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Le couple, l'intime et le politique : Quelques exemples dans le cinéma de Carlos Saura

Pascale Thibaudeau

Université Paris 8


CARLOS Saura a réalisé les dix premiers films de sa longue carrière dans le cadre étroit des limites imposées par le régime franquiste et la censure. Ses principales stratégies pour déjouer la censure sont connues : utilisation de métaphores, symboles et allégories, interférences des niveaux narratifs, confusion temporelle, recours aux mécanismes de la mémoire et du rêve... Les névroses familiales et les relations de couple sont des motifs récurrents à travers lesquels sont mis en accusation les soubassements moraux sur lesquels s'appuie le régime. La représentation de l'intime devient alors le lieu où peut s'exprimer, de façon plus ou moins voilée, une critique des principes sociaux et politiques qui structurent l'idéologie franquiste. Dans un pays où la répression de la sexualité est érigée en affaire d'état, où l'ordre moral se confond souvent avec l'ordre social, la volonté de régulation de l'intimité participe d'un système idéologique, le national-catholicisme, qui vise à contrôler autant les corps que les esprits.

Nous verrons tout d'abord comment Carlos Saura exerce sa critique à l'encontre du régime franquiste, en mettant en scène différentes modalités de l'intime au sein du couple qui ont trait à la sexualité et au désir. Dans un second temps, j'envisagerai cette question de l'ancrage politique de l'intime pour la période postérieure à la mort de Franco, en m'intéressant notamment aux premiers films musicaux du cinéaste. On se demandera dans quelle mesure l'intime est encore le lieu d'une expression du politique pour un cinéaste qui s'est construit contre la censure dans la dissidence.

1. Sexualité et relations de couple sous Franco

Peppermint frappé (1967), Stress es tres tres (1968) et La madriguera (1969) composent ce que Marcel Oms a nommé la « trilogie du couple » ; elle présente une radiographie des rapports de couple de la nouvelle bourgeoisie franquiste en mettant en évidence ses contradictions internes, ses fantasmes et frustrations.


1. 1. Peppermint frappé  : l'objet du désir

Dans Peppermint frappé, Julián, célibataire, mène une vie ennuyeuse de bourgeois provincial lorsque son ami d'enfance, Pablo, qui a fait carrière à l'étranger revient marié à une Anglo-saxonne beaucoup plus jeune que lui, la séduisante et moderne Elena. Dès le début du film, la vie de Julián est présentée comme un désert affectif et sexuel, dominé par la pulsion scopique : on le voit, dans le générique, faire des collages de fragments de corps féminins découpés dans des magazines de mode. Dans le contexte immobile de la petite ville de Cuenca, métaphore limpide de l'Espagne, la modernité d'Elena est constitutive de sa condition d'étrangère. Elle fume, se maquille, s'habille à la mode, semble très à l'aise en toute situation, ne voit pas l'intérêt du mariage et refuse d'avoir des enfants : « Je ne veux pas me compliquer la vie maintenant. Peut-être plus tard » [1]. Ces propos sont impensables chez une Espagnole de l'époque – ils impliquent qu'elle utilise un contraceptif –, or ils sont énoncés comme quelque chose de normal et de naturel, que l'on n'a ni à cacher ni à revendiquer. Cette attitude laisse Julián éberlué et redouble son désir : quand Elena s'éloigne de lui, il fouille fébrilement dans son sac à main – objet on ne plus symbolique de l'intimité féminine – comme s'il y cherchait les clés de compréhension de cet être pour lui si mystérieux. Il y trouve des faux-cils dans la contemplation fétichiste desquels il s'abîme, hypnotisé. Le regard que porte Julián sur Elena, à la fois plein de fascination et d'incompréhension, est symptomatique du regard que porte l'Espagne, alors en voie de développement, sur les pays occidentaux, leurs sociétés de consommation et la libération des mœurs.

