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Honte et politique dans  Le Liseur  de Bernhard Schlink

Karin Parienti-Maire

Université Paris 8

QUOI de plus individuel, de plus idiosyncrasique, de plus secret et de plus incommunicable que la honte ? En effet, la honte, cet affect niché au cœur de l'intime menace les domaines les plus enfouis de l'identité. Celui qui l'éprouve est souvent paralysé et dans l'incapacité de faire partager son malaise [1].

Lorsque Rahel Varnhagen [2] communique le singulier rêve qu'elle fait à ses amies intimes, un rêve où elle a honte précisément, personne ne peut la comprendre et ces dernières s'écartent d'elles comme si elle était exclue de la communauté des humains. Le politique, au contraire, selon l'acception arendtienne, relève du domaine de la visibilité, et implique par conséquent la présence d'un espace commun et délibératif qui s'est a priori dérobé chez l'individu honteux. Ces deux modalités fort différentes de notre présence au monde, honte et politique semblent dès lors s'exclure.

La nouvelle de Bernhard Schlink, Le Liseur, a été qualifiée par un critique de « biographie de la honte dans une perspective autobiographique honteuse » [3]. Ce texte est, assurément, imprégné de bout en bout par le motif de la honte. Il s'y déploie sous différents visages, se manifeste dans différentes cristallisations et s'exprime avec différentes intensités. Michael, le narrateur à la première personne, par exemple, oscille entre la honte de son amour pour Hanna de quinze ans son aînée et la honte de l'avoir trahie. Hanna, quant à elle, évolue d'une honte procédant de son illettrisme à une honte procédant de son activité criminelle durant le nazisme.

Nous souhaiterions néanmoins montrer que cette hypostase de la honte qui se fait jour dans la nouvelle ne renvoie pas seulement à la solitude et à l'intériorité blessée des individus, mais a également une dimension politique paradoxale, c'est dire qu'à l'intérieur de celle-ci, et grâce à elle, se joue un phénomène de subjectivation politique inattendu. Pour démontrer cette hypothèse nous emprunterons le chemin suivant. Il nous faudra tout d'abord prendre un détour, et jeter ainsi un regard sur la peur de la honte, affect installé durablement dans la nouvelle et qui précède et suit les moment de honte véritable. Ensuite nous examinerons l'intrigue qui se noue dans l'événement de la honte dans le cadre du face à face avec autrui et dans un troisième temps nous parviendrons à l'élaboration d'une connexion entre la honte et l'agir politique en interprétant le suicide de Hanna.

1. La peur d'avoir honte

Dans le texte de Schlink, cette peur est un état quasi ontologique chez le personnage de Hanna, et elle constitue le centre de son existence, le moteur même de ses agissements et de ses omissions. Rappelons qui est cette femme. Il s'agit d'une ancienne gardienne de camps de concentration, donc d'une exécutrice subalterne de l'entreprise criminelle nazie. Si l'on considère le totalitarisme comme un régime où la destruction du politique comme action est poussée à son ultime extrémité [4], alors la peur d'avoir honte est un de ses ressorts les plus puissants, puisque, justement, cette disposition paralyse toute action au sens d'événement radicalement nouveau et contribue ainsi à détruire le politique.


1. 1. Non-pensée

Dans l'histoire d'Hanna Schmitz, la peur d'avoir honte concerne concrètement son illettrisme. Mais on constate au fil de la lecture que l'illettrisme dont elle est accablée est à comprendre également dans un sens non-littéral. Il semble que cela soit en premier lieu son « analphabétisme moral » [5], et non son ignorance de la lecture et de l'écriture, qui permette de comprendre sa peur d'avoir honte. Cet état de contrôle et cette peur subséquente, qui met Hanna perpétuellement en éveil et en tension, est difficilement définissable en terme de contenus positifs; il est à concevoir plutôt négativement comme une manifestation des différentes modalités de cette énigme anthropologique qu'est la non-pensée [6]. À savoir, selon Hanna Arendt, un manque de, un creux, une amputation de la pensée. Nous ferons l'hypothèse que cette non-pensée détectée chez Eichmann, un haut fonctionnaire nazi, se constate également chez Hanna Schmitz, simple plébéienne mais qui se trouve au plus proche de la machine exterminatrice nazie. Peur de la honte et non-pensée semblent étroitement liées dans cette nouvelle. Il nous faut en distinguer l'aspect cognitif et l'aspect émotionnel, ce qui nous permettra d'établir quels principes sont à l'œuvre chez cette personnalité post-fasciste soumise à la peur d'avoir honte.

