> retour au sommaire
> télécharger l'article



Table ronde « Autour du Panoptique de Jeremy Bentham »

Présentation

Emmanuelle de Champs

Groupe de Recherches en Histoire Intellectuelle (Paris 8)
Centre Bentham

C’est à Michel Foucault que l'on doit, dans Surveiller et punir, la redécouverte de la prison panoptique inventée dans les années 1780 par le philosophe anglais Jeremy Bentham et son frère Samuel, ingénieur naval. Foucault en a donné ce qui reste aujourd'hui l'une des descriptions les plus parlantes :

à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot ; ou plutôt de ses trois fonctions – enfermer, priver de lumière et cacher – on ne garde que la première et on supprime les deux autres. [1]

Le panoptique, c'est avant tout le regard, un dispositif qui permet de « tout voir », mais c'est aussi l'écoute : pour Bentham, il faudrait également s'assurer que le gardien puisse « tout entendre », tout écouter, sans être lui-même entendu. Si à la fin du XVIIIe siècle, la première exigence peut tout juste être réalisée, la seconde est presque impossible. Bentham tente de résoudre ce problème en imaginant des « tubes de conversation » qui permettent au gouverneur, depuis la tour centrale, de s'adresser individuellement à chaque prisonnier, en actionnant une sorte de clapet à sa guise. [2]

La lecture proposée par Foucault, qui fait du panoptique l'emblème du tournant disciplinaire de la société contemporaine, a popularisé la notion de « panoptisme ». Aujourd'hui, cet usage c'est généralisé dans plusieurs contextes : 1. Dans la lignée de l'analyse de Foucault, pour décrire un milieu carcéral ou bien, par extension, des institutions disciplinaires de toute nature (orphelinats, écoles, maisons de redressement, etc.). 2. Plus largement, l'usage du terme se répand pour l'analyse d'une société où la surveillance, notamment la vidéo-surveillance s'est banalisée. Cette surveillance peut être subie (dans le cas des caméras placées sur la voie publique à des fins dissuasives) ou bien choisie (comme dans les émissions de télé-réalité ou bien dans réseaux sociaux sur internet). Si notre société contemporaine se caractérise, comme l'écrit Michaël Foessel, par « la fin du hors-champ », peut-on pour autant parler d'une société panoptique ? [3] Quelles sont les résistances que la société ou les individus qui la composent opposent aux volontés de contrôle panoptique ? Que valent-elles dans un monde où l'anonymat n'est peut-être plus possible ?

Tel que Foucault l'a défini, le concept de panoptisme permet de thématiser la relation de pouvoir qui s'instaure par la captation de l'intime, que ce pouvoir soit institutionnel (policier ou pénitentiaire) ou bien, plus finement, compris comme constitutif des relations interpersonnelles. C'est cette dernière direction que prendra l'analyse de Foucault après Surveiller et punir, lorsqu'il définira les ressorts de la biopolitique en faisant de nouveau appel au panoptisme. Lors de ses conférences au Collège de France, il affirmera ainsi : « Le panoptisme n'est pas une mécanique régionale et limitée à des institutions. Le panoptisme, pour Bentham, c'est bien une formule politique générale qui caractérise un type de gouvernement » [4].

Pour revenir à présent à la thématique qui nous rassemble pour l'étude des arts contemporains, c'est également Foucault qui met d'emblée en évidence la théâtralité de ce « laboratoire du pouvoir » [5] en soulignant la diffraction du regard qui découle du dispositif panoptique : « Nous ne sommes ni sur les gradins ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes, puisque nous en sommes un rouage. » [6]

Source d'inspiration pour les écrivains et les compositeurs, mais aussi outil d'analyse pour penser la société contemporaine, le panoptisme est un concept riche pour aborder la question de l'intime et du politique dans les arts contemporains, comment le démontrent les travaux des participants à cette table ronde.

Panoptique et panoptisme dans trois œuvres littéraires contemporaines

Claire WROBEL

Université Paris Ouest Nanterre
Centre Bentham

L'un des derniers chapitres de Nights at the Circus (Angela Carter, 1984), la nouvelle « Vigilance » (Patrick McGrath, 1989) et le roman Green River Rising (Tim Willocks, 1994) présentent trois variantes littéraires sur le Panoptique. Plus précisément, ces trois œuvres ont manifestement été inspirées du panoptisme, c'est-à-dire l'interprétation du projet benthamien comme archétype disciplinaire proposée par Michel Foucault dans Surveiller et punir. Aucun bâtiment panoptique correspondant à tous les principes énoncés par Bentham n'a jamais été construit, ce qui laisse une grande liberté pour sa mise en fiction. Il ne semble pas que les plans de Bentham aient inspiré des écrivains de sa propre époque. En revanche, la lecture de Foucault a assuré une postérité littéraire au Panoptique.

