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Frederick Sommer : le regard à nu

Hélène Perrin

Université de Paris 8

ESTHÉTIQUE et politique sont souvent tenus pour mutuellement exclusifs, au sens où l'œuvre engagée perdrait dans le combat son aura tandis que l'œuvre sans visée militante manifeste serait politiquement déficiente. Le dilemme ainsi posé n'est sans doute que la traduction d'un manque :

« Le fond du problème, c'est qu'il n'y a pas de critère d'adéquation entre politique de l'esthétique et esthétique de la politique » [1]

Lorsque, pour combler le manque, la valeur artistique et/ou politique d'une œuvre se mesure à l'aune d'un sujet, le malentendu ne peut que persister :

« Trois fois, j'ai postulé pour une bourse Guggenheim. C'était moi qui me trompais. Je ne savais pas que le traitement des problèmes sociaux constituait un critère majeur de décision. Or les problèmes sociaux n'ont guère de rapport avec les problèmes de la photographie comme art. » [2] 

Ces propos sont, semble-t-il, sans équivoque : ceux d'un photographe altier, d'un partisan de l'art pour l'art, retranché dans son laboratoire d'ivoire, que ne préoccupe guère le sort de ses contemporains. C'est ainsi que l'on a souvent décrit Frederick Sommer, photographe américain du siècle dernier, dont le travail reste méconnu pour s'être longtemps heurté aux fictions modernistes canonisantes d'une « photographie pure ».

Dans les années 1960, aux États-Unis, le postulat de l'objectivité photographique est encore prégnant. Deux genres, étroitement liés, prédominent : la photographie documentaire, héritière des grandes campagnes de la Farm Security Administration dans les années 1930, et la « straight photography » ou « photographie pure », son pendant artistique. Contre le pictorialisme du XIXème siècle et les tentatives de légitimation de la photographie par imitation de la peinture, l'esthétique documentaire s'est peu à peu érigée en déontologie. Frontalité, netteté maximale, prohibition de la mise en scène comme de la retouche, sont les signes extérieurs d'une objectivité tenue pour l'essence du médium et la pierre de touche de sa légitimité artistique.

« Contrairement aux autres arts, qui sont vraiment anti-photographiques, l'objectivité est l'essence même de la photographie, sa contribution mais aussi sa limite » [3]

Ce credo a servi de base à l'élaboration d'une ontologie de la photographie fondée, dans un effet miroir, sur l'ontologie de ses sujets. La photographie bien comprise révèle l'essence des choses, « la quintessence même de la chose en soi plutôt qu'une humeur de cette chose » [4], les dépouille de toutes les contingences et projections offusquantes pour les saisir au-delà des apparences et les donner dans leur vérité nue.

Figure 1 - Edward Weston - Nude, Oceana, 1936.
Collection Center for Creative Photography
© 1981 Arizona Board of Regents

Même lorsque le sujet est on ne peut plus académique, un nu, chez Edward Weston, par exemple, est épinglé de façon quasi entomologique, en plein soleil sur fond neutre, détouré par un léger cerne d'ombre, sans décor, sans artifice, sans prétexte mythologique ou religieux et sans référence aucune aux poses classiques. Ni la transcendance ni les formes du pathos, ni « la psychologie de salon » [5] n'ont leur place dans cette photographie. Le corps y est à nu, dépouillé de tous les oripeaux accumulés de la culture, nudité pure garante de l'objectivité pure.

« La photographie est un médium bien trop honnête pour rendre compte des aspects superficiels d'un sujet. Son honnêteté lui permet de révéler l'essence de ce qui se trouve devant l'objectif avec une telle acuité qu'il peut arriver au spectateur de trouver l'image recréée plus réelle et compréhensible que l'objet lui-même.  » [6]

En cela, Weston, sacrifie davantage à la tradition qu'il ne le croit : par sa recherche d'une essence, d'une sorte de plastique ontologique, d'une part, il répond à la conception néo-platonicienne de l'art que les historiens d'art de son époque prêtent à la Renaissance [7] : la forme sensible (morphé) est manifestation de la forme intelligible idéale (eidos).