« Julián, nous le connaissons tous – dit Carlos Saura en 1969 – c'est un homme traumatisé par une éducation religieuse et sexuelle effrayante » [2]. Rappelons que la répression sexuelle a été particulièrement extrême et a perduré pendant tout le franquisme alors que les autres pays connaissaient une libéralisation sans précédent. Elena, l'étrangère libérée [3], ne peut qu'être assimilée à un objet sexuel, c'est un stéréotype de l'époque. Le contact avec d'autres mœurs, favorisé par le développement du tourisme soumettait en effet les Espagnols à une pression difficilement supportable puisque l'Église cultivait quant à elle, dès la petite enfance, une véritable idéologie de la culpabilité propre à produire de profondes névroses. Les contradictions intimes du personnage de Julián sont soulignées dans un plan, au début du film, où on le voit passer de l'autel dédié à la Vierge, à son bureau où il se livre à ses collages fétichistes. La piété fétichiste (les images saintes), le fétichisme sexuel (les femmes coupées en morceaux) et la culpabilité qui en découlent déterminent le conflit intérieur du personnage. Dévoré de désir pour Elena et de jalousie vis-à-vis de son ami, Julián ne peut soulager son tourment qu'en détruisant le couple et l'objet de son désir. Les effets pervers d'un ordre tyrannique, notamment en matière de sexualité, sont ainsi mis en évidence par le cinéaste.


1. 2. Stress es stress tres  : l'autre objet de désir

On retrouve, dans Stres es tres tres (1968), une relation triangulaire semblable à celle de Peppermint frappé entre Fernando (entrepreneur), sa femme, Teresa, et son ami d'enfance, Antonio (architecte), qui se rendent en voiture à Almería sous un prétexte professionnel. Ce road-movie qui dure une journée et s'achève sur une plage donne lieu à toute une série de comportements infantiles et régressifs de la part des trois personnages. Tout au long du voyage, Fernando tente de prendre sa femme et Antonio en flagrant délit d'adultère, il s'emploie à mettre à l'épreuve la fidélité de Teresa en créant les occasions propices à leur rapprochement et les épie sans relâche. Alors que ces derniers étaient plutôt indifférents l'un envers l'autre, ils finiront par devenir amants, conformément au fantasme de Fernando. Le comportement de ce dernier reflète l'atmosphère de soupçon généralisé dans laquelle vit la société espagnole à l'époque. Tant du point de vue de l'activité politique clandestine que de la moralité, chacun surveille les autres et se sait surveillé. L'intime de l'autre, en tant que domaine secret inavouable, qu'il s'agisse des convictions ou de la sexualité, excite à la fois méfiance et curiosité. Mais, cette volonté de percer le mystère d'autrui dans ce qu'il a de plus profond afin de le prendre en faute peut révéler, chez celui qui épie, une faute encore plus grande au regard de sa propre moralité.

En effet, derrière le désir de Fernando se cache un autre enjeu latent, non explicité : l'attirance de Fernando pour Antonio, impossible à exprimer clairement sans que le film soit censuré. Cet éclairage nous est fourni par une séquence où l'on voit Antonio esquisser quelques pas de danse sur la plage, un transistor à la main. Sur un rythme chaloupé de bossa nova, il avance en dansant sensuellement vers la caméra. Un raccord regard enchaîne avec un gros plan de la jumelle de Fernando qui est en train de l'observer, puis l'on revient sur Antonio dans un plan dont le cadre se rétrécit de plus en plus et qui correspond au regard désirant de Fernando.

Quand, plus tard, il surprend enfin l'infidélité de sa femme, c'est Antonio et non Teresa qu'il rêve de tuer. Il s'imagine le harponnant quand il sort de l'eau en costume de plongée, sur cette même plage où il l'a regardé danser. Ce fantasme se dédouble en une vision d'Antonio criblé de flèches, à l'image de la reproduction du Saint Sébastien de José de Ribera [4] aperçue dans une séquence antérieure. L'apparition de ce saint, aujourd'hui associé ouvertement à la culture gay, doit être lue comme une allusion, cryptée à l'époque, à l'homo-érotisme refoulé de Fernando.

À travers le personnage de Fernando est mis en lumière le mécanisme psychanalytique bien connu de la projection, du rejet sur l'autre de la partie de soi qui est refusée. Ce que Freud assimile, pour l'individu, à un mécanisme de défense contre les excitations internes trop puissantes est applicable au fonctionnement de la société tout entière. Fernando projette l'objet de son désir à l'extérieur de lui, il s'en débarrasse, de même que les Espagnols, perclus d'interdits moraux, doivent projeter sur autrui tout ce qu'ils doivent réprimer en eux-mêmes. Les névroses monstrueuses qui en découlent sont à leur tour littéralement projetées par le cinéaste sur un écran dans l'objectif proprement schizophrénique d'en dénoncer les causes tout en les cryptant.