L'influence de Foucault est manifeste dans les trois œuvres, que ce soit dans la présentation du Panoptique comme une architecture disciplinaire ou dans les formules utilisées pour décrire le bâtiment. Surveiller et punir a été traduit en anglais en 1977. Il n'est pas anodin que les trois œuvres anglo-saxonnes examinées soient apparues peu de temps après. Elles semblent aussi porter la marque des travaux d'historiens comme Ignatieff et Evans sur la réforme carcérale qui, elle, a bien eu lieu dans l'Angleterre des XVIIIe et XIXe siècles [7].

Nights at the Circus met en scène un pénitencier fictif, construit au XIXe siècle par une comtesse ayant assassiné son mari et espérant trouver une forme de rédemption en observant la repentance d'autres femmes ayant commis le même crime. Certains principes de Bentham sont conservés (architecture, emploi du temps, système de surveillance). En revanche, le bâtiment est littéralement un pénitencier, un lieu censé amener à la pénitence religieuse, ce qui est plus proche des projets de John Howard que de ceux de Bentham [8]. Ce panoptique est un monde de silence parfait, dans lequel toute communication est interdite. Cependant, une prisonnière parvient à entrer en contact avec l'une des gardiennes, ce qui déclenche un vague de communication et de désir. La rébellion s'organise : gardiennes et prisonnières parviennent à s'échapper, laissant derrière elles la Comtesse enfermée dans la tour de surveillance.

Le texte de Carter met en déroute l'écrit programmatique de Bentham. Alors que toute évasion et même toute tentative d'évasion est rendue impossible dans le panoptique selon Bentham, Carter insiste sur les failles du système. Le chapitre semble donc se clore par une victoire de l'intime sur le politique, ce qui suppose un antagonisme entre les deux domaines. Cependant, Carter montre aussi que les domaines intime et politique s'interpénètrent, notamment quand elle indique que les rapports de force entre homme et femme sont les mêmes dans la sphère domestique et au tribunal.

Dans la société disciplinaire, la surveillance est généralisée et n'est plus liée à l'architecture. Dans « Vigilance », le panoptisme est un dispositif narratif. La nouvelle est écrite du point de vue d'une élève d'IUT qui se met à espionner son professeur d'histoire pénale, M. Perkins. Persuadée que les Perkins vivent dans une « atmosphère de promiscuité et d'insalubrité », elle décide d'en sauver leur petite fille. La surveillance dérive vite en voyeurisme et se solde par un échec. A la fin de la nouvelle, la narratrice devient la première femme à travailler comme gardienne dans le quartier haute sécurité de la prison de Wandsworth, construite en 1851. Le principe de la focalisation à la première personne est que le lecteur « voit » littéralement à travers les yeux du personnage focal. Le lecteur exerce donc lui aussi une forme de surveillance, qu'il met néanmoins à distance. L'intime est ici pour la narratrice un objet de suspicion, sur lequel elle projette ses propres fantasmes et perversions. McGrath invite ses lecteurs à s'interroger sur l'héritage carcéral victorien, incarné par la prison de Wandsworth, et sur ce qui se cache derrière le désir de tout voir.

Dans Green River Rising (1994), Tim Willocks transpose le panoptique dans le Texas contemporain. Le pénitencier a été conçu en 1876 par un architecte victorien. Certains principes sont respectés (comme la structure en verre et en métal), d'autres non (en raison de la disposition radiale des bâtiments, la tour centrale ne permet pas de voir directement à l'intérieur des cellules). Les problèmes d'hygiène ne sont pas résolus et le pénitencier recèle des espaces qui échappent au regard. Le pénitencier est livré aux mains d'un gouverneur nommé Hobbes, qui se prend pour Dieu et se livre à une « expérience » en faisant retourner les détenus à l'état de nature, déclenchant une véritable guerre civile dont la violence est décrite avec complaisance. S'il existe une critique politique dans ce roman, elle vise le recours massif à l'incarcération, voué à l'échec.