Ainsi, sur le plan cognitif, la peur de la stigmatisation, forme extrême du conformisme, constitue une soumission aveugle de la pensée à des procédures purement logiques et ainsi à un remplacement de la pensée par de l'idéologie [7]. Qu'en est-il chez Hanna Schmitz? Au procès qui lui est fait, à Heidelberg, dans la deuxième partie de la nouvelle, une telle tendance à l'idéologisation de sa pensée est manifeste. À la question que lui pose le juge sur le pourquoi de ses agissements, elle répond par exemple: « Qu'est-ce que vous auriez fait? » [8] au lieu de se laisser aller à l'interrogation critique et au dialogue intérieure sur les raisons et motivations de son acte. Cette réponse remet aux mains du juge le soin de l'examen et témoigne donc d'un état de minorité intellectuelle, d'incapacité au retour dialectique sur soi, et ainsi d'une forme de soumission aux états de fait et à leur apparente logique.

Sur le plan émotionnel, la peur de la honte donne à la non-pensée [9] la forme d'une absence radicale de souci pour l'autre. Elle s'alimente manifestement chez Hanna d'un esseulement extrême. En effet, en dehors de sa liaison avec Michael, celle-ci semble être entièrement isolée dans la vie. Nulle trace chez elle de parents ou d'amis, de sorte que son contact avec le réel se fait sans la médiation d'autrui. Cette déliaison peut également expliquer comment Hanna a été aussi insensible à la souffrance qu'elle a pu infliger aux autres dans les camps. Il semble qu'elle ait perdu la capacité à symboliser la permanence de la présence de l'autre, faculté que le nourrisson acquiert dans son jeune âge [10]. Dès lors, autrui, loin de constituer une présence réconfortante pour l'identité propre d'Hanna est réduit à être une créature qui menace son existence. La peur d'avoir honte, dans une telle constellation de solitude et de perception irréelle d'autrui, ne peut que s'étendre de façon exponentielle. Par sa structure même, la personnalité redoutant sans cesse la honte, est une formation instable qui implique des mouvements de fuite et d'évitement.


1. 2. Fuite et évitement

Comme il a été montré plus haut, la peur d'avoir honte est un état permanent chez Hanna. Elle est, pour cette raison, perpétuellement en fuite devant le spectre de la honte, et donc obligée de trouver des moyens d'endiguer la honte lorsqu'elle risque de se présenter. Les personnages en proie au contrôle de tout surgissement de la honte, et cela est valable pour Hanna comme pour Michael, ont besoin d'être en permanence en mouvement, la circulation perpétuelle leur permettant d'échapper à cette confrontation qu'ils redoutent.

Ainsi, la nouvelle met-elle en scène, à plusieurs niveaux, le thème de la fuite. La vie de Hanna elle-même peut être considérée comme une fuite, une Odyssée sans retour possible, une Odyssée linéaire en quelque sorte. En effet, allemande originaire de Transylvanie (une des régions de langue allemande les plus reculées), elle a fui sa région natale pour pouvoir travailler à Berlin dans l'entreprise Siemens, puis elle a fui cette entreprise afin de dissimuler son analphabétisme et a « préféré » se porter volontaire chez les SS et accepter un poste de gardienne de camps de concentration. Dans l'après-guerre, Hanna rejoue cette fuite à un moment où la honte la menace de nouveau. Alors qu'elle allait être promue conductrice de tram, elle préfère fuir la ville de Heidelberg et être de nouveau en errance plutôt que risquer de révéler son analphabétisme. Lors de son procès, enfin, la révélation de son illettrisme aurait pu la disculper en partie de la responsabilité unique dans le drame de l'incendie de l'église. Mais là encore, elle préfère fuir la vérité historique en affirmant à tort avoir écrit le rapport qui l'accablait plutôt que de céder à la honte d'avouer qu'elle ne savait pas écrire. Elle se rend coupable à deux niveaux: vis à vis de la vérité et vis à vis d'elle-même puisqu'elle aggrave la peine d'emprisonnement qu'elle encourt. Sur le passage de cette errance, violences destructrices et autodestructrices se font jour.