1. 3. La madriguera et le retour du passé

Dans La Madriguera (1969), un huis clos mortel et étouffant, met en scène un couple (Pedro et Teresa) que l'arrivée des meubles de famille de Teresa va profondément perturber en faisant resurgir les zones d'ombre du passé. Le film s'achève par le meurtre de Pedro par Teresa. Moins lisible que dans d'autres œuvres [5], puisqu'elle se limite à première vue à exhiber les névroses du couple, la critique sous-jacente du film porte néanmoins sur certaines caractéristiques sociales propres à la société du moment et exacerbées par l'idéologie franquiste : l'impossibilité des rapports homme/femme et la résurgence de schémas ataviques, l'enfermement dans les apparences sociales, la violence extrême de la répression passée qui resurgit au moindre stimulus et entrave toute forme de liberté. Le film fait émerger des structures archaïques en faisant le portrait d'un couple moderne vivant dans une vaste villa contemporaine. L'irruption du passé dans la vie de Pedro et Teresa vient lézarder cette belle façade de magazine, signifiant que l'héritage du pays est trop lourd pour lui permettre d'entrer de plain pied dans la modernité.

Outre leur proximité dans le temps, ces trois films présentent une grande cohésion interne : « des personnages sociologiquement et moralement proches les uns des autres, des situations conflictuelles évoluant vers la mort (réelle ou fantasmée), des transferts érotiques autodestructeurs et des investissements fantasmatiques forgés par de longs processus de frustration vont permettre à Carlos Saura de dresser un des inventaires les plus accablants de la bourgeoisie espagnole issue du franquisme à travers trois portraits d'hommes [et de femmes] insatisfaits » [6]. Dans le contexte de la fin des années soixante, du « miracle économique » espagnol, la trilogie observe des personnages emblématiques de cet essor économique et insiste sur leurs frustrations et leurs névroses au sein d'une société muselée par le conformisme moral et l'idéologie national-catholique. Sous le vernis de la modernité, se manifestent des contradictions flagrantes qui ne peuvent trouver leur résolution que dans des phénomènes régressifs et dans la destruction.

2. Transition démocratique et libération des mœurs

Pour de nombreux artistes, la mort de Franco, la fin de la dictature et la suppression de la censure, en novembre 1977, ont entraîné une période de doute créatif et de remise en cause identitaire à laquelle n'a pas échappé Carlos Saura. Les transformations que connaît le pays pendant la transition vers un système démocratique se produisent à une vitesse vertigineuse, dans un climat d'effervescence politique, de tensions sociales et d'incertitude où plane la menace d'un coup d'état militaire. Le réalisateur s'aventure alors sur de nouveaux terrains tout en allant au bout d'anciennes obsessions, il ferme des cycles, en ouvre de nouveaux, explore des pistes formelles et thématiques où se trouve en germe son futur cinéma. Il met à l'épreuve sa récente liberté d'expression loin des excès pornographiques auxquels se livrent alors de nombreux créateurs. En effet, en réponse à l'immense frustration sexuelle de la population se produit une explosion d'images pornographiques – tant dans la presse écrite et l'édition qu'au cinéma et au théâtre –, dépassant de loin en audace les autres pays occidentaux.

Carlos Saura n'a jamais entendu la liberté en ces termes, et se tourne, à la même époque, vers des thèmes exploités à outrance par le cinéma franquiste : le film historique (Antonieta, 1982, El Dorado, 1987), le mysticisme ( La Nuit obscure, 1989) et, bien sûr, le flamenco (Noces de sang, 1981, Carmen, 1983 et L'Amour sorcier, 1986). Il s'agit, dans tous les cas, d'explorer des thèmes dévoyés par la propagande et de se les réapproprier en les soumettant à un processus d'épure, tant sémantique qu'esthétique, qui vise à éliminer toutes les scories cinématographiques accumulées au long des quarante années de dictature. Or, et bien que les sujets des films évoqués semblent fort éloignés d'une démarche intimiste, c'est pourtant aussi à partir de situations mettant en scène l'intime que le réalisateur va procéder à ce travail d'épure.