Les trois auteurs ont pris une grande liberté par rapport au projet de Bentham. Ils ne l'ont pas utilisé pour dénoncer l'émergence d'une société de surveillance et ne sont nullement des romans d'anticipation. Ils se sont approprié l'architecture panoptique et la lecture sombre de Foucault pour proposer des questionnements et critiques qui leur sont propres.

Le panoptisme dans le théâtre contemporain allemand

Kerstin Hausbei

Université Paris 3

Même si les auteurs et metteurs en scène ne se réfèrent pas directement à Foucault ou à Bentham, la figure du panoptique, paradigme selon Foucault de la société moderne de surveillance, apparaît dans le théâtre contemporain allemand. Deux motifs prédominent : la surveillance et le formatage des salariés dans les protocoles d'évaluation du nouveau capitalisme d'un côté [9], la télé-réalité (et notamment l'émission « Big Brother », commercialisée en France sous le titre « Loft-Story ») de l'autre. Je voudrais évoquer brièvement trois exemples.

Pour sa pièce « Sous la glace » [10] qui se joue dans le milieu des consultants, Falk Richter choisit un modèle épique. La « machine » panoptique est placée dans le monde fictif. Celui-ci n'est accessible au spectateur qu'à travers les discours des personnages, la plupart du temps des blocs monologiques sans adresse précise, qui s'articulent dans une mécanique antithétique pour développer deux perspectives divergentes sur les structures de pouvoir évoquées [11]. Le personnage central, Jean Personne est un consultant en perte de vitesse. Sur scène, il est entouré de deux consultants plus jeunes, rouages qui fonctionnent parfaitement dans la machine panoptique, la font fonctionner et la (re)présentent dans leurs discours. Ils sont montrés dans une focalisation externe et apparaissent ainsi comme ces individus soigneusement fabriqués qu'évoque Foucault : sans se sentir réprimés, altérés par l'ordre social, ils se résument entièrement à la fonction qu'ils remplissent dans celui-ci. De Jean Personne, le spectateur ne perçoit en revanche que la vie intérieure. Ecrits dans un langage par moments très poétique et/ou humoristique, oscillant entre folie, souvenirs obsédants, fatigue, angoisse et le désir jubilatoire de saboter le système pour devenir quelqu'un, ils réintroduisent l'humain dans ce système désindividualisant : comme faille, victime et potentiel de résistance. Comme la pièce est entièrement placée sous le signe du discours, il incombe au spectateur (éventuellement aidé par la mise en scène) de situer la « réalité » et la « normalité » du monde fictif : s'agit-il d'un monodrame où les autres personnages sont une projection cauchemardesque de Jean Personne ? ou est-ce que ce cauchemar est déjà la norme ?

« Factory » d'Igor Bauersima [12] présente un dispositif panoptique sous la forme d'un jeu télévisé de type Big Brother. La mise en abîme qui superpose la situation télévisée (avec son faux public absent) et la situation théâtrale opère ici un effet de distanciation qui permet au spectateur de théâtre de s'installer « sur le gradins » et d'observer de l'extérieur la « machine panoptique » que Bauersima pousse à son paroxysme. Filmés en permanence, les participants tentent de devenir les icônes du public. Les yeux rivés sur leurs baromètres de popularité installés sur scène, ils en sont plutôt les marionnettes, constamment en train d'adapter leur comportement aux attentes qui s'expriment dans ces évaluations. C'est lorsque la situation tourne au drame (l'un des participants tue le favori par balle depuis le seul point aveugle du loft) que les candidats comprennent la logique de la machine panoptique. La production, pouvoir désindividualisé incarné par une voix off, se montre aussi inaccessible aux appels des participants que le faux public que certains essaient d'interpeller et qui continue à les évaluer : « Il est vu, mais il ne voit pas », écrit Foucault à propos du détenu, il est « objet d'une information, jamais sujet d'une communication » [13].

