous sommes entrés dans l'Empire des Lumières. Cette idéologie d'un positivisme naïf s'élève dans un optimisme vidéoscopique qui tient dans ce qui est le credo hypermoderne, que tout le réel est visible. Cela conduit à vouloir instaurer un droit de regard universel, un regard qui se pense non insinuant mais heuristique, commandé par la « raison » et capable de s'étendre, de pénétrer partout. Cette croyance du Tout Visible porte avec elle l'idée funeste que ce qui ne serait pas visible ne serait pas réel et emporte des conséquences aussi funestes qu'incalculables. Au nom des Lumières, on met de la lumière partout et on entend tout mettre en lumière, jusqu'aux recoins les plus secrets de la vie humaine.

Notre culture associe la vérité et le caché. Lacan avec Edgar Poe a suggéré un autre modèle qui est celui de la Lettre Volée. Mais le monde moderne affiche une prétention croissante à scruter y compris l'inscrutable. On veut, sur le modèle des sciences de la nature, éclairer ou expliciter les domaines de la psychologie ou du social. A l'exemple du projet IRM Neurospin qui fantasme de voir la pensée à l'état natif dans le cerveau, nous sommes confrontés à cette pénétration scientifico-technique des domaines de la vie. L'esprit du temps tend à instaurer un droit de savoir, de tout savoir, illimité. Terrorisme aidant, nous sommes entrés dans l'ère de la surveillance généralisée. Mais on se rend compte que la question du regard ne se limite pas simplement à celle de la surveillance des citoyens, mais qu'elle va à la surveillance des corps. Michel Foucault envisageait le temps de la biopolitique. Mais ce que cela veut dire pour nous, c'est que la jouissance intime est désormais sur la sellette. C'est visible, je l'ai dit, chez l'homme public mais il est clair que tous les hommes sont en question.

La jouissance répugne en principe à l'espace public. Or, on l'a dit, cet espace est en expansion accélérée. Avec le numérique, les appareils d'enregistrement se sont multipliés et miniaturisés, par Internet on communique instantanément avec l'univers. Et par téléphone ou sur Chatroulette, on se montre, en train de baiser, ou en train de tabasser quelqu'un. C'est l'autre face du problème, à savoir que le voyeurisme généralisé se double d'un exhibitionnisme de masse. Tout se passe finalement comme s'il y avait un effet coming out of the closet universel. Accéder à la visibilité, c'est bien sûr quelque chose qui a relevé de la lutte des droits civiques, mais cela marque aussi le désir d'exposer sa jouissance. Pour la communauté homosexuelle, la sortie du placard dans les années 60, a correspondu à un mouvement d'émancipation, de libération. La figure d'Harvey Milk est majeure dans ce mouvement - entre parenthèse, je n'aime cependant pas beaucoup le film de Gus Van Sant, qui ne dit rien ni du mouvement des femmes à la même époque, ni du mouvement noir, ni, non plus du fait que Harvey Milk avait subit des brimades antisémites au Texas où il avait vécu. La phrase d'Harvey Milk qu'on a gravée sur la place qui porte son nom à San Franciso me frappe aujourd'hui : « If a bullet should enter my brain, let that bullet destroy every closet door ». Il me semble que le coming out, la sortie du placard n'a pas été qu'une émancipation, la reconnaissance d'un droit, mais aussi une sortie de la culture du secret (qui a marqué de beaucoup de façons l'homosexualité) est aussi passée par la visibilité, la mise en visibilité d'une jouissance. Ce qui comporte aussi, évidemment une dimension plus trouble dès lors que le coming out libre et libérateur débouche sur l'outing qui tient de la dénonciation. Reste que ce que je veux mettre en évidence, c'est qu'on est passé du coming out comme combat pour la reconnaissance des droits, à la gay pride. Or le monde entier est désormais un lieu de la jouissance pride.

Tout se passe en effet comme s'il fallait aujourd'hui exposer la jouissance, le plus intime de chacun. Mais cela se déploie encore sur deux versants, il s'agit d'un côté de nous l'extirper, tandis que, de l'autre, on cherche à l'exhiber. La culture du secret semble loin en effet. Dans la nouvelle civilisation, tout doit s'avouer entièrement dans le visible, tout doit être visible.

Cette logique est celle du temps de la grande randonnée de la jouissance. La mondialisation répond aussi d'un monde où tout s'ordonne pour la quête de la jouissance. Le temps d'avant qui était celui du caché était aussi celui de l'interdit de la jouissance. Aujourd'hui est venu le temps de l'impératif de jouissance. Nous sommes sommés de jouir, c'est-à-dire de consommer. Finalement, à la loi e s'est substitué l'objet. A la loi qui faisait limite de l'interdit s'est substitué l'objet qui passe toute limite. C'est la logique libérale. Le marché est désormais notre seul universel. Il n'y a qu'une possibilité : faire partie du monde illimité. Parce que l'autre possibilité n'en est pas une : c'est de rejoindre l'état d'exclu. L'exclu, c'est celui qui est hors de la jouissance. C'est-à-dire qu'il est hors du monde.

Ce monde se présente finalement comme un immense parc de loisir. Le parc de loisir, c'est à la fois le lieu de la jouissance et celui où elle peut s'exhiber. Bien entendu, la jouissance, chacun a la sienne. Dans l'universel du marché, la singularité rejaillit dans la multiplicité des jouissances, qui répond de la multiplicité infinie des objets. Ainsi notre monde s'occupe de localiser les jouissances. A l'image des îles artificielles pour milliardaires de Dubaï, on crée des îles de plaisir, des écosystèmes de jouissances. D'où cette vision du monde comme lieu éclaté parsemé de parcs de loisirs. Chaque jouissance doit avoir son lieu - le supermarché, le complexe de cinéma, le théâtre, le club de vacances, le parc naturel, les bateau de croisière, DisneyWorld, Paris-Plage, etc. L'idéal serait en somme de créer un parc de loisir par objet de jouissance. Comme la singularité des jouissances tend à s'accuser, on va de plus en plus aller vers la création de trucs comme le musée de la crêpe. J'ai vu que ça existait en Bretagne.

Naguère encore, l'intime et la jouissance avait pour chacun un lieu. La chambre à coucher, lieu clos, d'ombre et de secret. Aujourd'hui, la jouissance et l'intime se distribuent sur toute la surface de la terre en une pluralité d'îlots, qui organise comme une insularisation écologique des plaisirs. La Terre devient un gigantesque archipel des jouissances. Le monde ressemble à un merveilleux poudroiement de Koh-Lanta. Et la vie prendre la forme d'une longue croisière sans frontière, avec escales sur les îles de la jouissance.




POUR CITER CET ARTICLE

Gérard Wajcman, « Trouble aux frontières de l'intime », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011. URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/wajcman.html