La fuite, l'errance, et la mise en mouvement perpétuelle sont des thèmes symbolisés dans la nouvelle par la présence assez marquante de scènes ayant lieu dans des moyens de transport ou les évoquant (les transports en tram, la randonnée en bicyclette à Amorbach [11], les nombreux monologues intérieurs de Michael dans une voiture, son vol vers New-York). En mouvement, les personnages sont soumis à des forces qui les décalent du sol, donc du réel. Le mouvement, qui va de paire avec la peur d'avoir honte, peut de ce fait être mis en parallèle avec certains aspects, avec toutes les précautions que nécessite un tel rapprochement, de la mécanique totalitaire telle qu'Hanna Arendt la décrit dans Le système totalitaire [12]. Ici également, soumis régulièrement aux lois du mouvement, les personnages sont emportés dans un flot qui peut laisser penser aux vertiges du totalitarisme sans en être un strict équivalent.

Cette configuration mentale qui se manifeste par la peur d'avoir honte se trouve brutalement interrompue lorsque l'événement de la honte vient à surgir.

2. Honte et retour à autrui

On peut constater, en se penchant sur la trame du récit, que c'est précisément grâce à la brèche crée par la honte que l'histoire d'amour entre Hanna et Michael se noue et que la solitude d'Hanna vient à se rompre. Dans la scène d'incipit, par exemple, Michael, brutalement terrassé sur place par une nausée incontrôlable, se trouve alors immobilisé devant l'immeuble de Hanna. Et la sensation de honte qui accompagne ses vomissements est tout aussi violente. On peut dire d'ailleurs qu'il avait honte parce qu'il vomissait sur place mais au-delà et à contrario, que le vomissement incarnait son sentiment de honte [13]. Et Hanna percevant ce corps honteux est poussée vers lui tel un prédateur. Ce qui la pousse à le séduire, c'est la perception aiguë qu'elle a de cette extrême fragilité, qui se manifeste par une désolidarisation totale d'une subjectivité avec son corps, et la projette dans la passivité.


2. 1. Évasion de l'être

Lors de leur seconde rencontre, Michael, guéri de sa jaunisse, est venu apporter des fleurs à Hanna en remerciement de son aide. Il se met à l'épier à travers une porte entrebâillée, alors qu'elle enfile ses bas. Et voici sa réaction lorsqu'il se sent pris sur le fait:

« Je rougis. Je restai là un instant, le visage en feu. Puis, je n'y tins plus, je me jetais hors du logement, dévalai l'escalier et me précipitait hors de l'immeuble. » [14]

Se trouvent confrontés dans cette scène, d'une part la complète absence de pudeur de Hanna, qui le regarde droit dans les yeux, et le malaise d'un Michael ainsi violemment projeté dans un monde de sensations qu'il ne connaissait pas jusqu'alors. On pourrait ici donner un sens levinassien à cette scène. En effet, le rougissement et l'« incendie » de sensations qui s'abattent sur Michael sont des manifestations de l'intrigue qui se noue dans la honte [15]: jouissance du regard et terreur face à cette jouissance qui a été surprise et dont il ne peut se cacher. Il s'instaure à ce moment là du malaise dans la relation entre Michael et Hanna, un déséquilibre absolu. Michael, nu et dévoilé, étant absolument à la merci de Hanna qui, elle, enfouie dans les plis de son corps, conserve ainsi sa maîtrise d'elle-même:

« On avait plutôt le sentiment qu'elle s'était retirée à l'intérieur de son corps, l'abandonnant à lui-même et à son propre rythme (...)et qu'elle avait oublié le monde extérieur » [16]

Cette scène peut évoquer la démesure qui est à l'origine de la relation éthique selon Levinas [17]. Relation éthique où je suis otage de l'autre auquel je tend mon visage, et qui peut me sauver ou me tuer, mais dont je suis malgré tout responsable au point de me substituer à lui et d'endosser « ses fautes ou [ses] malheurs » [18]. C'est dans le face à face de ces deux visages, l'un offert à l'autre dans toute sa fragilité, et le second arrimé à son être, enfermé dans son corps, qu'une sortie peut être envisagée également pour Hanna. Intuition qui naît du caractère énigmatique et indéfinissable de son regard.