D'autre part, le rapport entre artiste et modèle est lui aussi pris dans une tradition, ne serait-ce que parce que le corps nu n'est pas celui d'un vieillard mais celui d'une jeune femme, et que le rapport du photographe au modèle, et du spectateur au nu, est on ne peut plus attendu. Rien de nouveau sous ce soleil-là, le chemin est balisé, les positions connues.

Figure 2 - Frederick Sommer - Figure, 1962
© Frederick and Frances Sommer Foundation

Le nu de Sommer est toujours celui d'une jeune femme mais il n'offre ni la même limpidité, ni la même conventionnelle évidence dans la distribution des rôles.

L'image est trouble et ce trouble n'est pas contenu. Le flou photographique n'est pas seul en cause. L'indéfinition, l'irrésolution sont plus profondes. D'emblée, s'instaure le doute, un vague malaise dont les origines ne s'appréhendent guère. Qu'est-ce qui se joue dans Figure, 1962 ? Que fait Frederick Sommer lorsqu'il photographie (un nu) ? Ou, pour poser la question autrement, « le désir est-il toujours en jeu dans la représentation du nu ? » [8] Si ce nu-ci est érotisé, c'est sur un mode ambigu, liminal, qui peut osciller entre une incertaine fascination et une incertaine répulsion. Il est d'ailleurs plus facile de décrire ce qu'il n'est pas que ce qu'il est, comme si toute tentative de caractérisation ne pouvait être que négative.

Il n'est pas solaire, donné en pleine lumière comme pur élément de nature. Il a ses zones d'ombre, au creux de la main, au pli du coude, au lieu du regard, surtout. Ces cernes noirs que l'ombre substitue littéralement aux yeux touchent à l'obscène, comme un obscur rapport aux yeux bandés de certaines images pornographiques. C'est du côté du rayon x, que, pour leur part, les hautes lumières retravaillées des arêtes claires, le nez, l'auriculaire, vont discrètement chercher, avec d'autres images du même modèle, la vanité d'une transparence, d'un dénudement jusqu'à l'os.

Figure 3 - Frederick Sommer - Lee Nevin, 1963
© Frederick and Frances Sommer Foundation

Figure 4 - Frederick Sommer - Lee Nevin, 1965
© Frederick and Frances Sommer Foundation

Comme la lumière, artificielle, toute retouches et retenues, défait la cohésion d'une unique source, l'image récuse la stabilité d'un modèle ou d'un contre-modèle établi dans le corpus visuel commun. Images interdites, imagerie médicale, memento mori, elle joue de références à peine suggérées, bricole une hybridité, une absence de cohérence référentielle qui ne s'interdit pas, sacrilège, d'aller voir en peinture : quand David Hockney décale ostensiblement l'image en accumulant les polaroïds, c'est sans insistance et sans hiatus, de façon presque inaperçue, que la photographie de Sommer défie ici les lois de l'optique et d'un processus d'enregistrement « mécanique » pour reprendre l'héritage cubiste de la multiplication des points de vue. Comme certains portraits de Picasso, le nu est de face et de profil ; non pas de trois quarts, mais bien à la fois de face et de profil, assumé dans son ambivalence, dans sa subtile dispersion lumineuse, visuelle et référentielle.

Figure 5 - Pablo Picasso - Buste de femme, 1953
© Succession Picasso 2010

Le nu n'est pas non plus intact. Un nu traditionnel est entier, ou du moins, même s'il ne montre qu'un buste, intègre en cela. Tout au plus sacrifie-t-on, ça et là, à partir du XXème siècle, chez Matisse, chez Schiele, un petit morceau de coude ou de genou. De toutes parts, ici, tête, mains, épaule, dos, sexe, le buste est entamé par le cadre, tranché net, exclu de son image. Il n'est pas plein, entité close révélée dans la perfection naturelle de son plus simple appareil, mais il suppose un dehors, il donne sur un hors champ, sur ce qui n'est pas lui et sur ce qui n'est pas image, alors que l'image se suffit à elle-même chez Weston, comme se suffit à lui-même son nu sur fond de sable. Difficile dès lors, d'adhérer à l'illusion de la représentation d'un en-soi. Double, ambigu, inconstant, le nu de Sommer apparaît comme le contraire d'un nu essentiel. Une telle défaite de la cohérence et de l'intégrité souligne en creux les choix d'une évidence trompeuse, d'une objectivité aussi inhérente aux processus photographiques qu'une page de Flaubert aux vingt-six lettres de l'alphabet.

