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Hantises de la maternité : d'Unica Zürn à Louise Bourgeois

Andréa Lauterwein

Université Paris 3

LA maternité est présentée et vécue comme une expérience de la stricte intimité dans nos sociétés industrialisées. Elle est pourtant un enjeu important du politique. L'art contemporain peut articuler cette relation dans le domaine des représentations symboliques. Dans cet article, on se limitera à deux artistes nées au début du XXe siècle, l'allemande Unica Zürn (1916-1970) et la franco-américaine Louise Bourgeois (1911-2010), et on cherchera à comprendre comment ces deux mères dont l'expérience subjective de la maternité est aux antipodes ont donné forme à ces articulations. On commencera d'abord par quelques pistes de réflexion permettant de mieux cerner le contexte historique et politique de leur œuvre.

Vers un consensus entre la biopolitique et l'histoire individuelle

Depuis la banalisation de la contraception (loi Neuwirth, 1972) et la dépénalisation de l'avortement (loi Veil, 1975), la politique de la procréation cherche un accord avec les choix biographiques. Le choix de la femme d'activer sa fécondité ou de mener une grossesse à terme est devenu un choix intime concédé politiquement. L'exemple de l'interruption volontaire de grossesse (IVG) et de la procréation médicalement assistée (PMA), les deux formes les plus volontaires de ce choix intime, montrent que l'on vise désormais une sorte de consensus entre la problématique intime et la volonté politique, puisqu'ici la régulation contemporaine des conduites se fait grâce à une « sollicitation de paroles sous contrainte », à une demande de « récits autobiographiques minimaux ». La législation demande en effet aux populations cibles de la biopolitique d'énoncer à la demande les bonnes raisons de la pratique, à la faveur d'un échange discursif censé conduire au consensus [1].

Cette recherche d'un consensus entre la volonté politique (forcément nataliste) et le récit subjectif de la génitrice est radicalement nouveau. Il suffira d'observer les représentations symboliques de la maternité à travers les temps. Très marquées par le culte de la Sainte Vierge, elles étaient cantonnées dans un halo mystérieux dont le corps féminin et, avec lui, le récit intime du désir et de la souffrance féminines étaient exclus. L'iconographie médiévale connaissait le motif de la Maria gravida [2], mais cette Marie, bien que porteuse d'un enfant, restait éternellement vierge – ante partum, in partu, post partum. La première Eve fut alors associée à « l'économie de perdition » et opposée à l'exaltation de « la nouvelle Eve », la Vierge exhibée comme modèle parfait, associée à « l'économie de salut » – une optique qui ouvre la porte à toutes les incompréhensions de l'intimité féminine [3]. Au XVIIIe siècle, sous l'influence de Rousseau, l'icône traditionnelle de la Vierge à l'enfant est sécularisée sans être dés-idéologisée : la mise en scène de l'amour divin est alors transposée vers une représentation de l'amour maternel terrestre, exaltant l'abnégation maternelle et présentant la procréation comme une source de joie sans mélange [4].

Ce n'est qu'au début du XXe siècle [5], et de manière croissante dans l'après-soixante-huit, parallèlement à l'avènement de nombreuses artistes femmes qui expérimentent dans leur chair le conflit entre création et procréation, que l'attention de l'art se porte enfin sur certaines réalités intimes de la grossesse et de l'enfantement. Le sacre de la maternité, avec toute la part d'oppression indirecte qu'il recèle, est alors dénoncé comme une construction culturelle et biopolitique. Or ce geste de dénonciation s'accompagne d'une recherche de formes nouvelles pour représenter l'intime féminin. Les femmes artistes scrutent et interrogent les transformations du corps féminin de différentes manières, en traquant les articulations entre l'identité, l'image du corps féminin et le corps féminin lui-même. Bien souvent ces images intimes du corps bousculent les conventions, déçoivent les attentes et créent le malaise ; par qui ne se sentirait pas concerné, elles peuvent être ressenties comme une exhibition repoussante et castratrice ou comme une provocation gratuite [6]. Les réalités du corps en gestation, avec ses transformations physiques et psychiques, semblent en effet toucher à un tabou dès lors qu'elles quittent le cadre de la médicalisation ou qu'elles s'affichent en dehors de la stricte intimité de la femme et/ou de la famille nucléaire, place que les sociétés industrialisées leur ont pour l'instant réservées. Leur place dans les relations sociales ou dans le domaine des interprétations symboliques reste à inventer [7]. Le consensus entre l'intime et le politique auquel aspire le monde médical au début du XXIe siècle n'a donc pas encore trouvé son corollaire dans la culture.