«  [Elle] me regarda droit dans les yeux. Je ne sais pas ce qu'exprimait son regard: étonnement, question, connivence ou blâme. »[19].

Il semble qu'il y ait eu là, à ce moment précis, une incidence sur Hanna de la vulnérabilité de Michael. C'est dans cette interaction que naît probablement chez elle une amorce de relation à l'autre, ou au moins une inquiétude intérieure de nature à rompre la continuité de cette « personnalité froide » [20]. Ce moment de honte pour l'un, et d'inquiétude pour l'autre, est d'ailleurs de courte durée puisqu'il est suivi immédiatement de la course de Michael hors de l'appartement d'Hanna. Vertige de la « relation éthique » qui provoque la fuite, le faisant se dérober de nouveau.

Il arrive certaines fois, à de rares occurrences, même dans la première partie du texte, que le verrouillage mis en place par Hanna pour contrôler son sentiment de honte chancelle. C'est le cas de la scène où Hanna commet un acte brutal contre Michael. Elle le frappe violemment avec une ceinture en plein visage. Alors qu'elle s'apprête à répéter le même geste, de manière quasi automatique, comme le suggère la construction suivante dans laquelle son bras est devenu le sujet grammatical de la phrase: « Son bras repartit pour frapper encore » qui donne au bras frappeur une autonomie mécanique, et, partant, où sa conscience et sa pensée sont mises hors hors circuit, une rupture, une discontinuité dans sa mécanique se produit. Elle cesse alors de frapper et perd complètement la tension et la maîtrise qui la caractérisent si souvent. Cette rupture est d'ailleurs soulignée sur le plan grammatical par le changement de sujet des phrases, qui passent à la troisième personne: « Mais elle n'en fit rien, elle laissa retomber son bras, lâcha la ceinture et se mit à pleurer ». Et Michael de constater cette rupture:

« Son visage perdait toute forme. Yeux écarquillés, bouche grande ouverte, les paupières gonflées dès les premières larmes, des tâches rouges sur les joues et le cou. Sa bouche émettait des sons rauques et éraillés, un peu comme son cri silencieux dans l'amour. Elle restait plantée-là et me regardait à travers ses larmes. » [21]

On peut voir dans cet état d'immobilisation une manifestation de la honte comme un retour critique sur soi ou pour parler comme Levinas, la conscience souffrante du « fait d'être rivé à soi-même, [comme] la présence irrésistible du moi à soi-même » [22]. Dans l'informe de ce corps béant et plein qui s'est, pour un moment, libéré de ses tensions et de ses rythmes imposés par l'extériorité du fait accompli, se trouve la possibilité d'une nouvelle formation, la promesse d'une sortie, la possibilité d'une subjectivation qui passera précisément par un retour à soi, une forme liminaire de dialogue intérieur en somme.


2. 2. Retour de l'expressivité du corps

Dans la troisième partie de la nouvelle, le phénomène de la honte prend une nouvelle dimension, dans la mesure où celle-ci se sédimente et acquiert une certaine permanence. En effet, en prison, Hanna est enfermée, mais sur le plan symbolique, pour elle, l'enfermement physique représente également une immobilisation par rapport à son comportement de fuite perpétuelle. D'une certaine manière, son séjour en prison ancre Hanna dans le monde et supprime l'espace qui existait entre elle et lui et qui était incarné par la présence de roues sous ses pieds.