Ainsi la réappropriation du flamenco constitue-t-elle un enjeu politique qui s'articule avec une recherche formelle autour de la représentation des relations intimes entre l'homme et la femme. La rénovation du flamenco a commencé dès les dernières années du franquisme, avec des artistes soucieux d'en finir avec les clichés de l'espagnolade. Banalisé par la propagande pour mieux en éliminer les ferments subversifs, le flamenco, né dans la misère au milieu du XIXe siècle, avait trop longtemps servi de vitrine culturelle et d'appât touristique. L'apport de Carlos Saura et du danseur-chorégraphe Antonio Gades fut donc essentiel dans cette entreprise de « reconstruction de l'identité du flamenco » [7], non seulement en regard de l'héritage culturel franquiste mais également vis-à-vis de la communauté gitane, encore ostracisée de nos jours.


2. 1. Le spectacle et l'intime

Nous allons voir deux exemples pris dans Noces de sang (1981) et Carmen (1983) où la réappropriation du flamenco prend appui sur la représentation de l'intime alors que – cela peut sembler paradoxal – elle s'inscrit dans une configuration théâtrale de préparation d'un spectacle.

Dans Noces de sang, ballet adapté de la pièce de García Lorca, l'on assiste à un duo entre la Fiancée et Leonardo, l'homme qu'elle aime mais qu'elle n'a pas épousé car il n'appartient pas à sa classe sociale. Il s'agit d'une scène d'amour à distance, fantasmée par chacun des deux personnages puisque les conventions sociales les empêchent de s'aimer. Pour filmer ce duo qui explore les potentialités de figuration du désir par le geste dansé en empruntant au flamenco un certain nombre de ses figures, le cinéaste a opté, dans un premier temps, pour une dissociation des personnages à l'image. Elle renvoie au désir que chacun éprouve pour l'autre à distance, à sa solitude dans le fantasme et le songe. La chorégraphie et la façon dont le cinéaste en rend compte renvoient directement au texte lorquien : « Leonardo : À quoi l'orgueil m'a-t-il servi à moi ? À quoi ça m'a servi de ne pas te regarder, de te laisser passer des nuits et des nuits sans sommeil ? À rien qu'à me faire brûler vif » [8].

La chorégraphie rend visible ce feu qui les consume dans l'éloignement, et le film, en isolant chaque personnage dans un plan, rend encore plus infranchissable la distance qui les sépare tout en signifiant, par la proximité de la caméra, la puissance de la passion. Les fortes plongées à la verticale, vision impossible pour le spectateur du ballet au théâtre, clouent au sol les corps tourmentés, crucifiés par le désir, elles matérialisent dans l'image le poids de cette passion qui les écrase.

Adapter ce poète-dramaturge assassiné au tout début de la guerre civile tant pour ses prises de position politiques que pour son homosexualité, possède en soi une dimension politique, même après la fin du franquisme. Adapter cette pièce en particulier n'est pas anodin dans la mesure où elle montre à quel point l'organisation sociale et le poids des traditions peuvent, dans une société conservatrice, contraindre l'individu dans ce qu'il a de plus intime et aller jusqu'à le détruire pour sauvegarder la cohésion du groupe et son système de croyances. La pièce de Lorca dénonçait dans les années 30 une société archaïque qui s'est perpétuée sous le franquisme et dont l'Espagne démocratique ne peut s'affranchir en quelques années d'excès de toute sorte. C'est ce que rappelle cette adaptation d'une très grande sobriété où les désordres et les élans intimes viennent se fracasser contre la loi sociale.