Pas plus qu'il n'est intact, le nu ne laisse indemne qui le regarde. Ce que l'on voit n'est pas ce que l'on attend d'un nu. Il ne suffit pas de faire varier la pose. Le plus souvent, qu'il soit masculin ou féminin, le nu est passif, martyr ou lascif, mais passif, simplement donné à voir, exposé aux yeux de tous. Il dérange lorsqu'il s'avise seulement de retourner le regard. Or celui de Sommer n'est ni passif ni complaisant sous le regard. L'Olympia de Manet a choqué en son temps par la distanciation d'un contact visuel qui fait fi des conventions pour viser directement le spectateur, d'un regard aussi cru que celui qu'on peut porter sur elle, qu'elle renvoie d'égale à égal(e), et qui dit sans fard à la fois sa condition de prostituée figurée et sa condition réelle de modèle.

Figure 6 - Édouard Manet - Olympia, 1863

C'est, a contrario, par l'ostensible refus de son regard que choque le nu de Sommer. Que les nus sur les photographies puissent regarder sans ciller l'objectif, que dans leurs yeux l'on puisse lire, entre autres, « je ne suis pas Vénus et tu le sais », c'est établi. Or celui de Sommer n'offre pas cette réciprocité du regard instaurée par l'Olympia et sans doute en partie inspirée par la photographie. Il ne s'agit pas de fausse modestie ou de chasteté affichée. Le regard est bien présent, deviné, exagérément accusé même, et néanmoins parfaitement insondable. Dès lors, le rapport s'inverse. Dans le champ, par ses retraits, comme dans le hors champ, par ce qui excède le cadre, le nu échappe au spectateur. Comme l'Olympia, l'image devient le lieu d'un affrontement et d'une redistribution des rôles, d'une reconfiguration de l'échange. Le nu s'y refuse comme objet de la contemplation. C'est lui qui observe et dévisage depuis le fond de l'image, lui qui, derrière son masque d'ombre, voit et n'est pas vu. C'est le spectateur qui est vu cherchant à voir et qui ne voit pas.

Pire, la violence sourde de ce retournement subi s'accompagne d'une autre atteinte au traditionnel rapport triangulaire entre modèle, et photographe, et spectateur. Le corps photographié est proche, très proche. Dans cette image sans profondeur de champ, comme un aplat de valeurs tonales, l'irruption de la troisième dimension n'est pas non plus dénuée d'agressivité. Elle ne se fait pas, comme d'ordinaire, vers l'arrière, dans le sens de la perspective, ouvrant à l'œil un horizon et l'illusion d'une épaisseur de l'image, mais vers l'avant, dans l'étonnante projection d'un coude. Face, profil. Le coude gauche, de profil, est le point d'ancrage de l'image, l'élément corporel intact qui seul repose sur le cadre comme il reposerait sur une table. Le coude droit, de face, est celui qui, à l'inverse, brise le cadre.

Copyright 1995 Nicolas Pioch

Figures 7, 8, 9 et 10 : Giorgione, 1507 - Cranach, 1537 - Goya, 1797- Ingres, 1840.

Par une soudaine rotation, ce coude levé de toutes les Vénus, les majas, les odalisques, qui leur fait un beau corps, change ici de plan, sort littéralement de son enclos d'objet vu pour faire effraction dans l'espace d'ordinaire inviolable du spectateur et remettre en jeu la traditionnelle répartition des places de part et d'autre, croit-on, d'une surface. Il crée un point de jonction, une articulation entre deux corps, une mise en rapport direct qui poursuit l'œuvre d'inversion du regard et déjoue l'érotique de la peinture, cette érotique de Tantale que Daniel Arasse ramasse, à propos de La Vénus d'Urbino du Titien, en une formule : « tu me vois mais tu ne peux pas me toucher » [9].