Action conçue en réaction à l'intégration du FPÖ dans le nouveau gouvernement autrichien, « Bitte liebt Österreich ! Erste europäische Koalitionswoche » de Christoph Schlingensief [14] reprend également le dispositif de l'émission Big Brother. Des vrais demandeurs d'asile équipés d'une fausse biographie étaient placés dans un container au centre de Vienne. Filmés en permanence et visibles sur Internet, les candidats devaient être éliminés au fur et à mesure par le public pour être reconduits à la frontière. Partie intégrante du dispositif, le spectateur, et même le simple passant, était ici pris dans la machine du panoptique. On peut effectivement parler d'une forme « inverse » du spectacle comme Foucault le propose pour le panoptique [15], puisque Schlingensief (remplacé par moments de façon discrète par un autre acteur) prenait les passants à partie, commentait les réactions du gouvernement, etc. L'inversion du regard fait du spectateur l'objet d'une information, y compris pour lui-même [16].

« Le Panoptique de Jeremy Bentham », entretien avec le compositeur Thierry Machuel

Vous avez composé un opéra de chambre intitulé « Le panoptique de Jeremy Bentham », créé le 26 janvier 2009 à la Péniche-Opéra [17] . Pouvez-vous présenter votre démarche ?

En tant que compositeur, je me suis consacré au chant choral depuis une vingtaine d'années, et à travers le chant choral, à la parole d'aujourd'hui, la poésie contemporaine d'abord – dans toutes les langues – puis, dans une démarche d'approfondissement, les textes de témoignage. J'ai été appelé pour une résidence auprès du festival de Clairvaux depuis trois ans, par sa directrice Anne-Marie Sallé. Deux ans après le début de ce travail, la Péniche-Opéra, à Paris, m'a donné carte blanche pour un opéra de quinze à vingt minutes.

Enfermé, pour ainsi dire, dans le sujet carcéral, j'ai souhaité alors amplifier cette recherche. C'est au cours d'une discussion avec l'architecte et théoricien de l'architecture Philippe Boudon qu'est venue l'idée de travailler à partir du Panoptique. J'ai lu le texte de Jeremy Bentham dans la version qui a été présentée devant l'Assemblée Nationale en 1790 [18], puis j'ai commencé à réfléchir sur ce texte et sur l'œuvre qui pouvait en découler.

M'étant depuis toujours consacré au chant choral, l'opéra n'était pas ma forme d'élection. J'ai plutôt cherché à faire un « opéra choral », une expression qui désignerait la représentation d'une épopée collective. Un chœur est une communauté humaine, tout comme les prisonniers sont une forme de communauté. Celle-ci a ses hiérarchies, elles se construisent, se défont et se refont très vite selon les départs ou les transferts, selon les décisions du directeur, ou bien selon les actes plus ou moins dramatiques des uns et des autres à l'intérieur de la prison, ainsi qu'encore selon les saisons.

Pour ce projet-là je voulais faire quelque chose avec cette idée de panoptique en lien avec ce qui était alors le cœur de ma résidence de compositeur au festival de Clairvaux : les ateliers d'écriture avec les détenus. Ces ateliers étaient des sortes d'entretiens au cours desquels ils écrivaient des textes qui m'étaient destinés et que je pourrais mettre en musique pour un chœur. Le travail claravallien et l'élaboration de cet opéra étant liés, je mêlerai ici les deux pour parler aussi de la pièce que j'ai composée dans le cadre de Clairvaux sur les textes des détenus, Paroles contre l'oubli.

Cet opéra choral n'a été ni filmé ni enregistré. Pouvez-vous le décrire ?

Pour Le Panoptique, je prends appui sur un extrait du texte de Jeremy Bentham qui me permet de planter un décor psychologique, puis j'enchaîne avec un montage de poèmes comme je fais habituellement pour mes pièces chorales. J'ai choisi des textes de différents poètes qui parlent de l'enfermement. Ce qui m'intéressait, c'était d'évoquer ce que pourrait être le point de vue du prisonnier, ce qui se passe dans sa tête. En réfléchissant aux entretiens, je comprenais mieux leur cheminement intérieur par rapport au fait d'être surveillé, de n'avoir quasiment plus d'intimité, de devoir constamment rechercher des subterfuges, des stratagèmes pour cacher quelque chose de leur vie, pour tenter de se préserver une part secrète.

Cet opéra est déjà un long parcours, d'une langue à l'autre : d'abord l'extrait du texte de Bentham, dans sa traduction française de 1791, puis un extrait de La Ballade de la geôle de Reading d'Oscar Wilde en langue anglaise [19], sous forme de chanson, nous font descendre dans la réalité de l'enfer mement ; ensuite, les textes de Pierre Reverdy en français, suivis de ceux en estonien de Jaan Kaplinsky, qui évoquent le rêve d'un autre lieu, d'une autre condition, d'un autre rapport au temps et à l'espace ; enfin, les textes en finnois de Pentti Holappa.