Quelques propositions politiques dans les explorations esthétiques de l'intime féminin

Dans l'espace culturel de l'après-soixante-huit, le corps devient le lieu où se croisent les représentations intimes et les propositions politiques [8]. Les femmes artistes l'utilisent comme un moyen d'expression qui participe à la fois de la critique des institutions dominantes et d'une redécouverte de soi. À travers lui, elles expriment des expériences vécues, positives ou négatives, contestant le regard masculin porté sur les femmes dans l'histoire de l'art et les médias. Par ces explorations esthétiques, elles critiquent bien sûr les stéréotypes mensongers et les dressages culturels, mais proposent également une perception radicalement nouvelle de l'intime féminin. On peut distinguer deux types de motifs récurrents parmi ces représentations du corps.

Le premier motif serait du ressort de la critique des représentations transmises : il présente le corps comme une entité menacée, où l'idéal distant du corps féminin se tisse de malaise pour nous toucher davantage. A la fois sous l'aspect du corps démembré (fragments, membres et organes, en particulier sexuels – des deux sexes ; mais aussi « objets-corps », sans doute en réponse au corps-objet) ou sous l'aspect du corps blessé qui se réfère bien évidemment au sexe féminin, cette fameuse « fente saignante », impliquant aussi bien la douleur de l'enfantement que le plaisir, mais également une nudité psychique qui nous interpelle par ses lésions [9].

Le deuxième motif propose une nouvelle approche de l'intime féminin : ici, le corps est vu comme entité ouverte. Si le spectateur pénètre à l'intérieur du corps, des notions comme envelopper, englober, accueillir, partager, fusionner transforment la dimension agressive de la proposition en son contraire : il arrive ainsi qu'une « peau » soit partagée avec les autres, que les limites du corps soient étendues au-delà du moi intime à autrui pour devenir « vivre-ensemble ». Métaphores d'une sexualité considérée comme typiquement féminine, l'entité ouverte se réfère aussi à la symbolique fusionnelle de la grossesse et de la relation intime à l'enfant. Porter l'enfant, le tenir, le border – formules gestuelles ancestrales qui s'expriment encore plus clairement dans l'extension des représentations du corps à l'abri, à la chambre, à la maison. Dans ces dispositifs pénétrables, l'histoire individuelle de l'artiste finit par englober l'expérience collective. La gestation est ici présentée comme expérience de la vie en tant que vivre-ensemble, en tant que vivre-pour-l'autre.

Les matériaux privilégiés sont, d'un côté, des textures qui évoquent la peau (tissus, laine, cuir, fourrure), qui peuvent être étendus ou déchirés, puis cousus [10] ; de l'autre, des textures proches de l'organique (latex, plastique, vinyle, cuir, skaï, cire, résine) qui provoquent, à l'œil, le toucher, non de l'extériorité du corps, mais de ses parties les plus intimes. Ces matériaux signalent pour ainsi dire la « débandade de la sculpture », la désintégration du symbole en « coulée » [11]. Cette déterritorialisation du corps dans les nouvelles expressions de l'intime féminin peut également être désignée par la figure de la spirale [12]. Celle-ci dénote une dissolution de la limite entre l'extérieur et l'intérieur, et suggère que « le corps est en nous, comme le sont les normes » [13].

En passant de l'extérieur du corps à l'intérieur, les artistes femmes fouillent les couches de la tradition picturale pour y retrouver le corps et ses réalités individuelles sous l'illusion de l'image représentée. Souvent la perception visuelle du corps est étendue à une perception haptique. Le corps s'ouvre au contact, devient réceptif à l'intrusion d'autrui. A l'opposé des visions anxieuses du morcellement et de la décomposition du corps dans l'idéologie patriarcale, perçus comme une menace pour l'intégrité du corps social en place [14], la proposition politique pointant derrière ce mouvement d'ouverture ressemble à la promotion d'un désordre démocratique qui remet en question les places assignées tout en les offrant au partage.

Premier exemple : Unica Zürn ou la maternité avortée

Le travail graphique d'Unica Zürn (1949-1970) précède les explorations esthétiques que nous venons de décrire. Dans ses dessins, le corps féminin est livré au regard d'autrui, vu comme au travers d'un microscope. La fine dentelle de certains réseaux de traits rappelle des coupes cellulaires. Les corps donnent souvent l'impression d'avoir été désarticulés pour être recomposés sans logique apparente. Il paraît évident que ces corps entrent en résonance avec l'œuvre du compagnon d'Unica Zürn, Hans Bellmer qui, tout en explorant les pulsions inconscientes, représentait les corps comme un anagramme, c'est-à-dire comme un ensemble constitué de parties reliées entre elles et pouvant être reconfiguré à l'infini [15].

