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Vers une resubjectivation par le machinique ?

Arnaud Regnauld

Université Paris 8

AVEC ce qu'il est courant d'appeler, à tort, la démocratisation du numérique, se sont développées de nouvelles formes de sociabilité en réseau, attisant par la même occasion les craintes associées aux nouvelles technologies perçues comme d'autant plus aliénantes que nous sommes entrés dans l'ère de l'hyperconnectivité. Le nombre d'appareils communicants dépasse désormais le nombre de leurs utilisateurs, et l'homme se retrouve pris dans des flux informationnels incessants. Liées à des appareils toujours plus nomades, les nouvelles formes de communication entraîneraient dès lors un désengagement de la sphère sociale au profit d'un repli de l'individu sur la sphère de l'intime dont témoignerait notamment la prolifération des téléphones portables. En découlerait une désubjectivation de l'individu dont la capacité d'agir dans le monde se réduirait à de simples réactions aux stimuli relayés par des dispositifs de contrôle machiniques. Cependant, si les mass media tendent à l'homogénéisation, voire à l'arasement de toute subjectivité, on peut malgré tout envisager, à l'instar de Félix Guattari, une resubjectivation par le machinique [1] dès lors que l'individu se réapproprie ces dispositifs médiatiques pour produire de nouveaux univers de référence : ce serait donc là le primat du travail artistique.

L'émergence de « situations technosociales » [2] jusqu'alors inédites et rendues possibles par la prolifération des téléphones portables reliés au réseau Internet marque l'avènement d'un nouveau mode de co-présence à distance, lequel permettrait de ménager un espace intime au creux de l'espace public. Se tisse une manière d'être ensemble qui se situe à la fois en retrait de l'espace public tout en demeurant potentiellement exposée aux regards de tous, traversant une multitude de lieux qui n'ont rien de privilégié (on notera que la plupart des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter sont de moins en moins liés à l'utilisation d'un ordinateur personnel, et migrent vers les objets nomades que sont les smartphones et autres tablettes numériques). A ce titre, l'intime apparaît comme la face interne qui double celle que nous présentons au monde extérieur, ce fond sans fond qui jamais ne referme le sujet sur lui-même, mais constitue au contraire le lieu d'un partage, de soi et de l'autre [3], espacement ou intervalle non localisé. Or, loin d'entraîner une dépersonnalisation, les boucles récursives générées par les flux communicationnels permettraient de construire une subjectivité qui s'élabore précisément à partir de cette « intimité ambiante » lui servant d'interface avec le monde [4].

Cependant, la notion même d'« intimité ambiante » [5] forgée par les sociologues Mizuko Ito et Daisuke Okabe témoigne de l'ambivalence du phénomène qui débouche potentiellement sur une banalisation de l'intime. Il est notable que, contrairement à l'idée la plus répandue, ce mode de communication n'entraîne pas de rupture avec le monde environnant, du moins dans la pratique sociale qu'en ont les adolescents japonais : il s'agit d'une manière de convoquer l'absent au sein de la sphère publique sans pour autant se désengager de la situation présente. La métaphore du « télé-cocooning » proposée par Ichiyo Habuchi [6] illustre bien un tel repli dans la sphère de l'intime qui, d'après nous, relève moins d'un espace virtuel que d'une temporalité asynchrone, mais néanmoins partagée. Les frontières de l'intime ne dépendent pas d'un espace clairement délimité, mais bien de la possibilité d'entrer en relation via le réseau : à la présence physique en un lieu donné se substitue l'autorisation d'accès dans une temporalité donnée, ce qui n'est pas sans soulever un certain nombre de questions liées à la privatisation de l'intime et aux rapports de savoir/pouvoir qui s'y nouent.