Cet ancrage dans le monde sera également l'occasion pour elle de renouer avec son humanité et, en ce sens, son apprentissage de la lecture peut être interprété comme une manifestation parmi d'autres de son renoncement à « l'analphabétisme moral ». Ce faisant, tous les mécanismes de défense que Hanna avait instaurés pour éviter d'être confrontée à sa fragilité, donc aussi à sa honte, peuvent se désamorcer. Elle cesse de se laver en permanence et de contrôler son poids. Le retour à elle-même et à sa conscience d'être fragile laisse apparaître sur son corps graisse, sueur et odeur d'urine. La honte s'est faite expressivité du corps lui-même qui reprend de manière paradoxale de la dignité et de la sensibilité, de la trace d'humain.

Lâcher prise, ouverture à l'autre, la honte ouvre des perspectives d'évasion au sens levinassien. Quel effet a-t-elle sur le devenir des personnages, sur leur formation et, comment interpréter, dans cette optique, en particulier le suicide de Hanna?

3. Honte et jugement

3. 1. La formation des personnages

L'événement de la honte dans la nouvelle et son évolution a une incidence sur la formation des personnages. Comme le roman d'apprentissage, cette nouvelle est composée de trois sections distinctes et qui correspondent aux différentes phases de l'apprentissage des protagonistes. En effet, dans la première partie, Michael est montré dans son adolescence, puis vient l'âge adulte et enfin la maturité. Cependant l'atmosphère de ce récit est très marquée par la désillusion, et nous conduit à pencher vers l'hypothèse d'un roman de l'échec, ou d'une variante ironique du roman de formation. Et cela d'autant plus que Le Rouge et le Noir constitue une référence intertextuelle [23] importante pour la nouvelle. On peut de ce fait affirmer que cette « biographie de la honte » constitue un contrepoint au roman d'ambition qu'est Le Rouge et le Noir . D'ailleurs, le narrateur affirme, lorsqu'il tente la comparaison entre Hanna et Mathilde de la Mole ou Madame de Renal, que c'est la personnalité de Madame de Rénal [24] qui l'intéresse, donc la figure rassurante de la mère et à ce titre la relation simple, dénuée de toute agonistique érotique. Et tout oppose le fier Julien Sorel à l'hésitant professeur d'histoire du droit, Michael Berg.

Si cette nouvelle est un anti-roman de formation, ou plutôt de la formation mise en échec, alors qu'en est-il de la trajectoire de Hanna, de sa formation à elle et ainsi du devenir de sa honte dans la perspective de sa formation?


3. 2. Le suicide de Hanna

Nous allons pour cela nous pencher sur le suicide de Hanna. Suicide par dépit amoureux, ou suicide par peur du monde? Regardons attentivement la scène qui a précédé son suicide. Lorsque Michael revoit Hanna, il trouve celle-ci, un livre sur les genoux, en train d'épier, par dessus les verres de ses lunettes, sa voisine nourrissant des moineaux. Comment interpréter cette scène? On peut penser que ce n'est rien d'autre qu'une image d'elle-même qu'elle regarde en train d'être nourrie à la becquée, comme le sont les moineaux. Cela se confirme, lorsque, plus loin, elle affirme à Michael dans cette structure passive: « vorgelesen bekommen ist besser. » [25]. Elle préfère qu'on lui lise un texte à haute voix plutôt que de lire elle-même. On peut donc en conclure qu'elle a la nostalgie de son époque de minorité intellectuelle et morale et qu'une fois dehors, elle souhaiterait la revivre.

On découvre de plus, lorsque Michael visite la cellule de prison de Hanna, que celle-ci est tapissée de citations d'oeuvres littéraires, de poèmes, de recettes de cuisine et de photographies de paysages, une collection hétéroclite où tout est mis sur le même plan. On comprend ainsi par-là, ce qui reste de son apprentissage de la lecture et dans le même temps des grandes œuvres culturelles que Michael lui a lues. La culture est ici réduite à un patchwork d'éléments décoratifs interchangeables, utilisés comme kitsch superficiel. Sans que cela soit conscient dans l'esprit d'Hanna, on peut également y voir une référence à la désillusion post-moderne sur la culture conçue comme ensemble de citations agencées et réagencées. Les lectures que Michael lui a faites semblent donc avoir eu peu d'effet sur son émancipation intellectuelle. Dans cette optique, son suicide peut être considéré comme une réaction stéréotypée, comme un cliché en des temps postmodernes d'un suicide individualiste romantique à la manière du Werther de Goethe. Et conformément à cette interprétation, elle n'aurait pas été capable de tirer les conséquences pratiques de la honte qui l'a submergée. Le suicide est alors à interpréter comme une incapacité du sujet à faire face à cette honte qui l'a envahi. Il ne peut plus la contenir ni l'expurger et il choisit donc en dernier ressort la manière radicale – et honteuse, dirons-nous – de ne plus jamais la subir: dernière faute ou dernière manifestation de l'incapacité du sujet à s'éclairer lui-même en se réfugiant derrière le cliché du jugement des morts [26].