Certains commentateurs tiennent l'œuvre d'Unica Zürn pour une simple imitation de celle de son partenaire. Luce Irigaray notamment lui reproche d'« utiliser » ou de « réutiliser ce que l'homme a déjà mis en formes », et de se perdre « dans le miroir sans tain que l'homme lui présente » [16]. D'autres ont interprété ces figures de la désarticulation du corps comme une « rébellion du fou contre la camisole de force » [17]. Nous avancerons l'hypothèse que la pratique de l'anagramme appliquée au corps chez Zürn répond de manière tout à fait consciente à la pulsion scopique de Bellmer, tout en témoignant d'une expérience spécifique, celle d'une femme profondément meurtrie par les déchirures historiques et biographiques [18]. Ses compositions articulent des organes en déroute qui semblent se coaguler autour d'une vulve centrale, des proliférations mammaires, des tétons rougis ou en forme de ventouses, des coutures [19], des griffes crispées et des mains tentaculaires, des yeux et des parties génitales se présentant comme autant de fenêtres vers l'intérieur (fig. 1). La cohabitation d'éléments vivants et inanimés produit une inquiétante étrangeté, qui pourrait traduire l'expérience répétée de l'accouchement et de l'avortement.

Fig. 1 – Unica Zürn, encre de Chine colorée, 31 x 23,5 cm, coll. privée, 1955.
© Brinkmann & Bose Publisher, Berlin.

Dans les dessins, l'autoportrait n'est jamais explicite : dans leur proximité avec le surréalisme et l'art brut, ils semblent accéder directement à des images originelles, aux liens enfouis de la mémoire ; ils ne portent pas de titre, le spectateur est libre de formuler les interprétations de son choix. Ses textes, en revanche, sont très souvent autobiographiques et nous renseignent sur le cadre répressif, politique et biographique, dans lequel l'épanouissement du lien maternel fut ici empêché : Unica Zürn mit au monde deux enfants durant la Seconde Guerre mondiale, Katrin, née le 23 mai 1943 et Christian, né sous les bombes un 11 février 1945. Après son divorce d'avec son mari Erich Laupenmühlen en 1949, on lui retire la garde de ses deux enfants – officiellement en raison de son insolvabilité –, qu'elle ne reverra plus qu'une fois par mois jusqu'en 1953. En 1953, elle s'installe à Paris avec le surréaliste Hans Bellmer dont elle tombera enceinte trois fois. Elle interrompra l'ensemble de ces grossesses, encouragée par Bellmer [20], dans un contexte politique où la pratique de l'avortement était encore explicitement assimilée à un crime [21].

En amont de ces événements intimes (souvent passés sous silence dans les esquisses biographiques d'Unica Zürn), l'attachement existentiel à ce que pourrait être la vie, la vie comme relation à l'autre, comme vivre-ensemble, semble avoir été rompu par la catastrophe humaine et politique de la Seconde guerre mondiale. Dans Notes d'une malade mentale (1970), son protocole autobiographique écrit peu avant de mettre fin à ses jours, Unica Zürn revint sur l'époque de la guerre : « Elle était parfaitement indifférente aux nazis jusqu'à ce qu'elle écoute une chaîne de radio illégale la nuit, diffusant une chanson qui la bouleversa : 'Wir sind die Moorsoldaten…', suivie d'un rapport bouleversant sur les camps de concentration » [22]. Elle ne prendra conscience de son indifférence à l'égard de la biopolitique national-socialiste – sa mère fréquentait alors de près les cercles de la haute société nazie – qu'au cours de sa relation avec Hans Bellmer (émigré en France en 1938, interné au camp des Milles en 1939, puis réfugié dans le Sud jusqu'en 1949).

Dans le même texte « testamentaire », Unica Zürn relie explicitement sa mémoire coupable du nazisme à la culpabilité intime provoquée par les avortements successifs : « Elle éprouve depuis longtemps deux complexes qui cristallisent ses hallucinations en crises de folie : l'époque criminelle des nazis associée au fait d'appartenir à ce peuple et les trois avortements qu'elle a eus en raison de sa pauvreté et par manque de confiance à l'égard du père des embryons, le silence qu'elle a gardé à leur sujet et les problèmes entraînés par les infractions à cette loi inique » [23]. Il y a d'abord l'intuition d'une terrifiante précarisation de la vie, au carrefour du politique et de l'intime. Il y a ensuite deux « complexes » distincts qui souffrent pareillement d'un déficit de représentation [24].