Confronté à ces nouveaux modes de sociabilité, le travail artistique ne vise pas tant à enrayer la machine qu'à établir de nouveaux branchements, quitte à opter pour le court-circuit, afin d'exacerber le paradoxe d'une intimité collective et impersonnelle dans laquelle baignerait tout un chacun, à l'instar des 231 mini écrans composant « Listening Post » [7]. Cette installation de Mark Hansen et Ben Rubin donne à lire et à entendre en l'amplifiant l'inaudible bruissement des forums Internet, transposé sur écran et repris par des voix de synthèse. En extirpant l'œuvre de la gangue sociale dont elle est issue, les deux artistes ménagent au sein de l'espace muséal un lieu où peut s'élaborer une réflexion politique à partir d'une expérience esthétique commune reposant sur un travail de sérialisation et de magnification. Le recours à des algorithmes de criblage sémantique semble certes reproduire « la privatisation de l'intime » [8] critiquée par Michael Fœssel : sur les forums de rencontre, l'intime se trouve réduit à un ensemble de critères pseudo-objectifs, mais néanmoins normatifs, relevant du domaine des échanges marchands. Or, c'est précisément ce que Hansen et Rubin cherchent à dépasser : on sort ici du cadre individuel pour interroger la relationnalité sur un mode impersonnel. Le geste artistique permet de créer de nouveaux agencements (ou branchements) au sein du collectif, c'est-à-dire de dégager de nouvelles formes en interrompant les processus de routinisation abrutissants liés à l'homogénéisation et à la passivation propres aux médias de masse (par opposition à la ritournelle, productrice de subjectivité), pour re-singulariser l'expérience dans une perspective d'action sur le monde [9].

Face à la dématérialisation de l'information et à la désincarnation des rapports interhumains qu'elle entraîne, force est de constater un retour en force d'une réflexion sur le corps cyborg dans son articulation problématique avec le monde et l'autre via de multiples interfaces technologiques. A ce titre, les performances de l'artiste australien Stelarc interrogent le point d'articulation entre l'organique et le machinique en révélant la désubjectivation de l'individu. Ainsi, la performance Ping Body, an Internet Actuated and Uploaded Performance (1996), prolongée par ParaSite for Invaded and Involuntary Body (1997) et Movatar, an Inverse Motion Capture System (2000) [10] met en scène la déprise et l'objectivation du corps de l'artiste branché sur Internet par un système d'électrodes : le corps devient dès lors le point nodal d'un faisceau de communications circulant sur le réseau mondial. Or, ce ne sont pas les utilisateurs qui contrôlent les mouvements de l'artiste ainsi appareillé. Les fluctuations de la masse d'information anonyme et asignifiante circulant sur Internet couplées à la distance séparant l'artiste des domaines sollicités déterminent le temps que met un signal (ping) envoyé par l'artiste pour revenir à son point d'émission. En suspendant sa capacité d'agir sur le monde au bruit du Net, Stelarc interroge l'articulation de l'intime et du politique sur un mode impersonnel, ce qui provoque en retour une réflexion sur la relation esthétique du spectateur à la performance.

L'intime ne se situe pas du côté de l'individu compris comme une totalité déjà constituée, mais s'élabore au contraire dans la déprise, gage d'une relation à l'autre ouverte sur un nous collectif et asubjectif [11]. Le travail de Stelarc, comme tant d'autres artistes contemporains, ouvre en effet sur une condition d'existence possible [12], caractéristique de l'ère posthumaine, dont les répercussions restent encore à explorer. La subjectivité de l'individu interfacé se trouve en effet redistribuée entre des actants humains et non humains [13] pour constituer un agencement collectif, entraînant de fait une reconfiguration des territoires de l'intime et du politique qui nous invite à repenser l'intersubjectivité à partir d'une relation immanente, hors de tout fondationalisme et de toute détermination [14].



[1] Félix GUATTARI, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992-2005.

[2] Mizuko ITO et Daisuke OKABE, « Technosocial Situations : Emergent Structurings of Mobile Email Use », Mizuko ITO, Daisuke OKABE, et Misa MATSUDA (dir.), in : Personal, Portable, Pedestrian : Mobile Phones in Japanese Life, Cambridge, MA, MIT Press, 2006, pp.257-273.

[3] Jean-Luc NANCY, L' « il y a » du rapport sexuel, Paris, Galilée, 2001, p.44 :

[L'intime] c'est le dedans tel qu'il n'y a plus de dedans plus avant ou plus au fond. Mais le fond dont il s'agit est de droit sans fond : s'il avait un fond, ou s'il était fondé (en quelque sens que ce soit), il (ou elle) ne pourrait même pas entrer en rapport. Car un fond assure et ferme un être sur sa propre substance. L'intime est toujours plus au fond que le fond le plus profond (c'est pourquoi il touche à l'extime, ce terme forgé par Lacan – ou bien je dirais qu'il s'extime…). Mais aussi, l'intime est toujours le lieu d'un partage – de soi et de l'autre ».