Mais, une autre interprétation possible coexiste avec cette dernière. On ne peut que l'envisager car nous ne voyons agir Hanna que de façon indirecte et a posteriori à travers les yeux de Michael [27] ou les récits de la directrice de prison. Si l'on reprend le fil de l'hypothèse de la deuxième partie, de la honte qui peu à peu s'empare de Hanna dans sa vie carcérale, on pourrait, tel un juge d'instruction qui réunit les éléments d'un dossier pour instruire un procès, imaginer qu'à la lecture des ouvrages sur les camps de concentration [28], des récits de survivants et de gardiens, Hanna a été mortifiée et transie de honte au point de vouloir refuser la fin de sa peine.

De plus, une fois que sa dernière rencontre avec Michael a eu lieu, Hanna prend aussi conscience du fait que la relation avec Michael ne sera plus possible comme autrefois dans sa dimension asymétrique de relation de domination, d'où sa remarque: « Tu as grandi, garçon » [29]. Lorsque ce dernier lui demande si elle n'a jamais pensé à ses crimes quand ils étaient amants, celle-ci réplique, en se disculpant, qu'elle ne peut répondre de ses actes uniquement face aux morts. Mais devant le silence éloquent de Michael et face à la vision de son visage, elle se rend compte que son discours légitimateur et disculpateur ne tient plus. Or l'idée du jugement par les morts était pour elle un dernier rempart bâti en prison pour échapper à la honte qui progressivement la submerge. C'est alors qu'elle est acculée à prendre position ici-bas, parmi les vivants, sur sa culpabilité. D'où la question qui se pose à elle: est-elle digne de reprendre une vie normale après avoir purgé sa peine?

On peut considérer à présent que le suicide de Hanna est une réponse négative à cette question. Face à l'ampleur du tort commis, elle se sent indigne de retourner à la normalité. De cette manière, le suicide peut être interprété comme la transformation politique d'une disposition passive et intérieure, la honte. Si on peut qualifier le suicide d'Hanna d'acte politique, c'est avant tout à cause de son caractère éclatant, du fait qu'il se soit manifesté publiquement: le jour de sa sortie de prison, associé à une lettre très impersonnelle en forme de testament qui émet ses dernières volontés sous forme de recommandations.

Or il semble pertinent de convoquer ici la relecture qu'opère Hannah Arendt de la Critique de la faculté de juger de Kant. En effet, celle-ci nous y montre que cette faculté qui consiste à juger, à opiner, à former des opinions, place l'esprit vers la réalité du monde dans la lumière des autres regards [30] et a de ce fait une dimension préparatoire à l'agir politique. Le sentiment de honte, on l'a vu dans la deuxième partie, avait immobilisé Hanna sur place et lui avait permis de renouer avec le dialogue intérieur qu'implique la pensée critique, en témoigne son importante bibliothèque constituée d'ouvrages sur les camps de concentration. Avec la visite de Michael qui l'incite à émettre ici-bas une opinion sur la nature et la dimension de ses crimes, Hanna se trouve transportée du silence de la pensée solitaire vers la sphère tumultueuse de la délibération pour devenir l'obligée du monde et agir en conséquence. Ni dépit amoureux, ni refus du monde, le suicide de Hanna est l'expression publique de son aveu de culpabilité.