2. 2. La figure de Carmen : danser l'intime

Dans Carmen, le chorégraphe Antonio Gades et le cinéaste se livrent à une révision du mythe et des stéréotypes qui lui sont associés en construisant une mise en abîme où la fiction de premier niveau reflète jusqu'à s'y confondre l'intrigue de second niveau qu'elle englobe. Antonio, chorégraphe, prépare un ballet flamenco à partir de la nouvelle de Mérimée et cherche une danseuse pour incarner la protagoniste. Lorsqu'il la trouve enfin, elle se prénomme Carmen, et il tombe éperdument amoureux d'elle. Dans la première partie du film, les deux niveaux fictionnels fonctionnent en miroir : la séduction qu'exerce Carmen sur don José se double de l'attirance que la danseuse produit chez Antonio, et l'indépendance de celle-ci fait écho à la liberté de celle-là. Puis, dans la seconde partie, dès lors que l'union de Carmen et Antonio est consommée, les limites assignées à chacun des niveaux fictionnels se brouillent et le spectateur ne sait plus ce qui relève de la fiction ou de la réalité diégétique. Enfin, quand est poignardée Carmen, le doute demeure quant au niveau fictionnel auquel appartient le geste.

Ce qui caractérise la Carmen de Carlos Saura, c'est surtout sa liberté sexuelle. Comme dans la nouvelle originale, le personnage dispose librement de son corps, n'appartient à aucun homme et refuse de rendre des comptes. Lorsqu'Antonio la surprend avec un autre danseur de la troupe, elle revendique sa liberté en reprenant les termes de la nouvelle (et de l'opéra) : « Je ne veux pas être tourmentée, ni surtout surveillée. Je veux être libre et faire ce qui me plaît ». Il convient de situer cette revendication de Carmen, dans le contexte des luttes d'émancipation des femmes de l'Espagne postfranquiste [9]. Avec une bonne dizaine d'années de retard sur les autres pays européens, la femme espagnole – fait observer Antonio Gades – « se bat pour ses droits [10]. Elle se bat, en toute légitimité, pour obtenir les mêmes droits humains et matériels que les hommes [...]. C'est pourquoi il me semble que le personnage de Carmen est d'une grande actualité. Je crois que c'est la raison pour laquelle on la voit resurgir comme nouveau mythe de nos jours » [11].

Le personnage élaboré par ce film ne prend toute sa dimension subversive que si on le relie à son contexte de production. Montrer une femme qui affirme le droit d'aimer un homme et de coucher avec un autre est choquant pour l'immense majorité du public espagnol de l'époque. Son indépendance s'exerce tant vis-à-vis des hommes que de la morale et des usages dominants. Le second élément qui caractérise Carmen, c'est l'ascendant qu'elle prend sur Antonio, non seulement parce qu'il est passionnément amoureux d'elle, mais aussi parce que va s'inverser progressivement le rapport habituel de domination masculine. Or, cette inversion se produit dans la danse alors qu'Antonio est le chorégraphe et qu'elle-même n'est pas une très bonne danseuse.

Lors d'une séance de travail, Antonio, mécontent de la prestation de Carmen, lui reproche de ne pas avoir l'agressivité qui sied au personnage et de ne pas être à la hauteur de Cristina, la première danseuse : « Tu fais tout pareil. Tes pas n'ont aucune couleur. Sépare-moi les temps ! » ; « Cristina prend le dessus sur toi dans toutes les répétitions et c'est toi qui dois prendre le dessus sur elle ! » Il s'élance à grandes enjambées vers le miroir en marquant fortement les temps pour lui montrer ce qu'il veut, puis il la fait danser avec lui en excitant sa colère dans un face-à-face hargneux : « Allez ! Prends le dessus ! [12] Ne me lâche pas des yeux ! ».

Cette séquence trouvera son exact prolongement en miroir lorsque l'on verra, plus tard, Antonio danser pour Carmen. Venue rendre visite au chorégraphe dans la soirée avec l'intention affichée de s'offrir à lui, elle demande auparavant à Antonio d'exécuter pour elle une farruca. Se pliant volontiers à ce désir, il monte sur le plateau où la caméra le filme dans un plan en contre-plongée qui le rétablit dans sa position de mâle dominant. Tout en dansant, Antonio plante ses yeux dans ceux de Carmen ; deux plans rapprochés nous montrent le regard brillant de celle-ci et un lent travelling avant traduit la montée du désir en elle. Puis, elle se lève et monte sur scène pour provoquer à son tour Antonio en reprenant les pas du duo précédent et les termes qu'il lui avait alors adressés : « Allez ! Prends le dessus maintenant ! Allez ! ». Ils se lancent ainsi dans le pas de deux qu'ils avaient répétés auparavant, un va-et-vient d'avant en arrière où chacun avance vers l'autre puis recule, qui apparaît clairement comme un substitut de l'acte sexuel. Celui-ci demeurera d'ailleurs hors champ puisque le plan suivant montre Carmen se rhabillant dans la chambre d'Antonio. L'ellipse indique la substitution : rien ne sert de montrer l'acte, même partiellement, la danse l'a déjà fait.