Fig. 2 – Unica Zürn, Sans titre, aquarelle (avec système de roulette intégré), 1956.


Fig. 2 bis – Unica Zürn, aquarelle (avec système de roulette intégré), 1956.

© Brinkmann & Bose Publisher, Berlin.

Le corps féminin d'une aquarelle sans titre de 1956 (fig. 2 et 2 bis), dont les bras et les jambes ont été amputés puis remplacés par de gros seins aux tétons pointus, ressemble de prime abord à d'autres femmes dans l'univers de Zürn. Or cette « Maria gravida » comporte un dispositif exceptionnel [25] : une roulette permet de faire défiler différents éléments dans les parties évidées. La première partie évidée, de petite taille, se situe à l'endroit du cœur et la seconde à l'emplacement de l'utérus. Lorsqu'on fait tourner la roulette, un fœtus apparaît dans cette fenêtre. 
L'ingéniosité du dispositif permet à Zürn de mettre en évidence le caractère cyclique de l'intimité féminine de même que les différentes étapes d'une grossesse, de l'apparition jusqu'à ladite expulsion de l'embryon ou de l'enfant, expulsion qui peut être liée à un accouchement, à une fausse couche ou à un avortement.

Fig. 3 – Unica Zürn, encre de Chine colorée, 48 x 32,5 cm, coll. privée, 1955.
© Brinkmann & Bose Publisher, Berlin.

Cette symbolisation relativement positive de la gestation demeure une exception dans l'œuvre d'Unica Zürn. Le thème de la mère et de l'enfant est plus souvent exploité par le biais de formes embryonnaires et de visions monstrueuses [26]. L'angoisse de mettre au monde un monstre se reflète dans de nombreuses planches, notamment dans une encre de chine colorée de 1955 (fig. 3) qui présente un avorton monstrueux aux yeux globuleux, traversé par un réseau de vaisseaux se terminant à chaque extrémité par des griffes, et doté d'une double paire de seins volumineux qui font immédiatement penser à la prolifération mammaire de l'Artémis d'Ephèse, la fameuse déesse de la fécondité (fig. 4). Dans ce personnage se superposent le portrait de l'enfant non-né et l'autoportrait monstrueux d'une génitrice avortée. Le spectre de Médée, mère doublement infanticide, rôde également dans un dessin de 1960 (fig. 5), où apparaît une mère monstrueuse, flanquée d'une sorte de dragon à deux têtes et d'un petit bouc, qui tient son bébé monstrueux d'une main griffue.

 
Fig. 4 – Artémis d'Ephèse, IIe siècle, Musée de Selçuk, Turquie.

En 1960, alors qu'elle se rend une fois de plus à Berlin pour avorter – c'est son troisième avortement, à 44 ans –, Zürn fera sa première crise de schizophrénie. Chaque avortement semble être vécu comme un suicide collectif dont elle réchappe miraculeusement : dans L'Homme-Jasmin (1965), le personnage d'une suicidée raconte qu'elle s'est défenestrée avec son bébé « parce que le père de mon enfant m'a abandonnée, parce que je l'aimais trop » [27]. Zürn a vécu ses avortements sur le mode du regret et du désir de réparer une faute : dans ses délires, elle aurait exprimé le vœu d'« enfanter à nouveau » [neu gebären] [28].

Unica Zürn fut littéralement dépossédée de sa procréation, dans des conditions où l'intime et le politique étaient paradoxalement complices pour mettre en scène un même scénario culpabilisant, celui de l'« abandon » (de deux enfants nés et de trois non-nés). Zürn fut aux prises avec une double contrainte, formée par une nécessité biographique d'abandonner sa procréation et l'exigence politique et sociale de les faire vivre et de les materner – injonctions paradoxales que la théorie psychanalytique présente comme l'une des causes principales de la schizophrénie [29]. Quelques années plus tard, le slogan « mon corps est à moi » sera suivi d'une politique de la contraception libérant les femmes de la tutelle patriarcale.

 

Fig. 5 – Unica Zürn, Sans titre, encre de Chine 30 x 21 cm, coll. privée, 1960.
© Brinkmann & Bose Publisher, Berlin.