Ce malaise intime et solitaire de la honte nous laisse entrapercevoir à travers les destins de ces personnages une possibilité de sortie, sortie des évidences et du fait accompli par un retour à soi et à l'autre. Mais ce malaise intime, par l'interpellation qu'il suscite involontairement, peut être dépassé et transfiguré en geste politique. C'est d'ailleurs également le sens qu'il prend lorsque, dans une situation tout à fait autre que celle de cette fiction, un groupe social stigmatisé parvient à se réapproprier la violente expérience de la honte subie face au groupe dominant, afin qu'elle devienne une « énergie transformationnelle » [31], de nature à faire accéder les individus au statut de sujet de leurs discours. C'est la trajectoire que nous propose Hanna qui, sans faire partie d'un groupe minorisé, [32] parvient, par l'entremise de sa honte, à accéder au statut de sujet politique.

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[1] Le psychanalyste Serge Tisseron parle de ce malaise comme d'une forme de mort psychique à la fois subjective et sociale, cf. Serge TISSERON, La honte, Paris, Dunod, 2007, p XIV.

[2] Hannah ARENDT, Rahel Varnhagen. La vie d'une juive allemande à l'époque du romantisme, trad. Henry Plard, Paris, Tierce, 1991, p 176-178.

[3] Bill NIVEN, « Bernhard Schlinks Der Vorleser and the problem of shame », The Modern Language Review Vol. 98, n°2, Londres, 2003, Modern Humanities Research Association, p 390.

[4] Miguel ABENSOUR, « D'une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets », in: Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens&Tonka, 2009, p 169-198.

[5] « L'analphabétisme moral » est une notion forgée par Günther Anders dans sa Lettre ouverte au fils d'Eichmann. Il la définit comme un état conciliant absence de sensibilité, d'imagination et de sens de la responsabilité, cf. Günther ANDERS, Nous, fils d'Eichmann, trad. de Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot, 1999, p54.

[6] Hannah ARENDT, « Eichmann à Jerusalem », trad. Anne Guérin (rev. par Martine Leibovici), in: Pierre Bouretz et al., Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jerusalem, Paris, Gallimard, 2002, p 1065.

[7] Hannah ARENDT, « Le totalitarisme », trad. Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Levy, (rev. par Hélène Frappat), in: (op. cit.note 6). p 831.

[8] Bernard SCHLINK, Le Liseur, trad. Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 1996, p 107.

[9] En effet, le terme anglais que Hanna Arendt emploie est « thoughlessness » qui signifie aussi une absence de considération pour l'autre. Cette signification se perd dans la traduction française de ce terme par « non-pensée ». Je remercie Miguel Abensour d'avoir attiré mon attention sur ce fait.

[10] Donald WINNICOTT, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p 26.

[11] Amorbach est le lieu de villégiature d'Adorno auquel il a d'ailleurs consacré un article homonyme, cf. Theodor W. ADORNO, « Amorbach », in: Kulturkritik und Gesellschaft I. Prismen. Ohne Leitbild, Francfort, Suhrkamp, 2003, pp 302-310. Utopie et uchronie pour Adorno, la ville d'Amorbach s'est transformée dans la nouvelle, à la manière d'une Dialectique de la Raison, en lieu de barbarie du fait de Hanna. Le germaniste Bill Niven a mis ce rapprochement en évidence, cf Bill NIVEN, « "Intertextuality in Bernhard Schlink's 'Der Vorleser'", in: Hermann Rasche et Christiane Schönefeld (dir.), Denkbilder. Festschrift für Eoin Bourke, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2004, pp231 - 238.

[12] H. ARENDT, p 819 (note7).

[13] «  Cela faisait plusieurs jours que je me sentais faible, plus faible que je ne l'avais jamais été de ma vie. (...)J'avais honte d'être aussi faible. J'eus encore plus honte de vomir . » confesse le narrateur au début du récit, cf B. SCHLINK, Le Liseur, p 9 (note 8).

[14] B. SCHLINK, Le Liseur, p 119 (note 8).

[15] Dans le recueil de textes intitulé: De l'Évasion, Emmanuel Levinas se livre à une analyse phénoménologique de l'état-limite qu'est la honte, qui, en étant une conscience de l'engluement du « je » dans l'être, est également un appel à en sortir, cf. De l'Évasion, Le livre de poche, 1982, p 103-104.

