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Le journal d'un auteur de l'ex-RDA : Un jour dans l'année de Christa Wolf

Anne Kerebel

Université de Caen Basse-Normandie

À la charnière de l'intime et du public, oscillant entre le moi et le monde, le genre du journal intime pose avec acuité le problème de la définition des frontières entre l'intime et le public et témoigne de leur constante imbrication. Réceptacle des émotions, des sensations, des confessions du moi, refuge de l'intériorité, le journal ne bannit pas cependant complètement le monde environnant. L'introspection se double souvent d'une expérience du monde, d'un regard posé sur le monde extérieur. Et le journal est en outre travaillé de l'intérieur par l'idée de public, l'idée de l'autre, d'un destinataire imaginaire, fantasmé, ou réel, voire par l'idée d'une publication, de la divulgation de l'intime. Au cœur de l'intériorité vient se nicher l'extériorité. Ecriture de soi et contemplation du monde, écriture de l'intime et publication de l'intime : le journal déconcerte, interpelle, et ne cesse de brouiller les pistes.

Avec Un jour dans l'année [1], Christa Wolf investit ce genre paradoxal et nous livre un captivant renouvellement de cette forme de l'entre-deux. Ce journal offre au regard du lecteur 41 « procès-verbaux journaliers » (J 10), 41 « îlots » (J 10) extraits du temps, et qui, mis bout à bout, constituent à la fois un parcours de vie et un témoignage sur une époque, l'histoire se fondant dans l'Histoire. Il conviendra dans un premier temps de revenir sur les liens que l'œuvre de Wolf entretient avec le genre journal avant de sonder plus particulièrement les spécificités d'Un jour dans l'année, à savoir sa genèse et ses postulats d'écriture. Seront ensuite esquissées les grandes lignes thématiques de ce journal. Puis, nous nous intéresserons à la valeur programmatique que Wolf confère au journal dans notre société actuelle. En guise de conclusion, nous terminerons par quelques interrogations que suscite la lecture de ce journal.

1. Le journal, un des fils rouges de l'œuvre

La destinée de Christa Wolf peut servir de miroir à l'histoire de l'Allemagne. Née en 1929 à Landsberg an der Warthe – aujourd'hui ville polonaise de Gorzów Wielkopolski – elle connaîtra les affres de la guerre et des déplacements, les deux tournants idéologiques de 1945 et 1990, l'établissement progressif de deux Allemagnes antinomiques, puis l'effondrement de la RDA et la transition vers une nouvelle société. D'abord critique littéraire dans divers journaux et revues de RDA, Christa Wolf devient vite une figure incontournable du paysage littéraire de l'ancienne Allemagne de l'est. Le ciel partagé (1963), Christa T. (1968), Aucun lieu nulle part (1979), Incident (1987), Cassandre (1983), Ce qui reste (1990), Médée (1996), ou encore Ici-même (1998) : ces livres parmi les plus célèbres de l'auteure sont une invitation constante au débat sur les faits de société. Toutefois, au-delà de ses thèmes de prédilection que sont le mythe, le féminisme, et l'utopie, Christa Wolf a développé avec Un jour dans l'année un projet original et singulier d'écriture, un projet d'écriture de soi, à la fois en continuité et en décalage avec son œuvre de fiction.

En 1994, Christa Wolf revient en ces termes sur ce qui sous-tend tout son travail d'écriture :

Eine Art Mit-Schrift wäre mein Schreibideal: Ein Griffel folgte möglichst genau der Lebensspur, die Hand, die ihn führte, wäre meine Hand und auch nicht meine Hand, [...] das Subjektivste und das Objektivste verschränkten sich unauflösbar, „wie im Leben", die Person würde sich unverstellt zeigen, ohne sich zu entblößen [...]. [2]

Précision de l'écriture qui se doit d'épouser la vie, dédoublement de soi, imbrication de la subjectivité et de l'objectivité, revendication de l'authenticité, de la connaissance sans complaisance de soi : comment ne pas voir ici une déclaration programmatique de ce qui fait un journal ?