En attendant, l'alter ego de l'artiste « dessine la 'famille' qu'elle n'a jamais eue et se laisse adopter par elle » [30].
 Chacun de ses dessins commence avec un œil. Une fois que son emplacement sur la feuille est trouvé, cet œil la regarde et lui permet de s'orienter sur le papier pour poursuivre sa cartographie inconsciente du corps [31]
. C'est le dessin qui s'engendre lui-même à partir de l'image omniprésente de l'œil ; l'artiste n'en a pour ainsi dire pas la maternité. Les visages d'une famille fantasmée, que les conditions intimes et politiques lui ont refusée, s'animent sous le regard croisé de l'artiste et de son œuvre.

Deuxième exemple : Louise Bourgeois ou la maternité comme cordon de l'art

Par opposition à l'allemande Unica Zürn, expatriée en France en 1953, la française Louise Bourgeois (1911 à 2010), expatriée aux États-Unis avant la guerre, en 1938, a fait preuve d'une liberté et d'une autodétermination étonnantes dans son désir de maternité. Elle a eu trois fils nés de différentes manières : son premier enfant, elle l'adopte, par une sorte de « crainte hystérique de ne pas pouvoir avoir d'enfant ». C'est Michel, un orphelin de trois ans né en 1936 [32]. Mais « l'événement le plus important » [33] de sa vie, – elle ne recule pas devant cette formule jetant immédiatement le soupçon sur toute mère qui refuse de se limiter à la seule maternité –, aura été la naissance prématurée de son deuxième fils, Jean-Louis, en 1940. Son troisième fils, Alain, qui « refusait de venir au monde » comme on peut le voir dans l'installation The Reticent Child (2003), est né en 1941.

Le thème de la maternité traverse l'œuvre de Louise Bourgeois de façon explicite sous de multiples aspects jusqu'à devenir un motif obsessionnel à la fin de sa vie. Toutes les étapes y figurent : fécondité et grossesse, accouchement, allaitement, dépression post-partum, le rôle de la mère (bonne ou mauvaise), jusqu'à la relation mère-fille. Louise Bourgeois « conçoit la maternité au sens originel, matriciel, de germination, de fécondation et de reproduction » [34]. C'est pourtant bien en partant de son expérience la plus intime de la maternité qu'elle rompt avec ce qu'elle appelle un « tabou » dans l'art. Durant près d'un siècle, elle n'a cessé d'inventer des représentations marquantes et impudiques pour cet interdit culturel, et elle a révélé, non sans agressivité, une maternité problématique qui s'inscrit dans le cadre d'une réflexion politique sur la condition féminine. Elle devance, puis développe certaines propositions politiques de la génération de femmes artistes des années 1970, aussi bien sur le plan des motifs, comme celui de la femme-maison [35], que des matériaux [36].

 

Fig. 6 : Louise Bourgeois, Pregnant Woman I, 1947-49, bois peint et plâtre, 132.1 x 30.5 x 30.5 cm. Collection Alain Bourgeois, New York.
Photographie: Christopher Burke © Louise Bourgeois Trust.

Chez Louise Bourgeois, la figure de la femme enceinte revisite avec humour certaines abstractions du féminin dans l'histoire de l'art moderne. La sculpture sur bois Pregnant Woman (1947-49) (fig. 6), sorte d'oiseau-phallus qui peut être à la fois un pénis et un vagin, a quelque chose d'une profanation de l'impeccable Princesse X (1916) de Constantin Brancusi. La sculpture abstraite d'un fragment est ici ramenée à l'organicité de l'objet partiel [37]. Comme plus tard dans le bronze Fragile Goddess (1970) (fig. 7), où la tête d'un torse féminin gravide qui se concentre sur ses aspects nourriciers se transforme joyeusement en phallus, la procréation, la vie sont ici ramenées à leurs origines sexuelles, et la femme enceinte célèbre et incarne le motif de la chute d'Ève et de son union avec Adam.

Fig. 7 : Louise Bourgeois, Fragile Goddess, 1970, bronze, 26 x 14,3 x 13,7 cm. Courtesy Cheim & Read and Hauser & Wirth.
Photographie: Christopher Burke © Louise Bourgeois Trust.

L'un des aspects souvent mis en avant dans l'œuvre de Louise Bourgeois est la relation problématique entre l'expérience intime et le pouvoir médical. Une menace constante semble peser sur les corps qui s'exprime à travers des objets (les ciseaux, les spatules, des pinces pour dissection, des sécateurs) et dans les dessins-actions (avec leurs brûlures, leurs coupures et leurs coutures). Or chez Bourgeois, l'idée de la lésion peut être réparée et les intrusions du pouvoir médical conjurées grâce à un autre outillage, celui des travaux d'aiguille – couture, tricot, broderie, toutes activités longtemps réservés aux femmes (fig. 8). L'artiste dit ainsi éprouver une grande « fascination pour l'aiguille et son pouvoir magique » qui « sert à réparer les dommages. Elle est une demande de pardon » [38]. Ce double mouvement d'agression et de réparation, d'ouverture et de fermeture, d'accueil et de répulsion traverse l'ensemble de son œuvre.