Entre ces deux séquences en miroir, il y aura eu la répétition d'une scène où, dans la nouvelle, Carmen emmène don José chez la vieille entremetteuse. Alors que Carmen ajuste sa mantille devant le miroir, le cadre s'élargit et l'on voit le reflet de don José (Antonio) assis sur une chaise, en train de l'observer. L'air de La Habanera de Bizet retentit et Carmen se met à danser sensuellement au son des célèbres paroles : « Si tu ne m'aimes pas je t'aime [...] et si je t'aime, prends garde à toi ». Puis, elle va s'asseoir à son tour et don José se lève pour danser pour elle.

Pendant toute cette première partie, le miroir est présent, face à Antonio tandis que Carmen lui tourne le dos la plupart du temps. Si la danse se reflète en lui, c'est surtout la séduction qu'exerce Carmen sur don José qui se reflète dans celle dont Antonio est victime. Dans la seconde partie, l'objet miroir disparaît mais ce sont alors les personnages qui dansent en miroir à plusieurs reprises dans une configuration de mouvements symétriques qui renvoie au narcissisme de l'état amoureux. Alternent alors des phases de réunion et de séparation où Carmen s'éloigne de son partenaire pour mieux l'attirer à elle, et qui expriment la dimension charnelle du texte du livret : « Tout autour de toi vite, vite,/ Il vient, s'en va, puis il revient ;/ Tu crois le tenir, il t'évite ;/ Tu crois l'éviter, il te tient ! ». Cette chorégraphie de l'évitement emprunte au rituel tauromachique un certain nombre de ses figures, et notamment celle de la passe où le torero attire à lui le taureau en le leurrant pour, à la dernière seconde, esquiver la rencontre mortelle. La promesse d'un corps qui s'expose et fait mine de s'offrir pour mieux se dérober est une constante de la danse flamenca.

Ce double mouvement de séduction et de rejet, d'invite et de refus, commun à la corrida et à la danse trouve ici une expression qui les fait fusionner. Carmen ne porte-t-elle pas les collants roses traditionnels du torero ? Et n'agite-t-elle pas sous le nez de don José sa jupe rouge comme une muleta ? Les passes qu'elle exécute jouent avec le désir de don José, elles les entraînent tous les deux dans un crescendo où la fusion toujours frôlée côtoie la possibilité de la mort.

Dans la passe tauromachique – écrit Michel Leiris – aussi bien que dans le coït, il y a cette montée vers la plénitude (approche du taureau) puis le paroxysme (le taureau s'engouffrant dans la cape en frôlant de sa corne le ventre de l'homme aux pieds rivés) ; enfin la séparation des deux acteurs, la divergence après l'intime contact, la chute, le déchirement. Lorsque, le taureau répondant bien et l'homme sachant le travailler, l'un et l'autre s'engagent dans le mouvant labyrinthe de la série de passes liées (au cours de laquelle les deux adversaires, ne se quittant que pour à l'instant d'après se reprendre, apparaissent peu à peu enrobés l'un dans l'autre), un vertige se crée, qui rappelle de très près le vertige érotique [13].

Dans la dernière phase de la danse, le contact se précise dans un corps à corps de plus en plus étroit où l'esquive ne semble plus possible. À ce moment du duo, le cadrage se resserre et le rythme du mouvement ralentit, inscrivant dans la danse un temps de suspension hors du temps, propre à l'acte sexuel et au danger mortel. Lentement les deux amants s'éloignent de la caméra et vont s'asseoir sur le lit où ils s'étreignent. Là encore, le spectateur n'est pas dupe, il sait que l'union sexuelle a déjà été consommée dans la danse.