Dans la photographie de Sommer, le contact est établi, les positions permutables : « je te vois et je te touche ». Le visuel se fait haptique et le spectateur est doublement touché : au sens propre d'une collision, presque, d'un coup de coude ; au sens figuré, touché, parce que ce geste l'engage et pointe, encore, son propre regard, comme une invitation assez insistante à abolir les distances, à entrer dans l'image, et, dans le même temps, à user d'introspection et retourner sur soi le regard. Ce coude qui le heurte, qui semble lui rendre, œil pour œil, un œil au beurre noir, et qui, du même coup sec, le ramène dans l'image comme un poisson ferré au bout d'un fil invisible, lui rappelle qu'il n'est pas abstrait, à l'abri derrière l'écran de sa cornée, mais qu'il est aussi un corps, qu'il est partie prenante. Tandis que la « résolution optique », dans l'image de Weston, « est le signe de l'unité de ce que le spectateur voit », dont la totalité « à son tour fonde le spectateur lui-même comme sujet unifié » [10], l'atteinte au corps et au regard dans celle de Sommer se propage dans le hors-champ. Ce n'est pas le nu qui est pathique, mais l'image même, en ce qu'elle instaure violemment l'expérience phénoménologique d'un rapport d'égalité et de réciprocité entre corps perçu et corps percevant. Ces regardeurs que nous sommes, que regardons nous au juste ? Voyons-nous clair seulement ? Notre regard n'est-il pas lui aussi cerné d'ombre ?

Comme souvent chez Sommer, tandis que l'on s'occupe de nommer, de commenter, l'image continue d'œuvrer en sourdine, s'insinue dans les méandres de la conscience, se glisse dans ces zones liminales où affleurent, hésitants, entre formulation et refoulement, les impensés, les impensables, toute la « végétation des fantasmes » [11].

Pour certains, cela saute tout à coup aux yeux, comme une évidence. Pour d'autres, l'émergence est lente et n'en est pas moins violente. Est-ce à cause de l'irrégularité apparemment gratuite d'un fond qui passe du clair à l'obscur de part et d'autre du coude projeté, et dont le pan clair trouve un écho formel inversé dans un élément du corps, une mèche de cheveux sombre ? Est-ce la façon dont les trouées noires des yeux répondent, de l'intérieur du corps, aux espaces d'ombre autour ? Ou bien l'équivalence, toujours, des valeurs tonales entre les yeux et les tétons, qui suggère, imperceptiblement, une translation vers le bas, une migration visuelle du visage ? Ou encore l'adoption et le rejet simultané des formes canoniques de la beauté plastique, et l'énigme d'un ventre au dessin si étrange, si grotesque, qu'on le jugerait presque impossible ? Tous ces éléments à la fois sans doute, et d'autres plus subtils encore, comme une légère contre-plongée, si légers qu'ils peuvent passer inaperçus, dont le défilé diachronique du discours peine à rendre l'efficacité conjointe, mais qui opèrent ensemble dans l'image, s'adressent toujours à autre chose qu'à ce que l'on nomme et sont d'autant plus puissants qu'ils restent ténus, ne sont pas définitivement donnés, réclament plutôt du regard qu'il les prenne à son compte et les effectue de lui-même…

Tôt ou tard l'ombre finit par faire corps, l'image latente se cristallise, et l'on se surprend à voir, abouché aux replis métamorphiques du ventre blanc, se profiler le cou, le menton, la bouche, le nez, voire l'œil en partage, le front d'un visage noir.

Cette tête extraordinaire n'a pas de tangibilité propre, n'est faite que de réserve, n'est constituée qu'en négatif, par les contours même du corps contre lequel elle prend forme. Pourtant, une fois qu'elle affleure à la conscience, une fois qu'elle est nommée, circonscrite par le dire, elle ne saurait retourner dans les limbes. On ne sait trop ce qu'elle fait, si elle embrasse, mord, aspire, transforme en bouche les plis du ventre blanc et en semblant de visage le buste de la jeune femme. Elle n'impose pas, ne se définit pas. Chacun est libre d'interpréter à sa guise le contact, de répondre de ses propres hypothèses que rien d'extérieur à sa conscience ne vient valider ou invalider. Le visage noir, cependant, acquiert d'emblée la même densité, la même épaisseur visuelle, le même statut que le nu. Et cette équivalence, qui tire du néant une figure aussi visuellement présente que celle dont l'opacité a fait image, encore une fois, met à mal de façon exemplaire la double fiction ontologique, la validation de l'essence d'un médium par la révélation de l'essence d'un sujet, sur laquelle repose la « photographie pure ».