Fig. 8 : Louise Bourgeois, Mother and Child, 1970, cire, clous et aiguilles, 19.1 x 12.7 x 12.7 cm. Courtesy Cheim & Read and Hauser & Wirth.
Photographie: Christopher Burke © Louise Bourgeois Trust.

Vers la fin de sa vie, Louise Bourgeois formule également une réflexion sur les nouvelles techniques de mainmise du pouvoir médical sur l'intimité de la femme, qui passent le corps féminin au crible, par la radioscopie, l'échographie et d'autres techniques permettant de visualiser l'intérieur des corps. L'intrusion dans l'intimité est d'autant plus sournoise qu'elle a lieu sans laisser de traces sur le corps. L'installation The Reticent Child (2003) (fig. 9), une métaphore de la maternité comme source de vie et de mort, témoigne de l'avancement de l'imagerie médicale en dévoilant la vie intérieure du ventre féminin, tout en rappelant que le mystère de la procréation n'est pas pour autant levé.

Fig. 9 : Louise Bourgeois, The Reticent Child (détail), 2003, tissus, marbre, acier inoxydable et aluminum : six éléments, 182.9 x 284.5 x 91.4 cm. Courtesy Cheim & Read and Hauser & Wirth.
Photographie: Christopher Burke © Louise Bourgeois Trust.

À défaut de modèles iconographiques pour l'enfantement en Occident, Louise Bourgeois s'est inspirée de représentations archaïques extra-occidentales (fig.10), comme par exemple dans ce dessin au crayon qu'elle fit après la naissance de son fils, Sans titre (Femme enfantant) de 1941 (fig 11). Le lien étroit entre la mère et l'enfant sont soulignés jusqu'à figurer une dépendance réciproque : le dessin est pour ainsi dire réversible, on ne sait plus qui, la mère ou l'enfant, met l'autre au monde. Plus de cinquante ans plus tard, Do not abandon me (1999) (fig. 12) présente une même relation d'interdépendance dans l'engendrement, mais cette fois-ci le cordon du bébé est directement rattaché à l'ombilic de sa mère. L'enfant semble pour ainsi dire nourrir la mère-artiste qui, elle, est existentiellement rattachée à la vie qu'elle a donnée : le circuit de la vie et de la mort semble ainsi évoluer dans un système en spirale quasi autarcique.

Fig. 10 : Figure de Tlazeteolt, déesse de l'accouchement (moulage ancien d'après un original en pierre, Mexique). Culture aztèque. Photographie de l'auteur, prise à l'exposition Maternité au Réfectoire des Cordeliers, 2009.


Fig. 11 : Louise Bourgeois, Sans titre (Femme enfantant), 1941, encre sur papier, 27,9x21,6 cm. Collection Kunstmuseum Bern.
Photographie  : Eeva Inkeri © Louise Bourgeois Trust.

Or, loin de célébrer une symbiose naïve et intimiste, Louise Bourgeois révèle aussi les sentiments ambivalents induits par la maternité chez la mère artiste qui cherche à résoudre l'antinomie créer-procréer au quotidien : angoisse, bonheur, plaisir sensuel, culpabilité… de The Bad Mother (dessin de 1997) qui laisse couler son lait, à The Good Mother (dessin de 2003) qui berce son nourrisson comme une vierge à l'enfant. Vers la fin de sa vie, maternité et procréation deviennent même des métaphores absolues pour son art. Louise Bourgeois dans un costume en latex (1975) (fig. 13) en est l'illustration parfaite : une femme en chair et en os, pleine d'ironie, s'affuble des attributs culturels de la fécondité ; la matrice de l'œuvre (le moule de la sculpture en plâtre) devient elle-même l'objet de l'art [39]. Le montre également cette femme-monde de 2002, entièrement faite de pièces rapportées, qui s'intitule Endless Pursuit (fig. 14).

Fig. 12 : Louise Bourgeois, Do not abandon me, 1999, tissus rose et fil, 12 x 52 x 21,5 cm.  Collection Ursula Hauser, Suisse.
Photographie: Christopher Burke © Louise Bourgeois Trust.