Pierre Reverdy s'est enfermé à Solesmes pendant de nombreuses années. On peut lire les poèmes qu'il y a écrits en se disant qu'il est en prison, ça fonctionne très bien. On comprend son parcours psychologique, sa souffrance. Les termes qu'il emploie sont très proches de ceux des détenus pour parler de leur vie. Les textes du poète estonien Jaan Kaplinsky sont tirés d'un très beau recueil qui s'intitule Le désir de la poussière [20]. Le poète y emploie des images saisissantes pour décrire nos interrogations sur le monde et sur nous-mêmes. L'opéra se termine par le poème de Pentti Holappa intitulé, « Voyage en Sibérie » [21]. Il décrit une fuite dans laquelle tout est invivable : la nature, inhospitalière, le froid, qui force perpétuellement au mouvement, les loups qui poursuivent l'attelage… Malgré les efforts des uns et des autres, les quelques rares rencontres sont placées sous le signe de la méfiance et de l'hostilité.

Ce récit imaginaire m'a semblé une assez belle métaphore de cette fuite intérieure à laquelle les détenus sont réduits du fait d'un règlement strict, et d'une sorte d'oubli de la part de la société. Les Paroles contre l'oubli que j'ai composées sur leurs textes tentent de rendre compte auprès du public de ce déni qui résulte d'une condamnation à perpétuité – que les détenus appellent « condamnation à vie ».

Les Paroles contre l'oubli tenteraient-elles de rendre compte de la vie de ceux qui subissent la surveillance panoptique ?

À l'inverse de ce qui se pratique le plus souvent en chant choral, ma démarche consiste à partir du texte pour le transmettre. Mais il fallait encore trouver une façon de bousculer le public, les choristes, les habitudes chorales. En général, je prends en dictée la voix parlée, et j'évite toute idée musicale préalable au travail sur le texte. Mon matériau de base est donc la parole enregistrée, avec ses inflexions, ses rythmes, ses timbres, ses choix d'accentuation, de tempo...

Les conversations avec les détenus m'ont aidé. Du fait de la dureté de l'expérience qu'ils ont à transmettre, les prisonniers ont un parler très vif, même saccadé, des façons de dire parfois désarticulées par rapport à un phrasé « normal ». Mais cela me donnait un point de départ extrêmement fort. Ces rencontres m'ont permis de progresser dans mon esthétique, de chercher des rapports au texte différents de mes habitudes.

Il fallait ensuite trouver un dispositif qui permette d'aller vers le public – ce qui se fait depuis longtemps en théâtre, mais beaucoup moins dans le chant choral. Il fallait qu'on entende la parole de près. Focaliser l'attention sur ce qu'on voulait transmettre. Lors du premier concert, nous avons pour cela réalisé une spatialisation autour du public : le chœur l'entourait en carré, comme s'il était les quatre murs d'une prison. Le public s'est retrouvé enfermé alors que nous donnions le concert à l'extérieur de la prison. Ce dispositif était augmenté de certains éléments fournis par les services techniques : des verrous – de vrais verrous, pas les serrures électroniques qu'on utilise aujourd'hui, de grandes pièces de métal que les chanteurs actionnaient à certains moments de l'œuvre – et une plaque de tôle épaisse sur laquelle il fallait taper très fort du poing pour la faire résonner.

Nous avons tenté de toucher le public avec la musique, la beauté des voix et ces divers procédés, de manière à ce qu'il ait envie de réfléchir au contenu des textes. C'est un pan de leur vie que nous ont confié ces détenus, une part de leur intimité. Le projet était de faire sortir la parole de la prison et de faire que le public se fasse transmetteur à son tour. Lorsqu'on a montré le film du concert aux détenus, ils ont senti aussi que cette part d'eux-mêmes qu'ils nous ont confiée avait été transmise. Même si c'est avec des textes de poètes, mon projet d'opéra sur le Panoptique de Jeremy Bentham se situait également dans cette « esthétique de la transmission ».



[1] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, pp. 233-34.

[2] Jeremy Bentham, « Panopticon. Postscripts, part I », The Works of Jeremy Bentham, Edimbourg, William Tait, 1843, vol. IV, pp. 84-85.