Les reconfigurations de l'image, les redistributions qu'elle suggère, sont d'autant plus sensibles que la forme même du nu est traditionnellement liée à l'idéal ontologique :

« Le nu n'est pas une forme parmi d'autres, il est la forme par excellence (le Nu). Il est la forme essentielle apparaissant à même le sensible ; comme en sens inverse, il est la forme sensible rejoignant la forme-idée ; au fond, nous n'avons cessé de rechercher, dans le Nu, une hypostase de la Forme. » [12]

Quand les partisans de la photographie pure exaltent « la chose en soi », c'est-à-dire, en somme, du ready-made, des sujets déjà constitués, déjà donnés dans la langue, Sommer, au rebours, photographie la dissolution du sujet et de l'identitaire.

« Imaginez que vous sortiez avec votre appareil et que quelqu'un vous demande ce que vous allez photographier. Il y a de bonnes chances que vous ayez quelque chose en tête, et vous allez donc nommer quelque chose, mais plus vous êtes à même de le nommer et plus vous avez affaire à l'ennemi suprême : la condition privilégiée. » [13]

« L'idée nominale du sujet devrait être: vous prenez quelque chose à photographier, […] vous le mettez quelque part, et si ça disparaît, voilà ce qu'il faut photographier. » [14]

Toute image véritable est affaire de champ, de distribution, de rapports de force dans ce champ, non de sujet ou d'objet. Elle opère, plus qu'elle ne « représente ». Figure,1962 ne pose pas tant « un nu » que la question d'une double, voire d'une triple mise en rapport : au sein de l'image entre un espace considéré comme positif et un espace considéré comme négatif, qui ne sont pas d'ordinaire tenus sur le même plan, un rapport d'occupation de l'espace ; entre l'image et qui la regarde, une interrogation sur ce que font advenir ou non les opérations du regard, toujours tributaires d'un dire ; et encore, l'interdépendance de ces deux prises de contact. Ce qui se dénude n'est pas tant un corps que la violence symbolique de l'ordinaire occultation de ces rapports.

Pourquoi cette latence, pourquoi ce retard à voir ? Pourquoi, si la densité visuelle est la même, voit-on une silhouette plutôt que l'autre ? Par habitude, par mémoire, par convention ?

« La passivité ici n'est pas de mise. Voir est un acte ; l'œil voit comme la main prend. Notre main peut passer à la portée de bien des choses que rien ne l'entraîne à saisir ; notre œil ouvert passe sur bien des choses qui demeurent, au sens physique du mot, invisibles. La vision est discontinue. Nous ne voyons que ce que nous avons quelque intérêt à voir. » [15]

Comme les yeux noirs, c'est ici ce que nous ne voyons pas, qui, précisément, nous regarde [16], au plus haut point : l'invisibilité de l'autre ; une invisibilité déjà paradoxalement manifeste dans l'Olympia, où le visage secondaire de la servante sans nom se fond dans les pans écartés de la tenture tandis que la femme étendue monopolise le regard ; l'invisibilité sociale dont parle le narrateur sans nom, lui aussi, de l'Homme invisible (1952), chez le romancier noir américain Ralph Ellison. L'autre est constitué en creux, en rapport, sans identité propre, sans visage sinon celui que l'on veut bien lui donner.

Figure 11 - Elliott Erwitt - North Carolina, 1950
© Elliott Erwitt / Magnum Photos

D'autres images œuvrent de façon beaucoup plus directe, frontale, s'adressent clairement à une conscience politique articulée. L'on ne peut que s'offusquer, par exemple, de l'intolérable état de fait que constate North Carolina, 1950 d'Elliott Erwitt, cette ségrégation identitaire qui postule deux classes d'humanité inégales, et dont les eaux usées des uns sont censées être bonnes à boire pour les autres. Les mots sont présents dans l'image, les identités explicitement déclinées, l'absurde violence d'un système de représentation efficacement dénoncée dans ses effets concrets. C'est inadmissible, mais le spectateur est du bon côté, du côté de la bonne conscience, du « comment peut-on » ? À aucun moment ne se pose la question de sa participation à un tel état de fait. Ce qui sépare les deux images d'Erwitt et de Sommer, ce sont dix ans, et les débuts de l'abolition juridique de la ségrégation aux États-Unis, en 1954 [17]. Mais qu'en est-il des consciences ? Que subsiste-t-il dans l'intimité des consciences et des inconsciences d'une ségrégation condamnée par la loi ?