L'expérience intime de la maternité dépend aussi bien des conditions politiques que d'une situation biographique spécifique. Unica Zürn, piégée par son incapacité d'incarner l'idéal biopolitique nazi et par la stigmatisation de l'avorteuse comme infanticide, fuit le monde réel dans lequel elle ne cesse d'être l'objet de contraintes extérieures paradoxales et se réfugie dans un monde imaginaire, où elle demeure celle qui est regardée, même par le papier. Face au vide de transcription symbolique de son expérience de la maternité avortée, le corps est toujours représenté comme une entité menacée. Louise Bourgeois, au contraire, parvient à concilier création et procréation en présentant le corps comme une entité ouverte. Elle se sert consciemment de son autobiographie comme objet d'une œuvre qu'elle considère comme thérapeutique, mais qui, par ses propositions innovantes, influence la réflexion politique sur le rôle évolutif de la maternité dans la culture et la société.

Fig. 13 : Louise Bourgeois dans un costume en latex, 1975.
Photographie de Peter Moore © Estate of Peter Moore/ VAGA, New York.

Fig. 14 : Louise Bourgeois, Endless Pursuit, 2000, tissus bleu et fil, 45.7 x 30.5 x 30.5 cm. Collection Ursula Hauser, Suisse.
Photographie: Christopher Burke © Louise Bourgeois Trust.



[1] Cf. Dominique Memmi, Faire vivre et laisser mourir : le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, La Découverte, Paris, 2003.

[2] Cf. Gregor Martin Lechner, Maria Gravida. Zum Schwangerschaftsmotiv in der bildenden Kunst, Schnell & Steiner, München, Zürich, 1981.

[3] Cf. Jean-Paul Roux, La femme dans l'histoire et les mythes, Fayard, 2004, p. 171-174.

[4] Voir notamment les œuvres d'Angelika Kauffmann, d'Elisabeth Vigée-Lebrun ou de Johann Heinrich Wilhelm Tischbein.

[5] Voir les femmes enceintes de Gustav Klimt, matrices d'un genre qui dépasse la simple démonstration de la fécondité.

[6] Lors du colloque, j'ai été frappée par le grand nombre d'attitudes de défiance (gêne, agressivité ou indifférence) du côté du public masculin; l'évocation de tout ce qui touche aux transformations du corps de la mère, corps par lequel nous sommes pourtant tous, et sans exception, passés, semble devoir provoquer un sentiment d'exclusion insurmontable. 

[7] Cf. Irene Hardach-Pinke, « Schwangerschaft und Identität », in : Dietmar Kamper und Christoph Wulf (éd.), Die Wiederkehr des Körpers, Suhrkamp, Francfort/Main, 1982, p. 204.

[8] Cf. Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici, Femmes artistes / Artistes femmes, Hazan, Paris, 2007, p. 344-368.

[9] Cf. Georges Didi-Huberman sur la nudité qui nous touche, nous blesse, et la nudité psychique qui s'approche de l'attrait du tranchant dans Ouvrir Vénus : Nudité, rêve, cruauté, Gallimard, Paris, 1999.

[10] Voir Tiphaine Samoyault, La main négative, Argol, Paris, 2008.

[11] Yves Michaud dans Maurice Fréchuret, Le mou et ses formes, ensb-a, Paris, 1993, p. 11.

[12] Voir notamment les spirales chez Eva Hesse et Louise Bourgeois.

[13] Gonnard et Lebovici, Femmes artistes / Artistes femmes, op.cit., p. 345.

[14] Cf. notamment Klaus Theweleith, Männerphantasien I. Frauen, Fluten, Körper, Geschichte, Rowohlt, Reinbek, 1980.

[15] Cf. Sally O'Reilly, Le corps dans l'art contemporain, Thames & Hudson, Londres, 2010, p. 155-159.

[16] Luce Irigaray, « Une lacune natale : pour Unica Zürn », in : Le Nouveau Commerce, n°62-63, p. 42-43.

[17] Cf. Sabine Scholl, Zur Wahrnehmung und Reproduktion bei Unica Zürn, Anton Hain, Frankfurt, 1990, p. 232.

[18] Elle envisageait l'anagramme, auquel Bellmer l'a initié, et qu'elle pratiquait obsessionnellement, au point d'y voir l'une des causes premières de sa maladie, « comme un voyage dans un arrière-pays psychique, une région coupée du monde normal qui n'offre plus aucune protection au moi ». Cf. Victoria Appelbe, « L'anagramme dans l'œuvre d'Unica Zürn », in : Unica Zürn, cat. exp. Halle St-Pierre édité par Panama Musées, Editions du Panama, Paris, 2006, p. 31.

