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L'intime et le politique dans le spectacle La Commission Centrale de l'Enfance  de David Lescot: Témoignage

David Lescot

Université Paris 10

L’intime tel que je l'envisage n'est pas forcément connoté du secret, de l'inavouable, du caché. Son expression ne relève pas du régime de la confession, mais plutôt de la révélation ou du dévoilement. En cela je distingue absolument l'expression de l'intime, qui rencontre l'intime de l'autre, et de chaque autre (le spectateur, le lecteur), du domaine privé, qui n'est pas dévoilement mais déballage.

Je considère l'intime plus largement dans son acception de dimension subjective, intérieure, voire intrapersonnelle. Pour les dramaturges et théâtrologues, l'intime est lié à une date historique, qui est un tournant esthétique : la naissance du Théâtre Intime d'August Strindberg en 1907. Désormais le théâtre devient espace de projection d'une intériorité, d'une conscience subjective, et ce qui s'y joue peut prendre les dimensions les plus gigantesques, en découdre avec le monde. C'est ainsi que se rencontrent l'intime et l'épique, et certainement l'intime et le politique.

Plus spécifiquement, j'ai été convié à cette rencontre au titre d'un spectacle, La Commission centrale de l'enfance, dont j'ai été l'auteur et l'interprète [1]. Je ne voudrais pas me faire le théoricien de ma pratique, ni ériger celle-ci en exemple ou en manifeste. Mais je peux essayer d'observer mon objet sous cet angle un peu oxymorique qui m'est proposé.

Le titre même du spectacle contient d'emblée une part d'intime et de politique, et leur mélange résonne ironiquement, comme un cadre mal adapté à son objet : la solennelle nomenclature des institutions s'adapte mal à l'univers enfantin. La Commission centrale de l'enfance fut le nom trouvé par une poignée de militants juifs communistes ayant créé à la fin de la guerre des foyers pour les enfants de déportés. L'organisme qui dès 1947 se chargea d'envoyer ces enfants en colonies de vacances, dans toute la France, en comptant sur la sympathie et quelques infrastructures des municipalités communistes, s'était donné ce nom démesurément bureaucratique. Curiosité historique, ces colonies de vacances d'un genre particulier (laïques mais accueillant principalement des enfants juifs, politiques car historiquement liées au PC, sans référence aucune au sionisme pour les mêmes raisons...) perdurèrent jusqu'après le milieu des années 80, et s'éteignirent peu avant la chute du Mur de Berlin.

Ce qui explique que j'aie pu moi-même les fréquenter. C'est de cela que le spectacle témoigne, l'expérience initiatique, intime, politique, d'un jeune individu au début des années 80, profondément marqué dans son apprentissage par la fréquentation d'une telle institution, pressentant très confusément le poids du passé dont elle est issue, et assistant inéluctablement à son extinction.

Le spectacle se voulait donc une restitution de cette histoire, sous la forme d'un petit poème épique, parlé, chanté, scandé, par celui-là même qui l'avait vécu, le texte opérant sans cesse le va et vient entre le souvenir vécu et les temps plus reculés, ceux des pionniers. Ce texte était scandé au rythme d'une guitare électrique, objet personnel mais chargé lui aussi d'une histoire longue et énigmatique, puisqu'il s'agissait d'une Jo Lana Tornado, guitare mythique d'Europe de l'Est, fabriquée en Tchécoslovaquie en 1964.

Voici pour la part intime, l'intime personnel (les années 80) et l'intime des autres (les témoignages et reconstitutions de scènes vécues dans les années 50 ou 60). Mais cet intime contient d'emblée un aspect politique par le fait que la structure même dispensait un enseignement politique, portait des valeurs progressistes dont la transmission était une de ses raisons d'être, même si la doctrine s'était évidemment assouplie entre les premiers temps et les derniers, mais sans doute pas les convictions de certains membres de la direction. Comme on le sait, la rigueur de la loi et des interdits appelle la transgression, renforce le désir, exacerbe sa charge érotique. La Commission centrale de l'enfance raconte aussi comment la sensualité au temps de l'adolescence prolifère sur le terreau de la rigueur militante.

On peut le dire plaisamment, il n'empêche que 1968 fut une rupture décisive pour certains des membres fondateurs, dont certains ne revinrent plus à la CCE, persuadés que ce monde et cette jeunesse n'était plus les leurs. On sait à quel point communistes et soixante-huitards n'œuvraient pas pour le même genre de libérations.

Je ne l'ai découvert que très récemment, bien après avoir créé La Commission centrale de l'Enfance, mais il existe en Italie un théâtre qui par certains côtés peut rappeler une telle forme, alors qu'en France la tentative est plus isolée. Il s'agit du Théâtre de Narration, dont l'un des instigateurs est Marco Baliani. Dans Corpo di Stato ( Corps d'État, Milan, Rizzoli, 2003), créé en 1998 [2]. Dans ce spectacle, l'auteur Baliani qui en est aussi l'interprète unique, retrace l'événement de l'assassinat d'Aldo Moro. Militant politique lié à l'extrême gauche, celui-ci a déjà pris quelques distances avec ses anciens camarades dont certains se sont convertis à la lutte armée. L'assassinat de Moro par les Brigades Rouges creuse définitivement la fracture. Ici, loin de ramener le politique à des dimensions anecdotiques, la structure intime du récit permet au contraire de mettre en perspective l'événement historique, de le soumettre à l'analyse. C'est ainsi que se dégage du récit une explication, mieux, une interprétation du silence de toute une frange de la population italienne de ces années-là, née de 1968, opposée à l'État, grandie à l'extrême gauche, mais qui s'arrêta au seuil de la lutte armée, et qui de ce fait n'eut pendant les vingt ans qui suivirent pas les moyens de se faire entendre, ni de savoir exactement quoi faire entendre.

BIBLIOGRAPHIE

Lescot, David, La Commission Centrale de l'Enfance, Actes Sud-Papiers, 2009.

Baliani, Marco, Corpo di Stato, Milan, Rizzoli, 2003. À paraître dans une traduction française d'Olivier Favier, Revue Frictions, Dijon, n°16. Voir aussi, dans le même numéro, l'article d'Olivier Favier au théâtre de Marco Baliani.



[1] La Commission centrale de l'enfance , texte et interprétation de David Lescot, création mai 2008 à la Maison de la Poésie, Paris. Reprise en septembre 2009 au Théâtre de la Ville, Paris. Texte publié aux éditions Actes Sud-Papiers, 2009. 

[2] J'ai mis en lecture le texte de Corpo di Stato dans une version franco-italienne, en compagnie de Marco Baliani lui-même et du saxophoniste Virgile Vaugelade, au Théâtre de la Ville le 2 juillet 2010, dans le cadre du Festival Chantiers d'Europe Italie. Je l'ai ensuite interprété en direct pour France Culture le 4 juillet 2010, dans une réalisation de François Christophe.  


POUR CITER CET ARTICLE

David Lescot, « L'intime et le politique dans le spectacle La Commission centrale de l' enfance de David Lescot », Le Texte étranger   [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/lescot.html