La photographie de Sommer ne substitue pas un sujet à un autre : pas plus qu'elle ne représente un nu, elle ne se fait le témoin des cristallisations sociales de l'identitaire. Le danger d'un constat serait de figer cela même que l'on cherche à débouter, ou de se borner à déplacer l'exclusif. Parce que la distinction, la hiérarchisation, l'exclusion, voire pire, vont de pair, de façon plus ou moins flagrante, avec toute détermination identitaire, ce sont les rouages mêmes de ces mécanismes qu'elle interroge et cherche à déjouer. Elle opère en amont, dans les lieux incertains des matières grises où se concoctent et se délitent les ontologies, travaille au corps les régimes de représentation, dissèque les corpus et les articulations sans cesse renégociées entre voir, ne pas voir, dire et ne pas dire ; crûment, durement parfois, mais sans jamais rien imposer, elle réfléchit l'élaboration infinie, à même les consciences, d'un consensus social et d'un partage du sensible. Lorsque, dans le fond indifférencié de tous les tableaux d'odalisques du XIXe siècle, Sommer va chercher les esclaves relégués et leur invisibilité pour les ramener vers l'avant, sur le même plan, strictement, que le corps blanc, il abolit visuellement la ségrégation et c'est précisément cela qui n'est pas reconnu. Ce corps à corps du noir et blanc que toute une histoire de l'Amérique a refusé de voir, qui constitue le non-dit de toute une littérature, est un temps nié dans la réception de l'image, à quoi se mesure l'emprise d'une convention, d'un tabou. L'invisibilité même se matérialise, non pas au sens où l'image convoquerait le transcendantal ou l'idéal, mais au sens d'une expérience de la conscience, d'un saisissement proche de celui que relate le biographe de Giacometti :

« Il se remit à peindre ; mais quelques minutes plus tard, il se retourna vers l'endroit où avait été le buste comme pour examiner celui-ci à nouveau et s'écria : "Oh ! Il n'y est plus ! Je le croyais toujours là, mais il n'y est plus !" Comme je lui rappelais que Diego l'avait emporté, il me dit : "Oui, mais je croyais qu'il y était. J'ai regardé et, brusquement, j'ai vu le vide. J'ai littéralement vu le vide. C'est la première fois de ma vie que ça m'arrive. »  [18]

C'est intérieurement, devant Figure, 1962, que s'éprouve la lenteur de l'autre à prendre corps, à accéder à la vue. L'invisibilité s'y avère construite, une équivalence entre ce qui n'a pas de nom et ce qui n'est pas visible, une implicite hiérarchisation de l'ontologique et de l'identitaire, une implicite constitution de l'autre en succube ou en subalterne qui s'opère dans les replis les plus intimes, les plus inavouables parfois, de la conscience.

Parallèlement, s'éprouve aussi l'invisibilité à soi, l'invisibilité pour la conscience elle-même des opérations constituantes du regard : les sélections auxquelles se livre l'œil dans un champ donné, la délimitation, la constitution ou la destitution d'un « sujet » dans un continuum de valeurs tonales. Au mouvement de l'arrière-plan répond celui de l'avant-plan : en allant pêcher hors l'image et rabattre vers elle ce qui se trouve devant, Sommer s'adresse aussi à cet autre point aveugle. Pas plus que l'apparent « sujet », l'invisible n'est isolé. Ce qui est visible et ce qui ne l'est pas ont partie liée, intimement, et tirent l'un de l'autre leurs éphémères substances, dans une interdépendance radicale et dynamique à la fois, celle d'un corps social qui se figure et se reconfigure sans cesse. Tout surplomb serait illusoire : il n'y a pas d'en-dehors du rapport, de position abstraite pour observer le corps à corps. Le regard est partie prenante, même, et surtout, lorsqu'il ne s'en rend pas compte. Si l'image ne semble pas engagée, tout un chacun peut s'y reconnaître comme toujours déjà engagé. Et si le regard du nu se refuse, c'est peut-être précisément pour ne pas fasciner celui de qui lui fait face (ou profil), mais pour redonner du mouvement à l'œil, soumettre ensemble les corps et les regards, constitués, constituants, à l'épreuve de leurs rapports. L'image devient lieu commun, espace labile d'échanges où peuvent se rencontrer sur un même plan, trois espaces résolument hétérogènes et ceux qui les occupent un moment.