[19] Dans un conte de fées autobiographique, Zürn évoque le fait qu'elle a été « cousue » après la naissance de sa fille, ce qui aurait motivé le détachement de son partenaire. Cf. Unica Zürn, « Kinder Lesebuch », Gesamtausgabe V, sous la direction d'Erich Brinkmann, Brinkmann & Bose, Berlin, 1988-2001, p. 75.

[20] Bellmer aurait entre autres menacé d'avoir des relations incestueuses avec l'enfant s'il s'avérait que c'était une fille. Cf. Gesamtausgabe V, op.cit., p. 235. Il aurait par ailleurs pratiqué (incomplètement) l'une ou l'autre de ces IVG. Cf. Claudia Reinhardt, Killing me softly - Todesarten, cat. exp. Galerie Andreas Engler, 2004.

[21] Rappelons que la mortalité post abortum s'élève encore, malgré l'utilisation de la pénicilline et des antibiotiques, à 19% pour la période 1950-1960. Près de la moitié des femmes qui décident d'avorter pratiquent elles-mêmes des manœuvres abortives, qui sont généralement suivies d'un douloureux curetage à vif en hôpital pratiqué par des médecins aux intentions plus ou moins punitives. Moralement, l'avortement est toujours assimilé à un crime : dans les comptes-rendus des procès d'avorteurs et d'avortées, les termes utilisés sont « meurtre » et « assassinat ». Cf. Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti, Histoire de l'avortement : XIXe-XXe siècle, Seuil, 2003, p. 202-207.

[22] Cité par Inge Morgenroth, « Unica zu ern », in : Unica Zürn, Das weisse mit dem roten Punkt, Lilith, Berlin, 1980, p. 198.

[23] Unica Zürn, « Aufzeichnungen einer Geisteskranken », in : Gesamtausgabe V, op.cit., p. 110.

[24] En ce qui concerne l'avortement, cf. Luc Boltanski, La condition fœtale. Une sociologie de l'engendrement et de l'avortement, Gallimard, Paris, 2004, p. 34-38.

[25] Cf. Marie Blancard, « Unica Zürn : le corps violenté », in : La mer gelée. Revue franco-allemande, création et critique, n°6 (www.lamergelee.com).

[26] Dans les Notes d'une malade mentale, elle se souvient d'un avortement bâclé, probablement entrepris par Bellmer. L'affaire sera « arrangée » à Berlin, par un médecin qui lui prescrira de la quinine. Elle aura « la vision angoissante qu'elle mettra au monde un monstre, car comme elle le croit, l'organisme, l'esprit, l'évolution normale du corps de cet embryon dans son corps sont dérangés par l'introduction de la sonde et les saignements ». Cf. Rita Morrien, Weibliches Textbegehren bei I. Bachmann, M. Haushofer und U. Zürn, Königshausen & Neumann, 1996, p. 159.

[27] Cité par Inge Morgenroth, op.cit., p. 204

[28] Ruth Henry, Die Einzige : Begegnung mit Unica Zürn, Nautilus, Hambourg, 2007, p. 45

[29] Cf. Jean-Jacques Wittezaele (dir.), La double contrainte. L'influence des paradoxes de Bateson en sciences humains, De Boeck Université, Bruxelles, 2008.

[30] Cf. Unica Zürn, Der Mann im Jasmin, Ullstein, Francfort, 1977, p. 153.

[31] I bid ., p. 93-94.

[32] Entretien du 7 janvier 1979 avec Deborah Wye in : Louise Bourgeois, cat. exp. Paris Centre Pompidou, 2008, p. 131-132.

[33] Ibid ., p. 181.

[34] Marie-Laure Bernadac, « Maternité », in : ibid, p. 197.

[35] Cf. les différentes versions de Femme-Maison (1945-47) ou la sculpture Femme-Maison (1983).

[36] Cf. notamment la variante en tissus rapiécé de Fragile Goddess (2002) qui reformule une version en bronze (1970).

[37] Cf. Rosalind Krauss, « Porträt der Künstlerin als Fillette », in : Peter Weiermair (dir.), Louise Bourgeois, Stemmle, Schaffhausen, Zürich, Frankfurt, Düsseldorf, p. 24

[38] Citée dans l'exposition Cris et chuchotements, Centre Wallonie-Bruxelles, Paris, 2009.

[39] Cf. aussi Lucy R. Lippard, « Louise Bourgeois. Von innen nach aussen », in Peter Weiermair (dir.), op.cit., p. 15.


POUR CITER CET ARTICLE

Andréa Lauterwein, « Hantises de la maternité : d'Unica Zürn à Louise Bourgeois », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/lauterwein.html