[4] M. ITO et D. OKABE, op.cit. (note 1), p.272

Ito et Okabe décrivent la connectivité induite par les téléphones portables comme une « membrane » entre le réel et le virtuel, le proche et le lointain, plutôt que comme un portail qui mobiliserait toute l'attention de l'utilisateur.

[5] Ibid.

[6] Ichiyo HABUCHI, « Accelerating Reflexivity » in : op. cit. (note 2), pp.165-182 :

« Il existe une zone d'intimité où il est possible de maintenir indéfiniment des relations à d'autres personnes dont on a déjà fait la rencontre, sans être limité pour autant par des contraintes géographiques ou temporelles : c'est que j'appelle un télécocon » (ma traduction). Cf. p.167.

Dans le même volume, on pourra également consulter l'article de Hidenori Tomita qui envisage une nouvelle catégorie de relation sociale où l'anonymat qu'autorise l'usage des nouvelles technologies conditionne l'émergence d'une intimité avec de parfaits inconnus, pratique sociale japonaise liées aux rencontres aléatoires par téléphone, puis par messagers de poche. Or, l'utilisateur peut convoquer la présence de ces « étrangers intimes » presque à tout moment grâce à l'intégration d'Internet sur les téléphones portables, ce qui renvoie à la notion de « télécocon » proposée par Habuchi.

Cf. Hidenori TOMITA, « Keitai and the Intimate Stranger », Ibid., pp.183-201 ; ici p. 183 et p.198.

[7] Roberto SIMANOWSKI, "Digital Literature, Installation, Poetry: Listening Post", in:  Actes du colloque E-Poetry 2007, Philippe BOOTZ et Patrick BURGAUD (dir.), 2007.

[8] Michaël FŒSSEL, La privation de l'intime – Mises en scène politiques des sentiments, Paris, Seuil, 2008, pp.133-137.

Dans cet ouvrage, Fœssel cherche à démontrer que l'intime n'est pas le privé, et qu'il ne relève donc pas d'un contrat passé avec l'autre. Bien au contraire, l'intime, en tant que concept relationnel, relève bien plutôt d'une dépossession de soi dans l'autre sous le regard d'un tiers, et non d'une privatisation du moi selon un ensemble de critères normatifs typiques des forums de rencontre, lesquels témoignent d'un « processus de rationalisation de l'intime ».

[9] Nicolas BOURRIAUD, « Le paradigme esthétique (Félix Guattari et l'art) » in :  Esthétique relationnelle, Paris, Les Presses du Réel, 1998, pp.90-109 (voir en particulier p.97 sur la ritournelle et pp.100-103).

L'œuvre d'art n'intéresse Guattari que dans la mesure où il ne s'agit pas d'une 'image passivement représentative', autrement dit d'un produit. L'œuvre matérialise des territoires existentiels, au sein desquels l'image assume le rôle de vecteur de subjectivation, de 'shifter' apte à déterritorialiser notre perception avant de la « rebrancher » sur d'autres possibles : celui d'un 'opérateur de bifurcations dans la subjectivité' » (p.103).

[10] Mark FERNANDEZ et STELARC,"The Body Without Memory - An Interview with Stelarc", C-Theory.net, 2002.

Voir également le site web de Stelarc.

Sites consultés le 25/10/2010.

[11] Cf. L'impersonnel en littérature. Explorations critiques et théoriques, Hélène AJI, Brigitte FELIX, Anthony LARSON et Hélène LECOSSOIS (dir.) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Interférences », 2009.

Voir en particulier l'article de Rajeshwari VALLURY, « Writing through the Walls of the Political: Deleuze, Rancière and Virginia Woolf », pp. 63-71.

En s'appuyant sur l'exemple de A Room of One's Own de Virginia Woolf, Vallury cherche à réconcilier la pensée du dissensus politique de Rancière avec l'esthétique deleuzienne en montrant comment la littérature peut déboucher sur une politique de l'impersonnel.

[12] Brian MASSUMI, Parables for the Virtual, Duke University Press, Durham NC, 2002, pp. 89-132.

[13] Bruno LATOUR, Pandora's Hope. Essays on the Reality of Science Studies, Cambridge MA, 1999, pp.178-181.

[14] MASSUMI, « L'économie politique de l'appartenance et la logique de la relation », Isabelle STENGERS (tr.), in : Gilles Deleuze, Isabelle STENGERS (dir.), Paris, Vrin, 1998, pp.119-140.


POUR CITER CET ARTICLE

Arnaud Regnauld, « Vers une resubjectivation par le machinique ? », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/regnauld.html