Si l'abolition visuelle et mentale des cloisonnements insensibles est indissociable d'une attention aiguë portée aux modalités opératoires de la photographie, ce n'est pas pour définir une autre essence du photographique, mais parce que photographie partage avec les régimes de visibilité le mirage du naturel. Réfuter par le discours les discours ontologisants de l'image photographique serait encore une manière de les reprendre à son compte. Sommer se contente de les mettre en crise dans l'image, de donner à voir ce qu'occulte la construction d'une ontologie autour de l'objectif, d'interroger la façon dont un certain purisme peut lier conventions esthétiques et conventions sociales, de faire vaciller l'apparent naturel des idéologies. Si la photographie est documentaire, documentaire serait alors à prendre au sens bataillien, celui de la revue Documents (1929-1930) où l'informe délite corps et corpus, où le mordant des montages visuels et textuels déchire les convenances d'un partage ontologique établi et redonne du jeu aux multiplicités des possibles qu'une société choisit ou non de s'accorder.

Comme toute esthétique réaliste, la « photographie pure » efface les traces de sa genèse. Or les photographes, depuis Henry Fox Talbot, en font constamment l'expérience dans leur laboratoire : l'image photographique est réversible.

Figure 12 - Frederick Sommer - reconstitution du négatif de Figure, 1962.
© Frederick and Frances Sommer Foundation

Cette simple réversibilité des valeurs, cette exposition quotidienne aux transformations incessantes des figures en fonds et des fonds en figure, quand elle est prise en compte, soulève les impensés, confond l'injustifiable inanité des hiérarchisations et des assignations de position que charrient les mutations des valeurs tonales en valeurs identitaires.

Figure 13 - Vase de Rubin, 1926

Tandis que de nombreux photographes font preuve à cet égard d'une cécité plus ou moins volontaire, cette réactivation par les procédures photographiques des espaces négatifs souvent laissés en friche depuis le Moyen-âge, repérée par le psychologue Edgar Rubin et ses fameux vases/profils, n'est pas passée inaperçue de certains autres artistes.

D'aucuns reprocheront à Sommer de s'inféoder encore une fois à la peinture, en reprenant, presque trait pour trait, les jeux d'ombre et de lumière de Picasso autour d'un tel potentiel de subversion.

 

Figure 14 - Pablo Picasso - Arlequin, 1927.
© Succession Picasso 2010

En reconnaissant dans la peinture ce que la peinture elle-même a reconnu dans la photographie, Sommer ne fait pourtant que jouer de ce dispositif d'inversion qui rend caduque toute question de préséance.

Au régime d'exclusion de l'identitaire, l'image répond par son régime d'inclusion et de réversibilité : l'endroit même où l'image prend corps par le coude projeté est celui, également, où le corps se figure et résorbe en aplat dans le prolongement visuel, sans solution de continuité, de la courbe du visage par le bras. Les deux interprétations, anatomique et géométrique, n'entrent cependant pas en conflit. À la fois face et profil, corps blanc et tête noire, négatif et positif, émergence et dissolution, reprise et subversion des canons, éminemment pictural et éminemment photographique, Figure, 1962 ne prend pas position dans ce qui a forme, mais propose au regard des amorces de mouvement, transforme la reproduction attendue d'une plastique en contagion fertile d'une plasticité.

"Une politique esthétique se définit toujours par un certain remaniement du partage du sensible, une reconfiguration des formes perceptives données. La notion d'"hétérologie" renvoie à la manière dont le tissu signifiant du sensible se trouve perturbé: un spectacle n'entre pas dans le cadre sensible défini par un réseau de significations, une parole ne trouve pas sa place dans le système de coordonnées visibles où elle se produit. Le rêve de l'œuvre politique adéquate, c'est précisément le rêve d'un bouleversement du rapport entre le visible, le dicible et le pensable qui se dispense de passer par l'énoncé d'un message. C'est le rêve d'un art qui ferait passer des significations sous la forme d'une rupture même avec la logique des situations significatives." [19]