Conclusion

Après avoir mis la représentation de l'intime au service de la dénonciation des effets pervers d'un système idéologique en optant pour un mode d'expression métaphorique et symbolique, Carlos Saura choisit, une fois la censure abolie, de ne pas exhiber l'intimité des relations et du désir entre les individus mais, au contraire, de les figurer de façon détournée, ici, par l'intermédiaire de la danse (on trouve d'autres modalités dans d'autres films [14]).

Le cinéaste continue ainsi à résister non plus au franquisme mais à son héritage, et ce de diverses façons : en ne se laissant pas happer par l'appel d'air produit par la libération sexuelle brutale de l'après-franquisme, véritable effet de balancier induit par la répression elle-même ; en inscrivant l'évolution des rapports de désir entre l'homme et la femme dans le contexte des luttes d'émancipation féminine et en réinvestissant des domaines culturels que la dictature avait dévoyés à des fins de propagande.

La censure en vigueur jusqu'en 1977 a favorisé dans le cinéma de Carlos Saura l'élaboration de discours cryptés où les dysfonctionnements intimes se font le reflet plus ou moins limpide de la répression sociopolitique. Cette articulation de l'intime et du politique perdure cependant dans les films postérieurs, à des degrés divers ; l'intimité du couple ou de la famille demeure le lieu privilégié où s'exprime l'oppression sociale et les pathologies d'une société qui n'est toujours pas guérie de son passé. Si l'exploration de l'intime permettait d'aborder, sous le franquisme, des thèmes interdits, et constituait l'un des moyens de contournement de la censure, elle devient, après la fin de la dictature, le baromètre à l'aune duquel sont mesurées ses répercussions durables sur les individus et les structures sociales.



[1] « No quiero complicarme la vida ahora, chico. Quizás más adelante ».

[2] Carlos Saura dans Cinéma, n° 135, 1969, cité par Emmanuel Larraz, Le cinéma espagnol des origines à nos jours, Paris, Les Éditions du Cerf, 1986, p. 183.

[3] Remarquons que, souvent, même quand elle n'interprète pas spécifiquement le rôle d'une étrangère, Géraldine Chaplin incarne, dans les films de Carlos Saura tournés pendant le franquisme, l'Autre, l'inconnu, le principe féminin étranger à l'homme espagnol de cette époque.

[4] Il s'agit d'une version retouchée de San Sebastián asistido por Santa Irene (1620).

[5] « Présenté au festival de Berlin en 1969, La Madriguera fut mal reçu par un public extrêmement politisé qui ne comprenait pas que l'on puisse consacrer un film aux fantasmes d'un couple bourgeois dans un pays qui, comme l'Espagne, était soumis à la dictature ». Emmanuel Larraz, op. cit., p. 185.

[6] Marcel Oms, Carlos Saura, Paris, Edilig, 1981, p. 37.

[7] Pour reprendre le titre d'un ouvrage qui lui est consacré : Ángel Custodio Gómez, La reconstrucción de la identidad del flamenco en el cine de Carlos Saura, Sevilla, Junta de Andalucía, 2006.

[8] Federico García Lorca, Noces de sang, Œuvres complètes, t. II, Gallimard, coll. La Pléiade, 1981, p. 485.

[9] L'Institut de la Femme (Instituto de la Mujer), organisme autonome, est créé, en octobre 1983, par le gouvernement socialiste afin de rendre effective l'égalité entre les hommes et les femmes proclamée par la Constitution de 1978.

[10] Rappelons, à titre d'exemple, que l'avortement ne devient légal qu'en 1985 et à des conditions très restrictives.

[11] Antonio Gades, dans Carlos Saura & Antonio Gades, Carmen : El sueño del amor absoluto, Barcelona, Ediciones Círculo de Lectores, 1984, p. 169.

[12] Littéralement : « Mange-moi » (« ¡Vamos ! ¡Cómeme ! »).

[13] Michel Leiris, Miroir de la tauromachie [1937], Paris, Fata Morgana,1981, p. 50.

[14] Par exemple dans ¡Ay Carmela ! (1990).




POUR CITER CET ARTICLE

Pascale Thibaudeau, « Le couple, l'intime et le politique : quelques exemples dans le cinéma de Carlos Saura », Le Texte étranger   [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/thibaudeau.html