[16] B. SCHLINK, Le Liseur, p 20 (note 8).

[17] Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, Essai sur l'extériorité, Paris, Le livre de poche, 2009, p 237.

[18] Emmanuel LEVINAS, Autrement qu'être, au-delà de l'essence, Paris, Le livre de poche, 2001, p 24.

[19] B. SCHLINK, Le Liseur, p 19 (note 8).

[20] Nous empruntons la notion de « personnalité froide » au germaniste Helmut Lethen qui l'a utilisée dans le cadre son travail sur la littérature de la « Nouvelle Objectivité ». Les « personnalités froides » sont soumises à une crainte permanente de déroger à la norme et ce, non en vertu de critères moraux propres, mais imposés à elles de l'extérieur, cf. Helmut LETHEN, Verhaltenslehren der Kälte: Lebensversuche zwischen den Kriegen, Berlin, Suhrkamp, 1994. On pourrait d'ailleurs rapprocher la figure de la « personnalité froide » des individus gouvernés par le « trac » que Clifford Geertz a analysé à Bali. cf: Clifford GEERTZ, Bali. Interprétation d'une culture. Paris, Gallimard, 1983.

[21] B. SCHLINK, Le Liseur, p 56 (note 8).

[22] E. LEVINAS, De L'Évasion, p 113 (note 17).

[23] Le roman de Stendhal est directement cité en page 43 de la nouvelle. La proximité thématique entre les histoires d'amour des jeunes héros avec des femmes beaucoup plus âgées qu'eux saute aux yeux. S'il fallait donner une autre preuve de l'importance de Stendhal dans la nouvelle, on pourrait évoquer le fait que l'auteur déclare dans un entretien publié dans la revue Lire que Stendhal représente pour lui un des auteurs qui l'a le plus marqué, cf Lire: juillet/août 2001.

[24] B. SCHLINK, Le Liseur, p 43 (note 8).

[25] Bernard SCHLINK, Der Vorleser, Zurich, Diogenes, 1995, p 186 dans le texte original. La construction passive n'est pas rendue dans la traduction française suivante: « La lecture qu'on vous fait, c'est mieux », cf. B. SCHLINK, Le Liseur, p 186 (note 8).

[26] Hanna affirme que personne ne peut la comprendre en dehors des morts et s'en remet donc à eux. Ibid., p 186.

[27] Il faudrait d'ailleurs se pencher plus longuement sur le statut du narrateur de cette nouvelle, dont le récit est très marqué par ses hésitations et son trauma, ce qui le rend d'ailleurs inapte à produire des jugements valables dans la durée. Il y a de ce fait un certain flou, du « bougé » dans l'établissement même des faits que le narrateur ne semble pas en mesure de synthétiser pour produire des certitudes narratives.

[28] B. SCHLINK, Le Liseur, p 191 (note 8).

[29] Ibid., p 183.

[30] Hannah ARENDT, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Paris, Seuil, 1991, p 112.

[31] Eve SEDWICK KOSOVSKY, « Queer Performativity: Henry James's The Art of the Novel », GLQ (A journal on lesbian and gay studies), n°1.1, 1993, p 4.

[32] Hanna Schmitz est un personnage de fiction et n'est donc pas l'incarnation d'un groupe social particulier; cette nouvelle n'a de ce fait pas vocation à être, tel un document d'archive, un simple morceau d'histoire. Mais si on voulait tracer un parallèle avec la situation réelle des allemands d'après 1945, on pourrait affirmer sans hésiter que la plupart d'entre-eux n'ont pas eu honte de leur comportement durant le troisième Reich. La trajectoire de Hanna se distingue donc de celle de ses congénères historiquement authentiques. Cela ne signifie pas pour autant qu'elle les « rachète » ainsi et qu'une intention apologétique de l'auteur serait à lire derrière l'histoire de cette femme, comme cela l'a été suggéré dans la discussion qui a suivi cette communication.


POUR CITER CET ARTICLE

Karin Parienti-Maire, « Honte et politique dans Le Liseur de Bernhard Schlink », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/parienti-maire.html