Parce qu'elle se donne à construire et ne s'impose jamais comme message, la pertinence politique de l'œuvre de Sommer passe souvent inaperçue. Un temps d'accommodation, une focalisation différente suffisent pourtant à résorber la contradiction de surface entre ce qui semble être une fin de non-recevoir, « les problèmes sociaux n'ont guère de rapport avec la photographie comme art » et l'expression d'un engagement non assujetti : « ce qui nous intéresse, par-dessus tout, c'est le contrat social au sens le plus large du terme. » [20]

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Strand, Paul, « Photography », Seven Arts, août 1917, pp. 524-526.



[1] Jacques Rancière, « Le coup double de l'art politisé », in : Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam, 2009, p. 512.

[2] Frederick Sommer, « Words not spent today buy smaller images tomorrow », Aperture 10:4, 1962, np.

[3] Paul Strand, « Photography », Seven Arts, août 1917, p. 524.

[4] Edward Weston, « Photography - Not Pictorial », Camera Craft 37:7, 1930, in : Nathan Lyons, dir., Photographers on Photography, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1966, p. 155.

[5] Edward Weston, « Photography - Not Pictorial », Camera Craft 37:7, 1930, in : Nathan Lyons (dir.), Photographers on Photography, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1966, p. 155.

[6] Edward Weston, « Seeing photographically », The Complete Photographer 9:49, 1943, in : Nathan Lyons, dir., Photographers on Photography, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1966, p. 163.

[7] On trouve, par exemple, sous la plume d'Ernst Cassirer, « L'acte de la vision et de la représentation artistiques sépare l'accidentel du nécessaire ; par cet acte, l'essence des choses apparaît et se manifeste visiblement dans sa forme. » Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance, trad. Pierre Quillet, Paris, Minuit, 1983, p. 163-164.

[8] Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy, à propos de L'Après-midi à Naples de Paul Cézanne, dans Nus sommes (la peau des images), Paris, Klincksieck, 2006, p. 25.

[9] Daniel Arasse, « La femme dans le coffre (la Vénus d'Urbin du Titien) », On n'y voit rien. Descriptions, Paris, Denoël, 2000, p. 172.

[10] Rosalind Krauss, « Corpus Delicti », in : L'amour fou, Photography and Surrealism, Washington dc, Corcoran Gallery of Art, New York, Abbeville Press, 1985, p. 95. Trad. Camille Hercot in : Explosante fixe, photographie et surréalisme, Paris, Hazan, Centre Georges Pompidou, 1986.

[11] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 24.

[12] François Jullien, Le Nu impossible, Paris, Seuil, Points, 2005, pp. 41-42.

[13] Frederick Sommer, « Linguistic Logic and Pictorial Logic », Princeton seminar, 1979 (Seminar 1, part 1, September 19, 1979), Tucson, Center for Creative Photography, archives, AG 28, audio material.

[14] Frederick Sommer et James Mcquaid, entretien audio réalisé pour The International Museum of Photography at George Eastman House, Oral History Project, 2-6 décembre 1976. Tucson, Center for Creative Photography, Frederick Sommer archives, AG 19 :1.

[15] Paul Nougé, « Les images défendues », Le Surréalisme au service de la révolution, n°5, mai 1933, p. 24.

[16] Pour renverser le jeu de mot de Georges Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992.

[17] L'arrêt de la cour suprême des États-Unis Brown et al. v. Board of Education of Topeka et al., rendu le 17 mai, renverse la jurisprudence et rend la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques. Cet arrêt historique marque le début du mouvement des droits civiques. Ce n'est qu'en 1964 que le Civil Rights Acts rendra illégale toute forme de discrimination raciale aux États-Unis.

[18] James Lord, A Giacometti Portrait, New York, Museum of Modern Art, 1965, p. 96.

[19] Jacques Rancière, « Le double coup de l'art politisé », op. cit., p. 514.

[20] Frederick Sommer, « Linguistic Logic and Pictorial Logic », Princeton seminar, 1979 (Seminar 1, part 1, September 19, 1979), Tucson, Center for Creative Photography, archives, AG 28, audio material.


POUR CITER CET ARTICLE

Hélène Perrin, « Frederick Sommer : le regard à nu », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/perrin.html