[3] Michael Foessel, La privation de l'intime. Mises en scène politiques des sentiments, Paris, Seuil, 2009, p.19.

[4] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979. Paris, Gallimard, 2004, p.69. Sur l'évolution de la lecture de Foucault, voir C. Laval, « Comment Foucault a-t-il lu Bentham », E. de Champs et J-P. Cléro (dir.), Bentham et la France. Fortune et infortunes de l'utilitarisme. Oxford, SVEC 09, pp. 275-286.

[5] M. Foucault, Surveiller et punir (note 1), p. 238.

[6] Ibid. , p. 253.

[7] Michael Ignatieff, A Just Measure of Pain: the Penitentiary in the Industrial Revolution, 1750-1850, New York, Pantheon Books, 1978 ; Robin Evans, The fabrication of virtue. English prison architecture 1750-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.

[8] Voir John Howard, The State of the Prisons in England and Wales, with Preliminary Observations and an Account of Some Foreign Prisons and Hospitals. Warrington, W. Eyres, 1784.

[9] Voir à ce propos mon article « Vers un nouveau théâtre politique allemand ? », in Kerstin Hausbei et Alain Lattard (dir.), Identité(s) multiple(s). Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2008 pp. 61-70.

[10] Falk Richter, Unter Eis. Stücke 1994-2004, Frankfurt/Main, Fischer, 2005, trad. d'Anne Monfort, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006. La pièce repose entre autres sur un film documentaire et les travaux du sociologue américain Richard Sennett. Elle fait partie d'un cycle de spectacles dont le titre « Le système » annonce déjà l'ambition sociologique.

[11] On retrouve les principales caractéristiques du panoptique tel qu'il est analysé par Foucault dans Surveiller et punir  : visibilité permanente sous la forme d'un réseau de surveillance mutuelle où chaque collaborateur est surveillé secrètement par d'autres collaborateurs dont il l'ignore l'identité, entretiens d'évaluation sur la base des rapports de surveillance sensés augmenter l'efficience du collaborateur par un travail sur son comportement, captation de l'intime par l'organisation et l'instrumentalisation des activités de loisir (sport, culture, moments de détente et de convivialité et jusqu'à la pornographie), etc.

[12] Igor Bauersima, Theater Theater. Anthologie. Aktuelle Stücke, Band 12, hg. v. Uwe B. Carstensen und Stefanie von Lieven, Frankfurt/Main, Fischer, 2002, pp. 31-91.

[13] M. Foucault, Surveiller et punir (note 1), p. 234.

[14] Action de Schlingensief organisée à Vienne dans le cadre des Wiener Festwochen 2000. Voir Schlingensiefs Ausländer raus , documentation réunie par Matthias Lilienthal et Claus Philipp, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 2000, ainsi que le film documentaire Ausländer raus ! Schlingensiefs Container de Paul Poet, Monitorp Entertainement, 2005.

[15] Voir M. Foucault, Surveiller et punir (note 1), p. 252.

[16] Sur ce ce sujet, voir notamment Mark Siemons, « Der Augenblick, in dem sich das Reale zeigt. Über Selbstprovokation und die Leere », in Schlingensiefs Ausländer raus (note 14), pp. 120-127.

[17] Thierry Machuel, « Le Panoptique de Jeremy Bentham ». Création vidéo : Julien Sallé, soprano : Chloé Waysfeld, baryton : Paul-Alexandre Dubois, accordéon : Thierry Accard, Chœur du C'Pop, piano et direction : T. Machuel. Créé le 26 janvier 2009 à la Péniche-Opéra.

[18] Jeremy Bentham, Le Panoptique, Paris, Mille et Une Nuits, 2002. La traduction est celle qui a été effectuée par Etienne Dumont à l'attention de l'Assemblée nationale en 1791.

[19] Oscar Wilde, The Ballad of Reading Gaol, Harmondsworth, Penguin Classics, 2010.

[20] Jaan Kaplinsky, Désir de la poussière, trad. de l'estonien par Antoine Chalvin, Marseille, Riveneuve éditions, 2002.

[21] Pentti Holappa, Aïka Siperiassa, trad. du finnois par Lucie Albertini-Guillevic, Poésies de Finlande, Marseille, Le Temps parallèle, 1989. 




POUR CITER CET ARTICLE

Table ronde « Autour du Panoptique de Jeremy Bentham », Le Texte étranger   [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/panoptique.html