Tout au long de sa vie, Wolf a tenu un journal intime. Journal de sa jeunesse dans l'Allemagne hitlérienne, journal qui sera soigneusement détruit avant la fuite en janvier 1945, journal de la conversion à l'écriture dans l'après-guerre [3], journal de l'adulte qui, face à l'évolution politique de son pays, se construit un refuge dans les replis de son cahier [4]. Outre cette pratique régulière et privée de l'écriture journalière, l'ensemble de l'œuvre publiée trahit la fascination de Wolf pour la forme et le matériau du journal. Dans Réflexions sur Christa T. [5], l'écrivaine dresse le portrait d'une ancienne camarade de classe décédée, Christa Tabbert, point de départ d'une interrogation sur les possibilités de réalisation de soi en accord avec la société socialiste. Pour ce faire, elle choisit de s'appuyer sur le matériau du journal. Au fil des pages apparaissent, en italique, des fragments des authentiques journaux de Christa Tabbert récupérés par Wolf. L'auteure allemande trouve ainsi une forme d'écriture qui lui permet d'exprimer l'intériorité et de saisir au plus près les flots mouvants d'une conscience éprise d'idéal qui, face à l'impossible adéquation entre utopie et réalité, finit par succomber à la maladie. Dans Trame d'enfance, qui s'applique à décrire la jeunesse sous le Troisième Reich et la manière dont le conditionnement idéologique continue à influencer la vie d'adulte, le journal acquiert une dimension symbolique. L'héroïne Nelly Jordan consigne dans son journal sa fidélité au Führer et y note la nuit, réfugiée à la cave, les chants des Jeunesses hitlériennes [6]. Témoin des égarements passés, ce journal finit par être brûlé dans le poêle en fonte de l'auberge d'un des villages traversés lors de la fuite devant l'armée rouge – un geste de prudence initié par la mère [7]. Fait notable, ce motif de la destruction du journal – acte symbolique de purification et de mise à distance du passé – hante toute l'œuvre littéraire : Nouvelle de Moscou [8], Le Ciel partagé [9], Christa T. En réduisant à néant leur journal, les héroïnes prennent congé de leurs aveuglements passés, écho du cheminement même de Wolf.

Le journal fait également sentir sa présence dans l'œuvre théorique [10]. De son travail sur Christa T. et l'utilisation des journaux intimes, naît en décembre 1964 la contribution radiophonique « Tagebuch – Arbeitsmittel und Gedächtnis » (Journal – instrument de travail et mémoire), une première réflexion sur la forme du journal et la valorisation de son authenticité brute, opposée aux « inventions sur la vie intérieure de nos semblables » [11] dans le roman. L'authenticité du journal, écriture du présent et de l'immédiateté, émergence de l'« Histoire in statu nascendi » [12], c'est également ce qu'elle met en avant dans son introduction au journal d'internement 1939-1940 de son ami Kurt Stern. Cette introduction est l'occasion pour elle de livrer une réflexion sur la forme et les fonctions du journal. Le projet Cassandre [13] quant à lui déploie un vaste complexe d'écriture réunissant essai, journal et récit. Dans la Troisième conférence de poétique de Francfort consacrée aux prémisses du récit Cassandre, Wolf développe un « journal de travail sur la matière dont sont faits la vie et les rêves » [14]. Elle y consigne, du 16 mai 1980 au 23 août 1981, ses pensées, lectures et réflexions prises sur le vif. Il s'agit d'un journal externe dans lequel est bannie l'intimité de la vie privée. Bien différent sera le journal Un jour dans l'année, l'intime et le politique se côtoient, et qui répond à des postulats d'écriture spécifiques.

2. Particularités du journal Un jour dans l'année : genèse et postulats d'écriture

Avec Un jour dans l'année, Christa Wolf propose une modalité particulière de l'écriture de soi. Le journal est un genre lié à certaines situations : les changements qui provoquent dans l'existence une rupture d'équilibre et la recherche d'une nouvelle stabilité. Transformation de soi, situations d'enfermement, crises affectives ou intellectuelles, crises collectives qui ont des retentissements sur le plan individuel : l'écriture du journal survient le plus souvent lorsque l'identité du sujet se trouve dans une situation de vulnérabilité [15]. Toutefois, Un jour dans l'année se démarque du journal « classique » de par son commencement. Ce n'est pas un sentiment de crise qui enclenche l'écriture, mais une sollicitation extérieure. En 1960, le journal moscovite Isvestia reprend l'idée d'« Un jour dans le monde », lancée en août 1934 par Maxime Gorki lors du premier congrès des écrivains soviétiques [16], et exhorte les écrivains du monde entier à décrire une journée particulière, celle du 27 septembre 1960. Christa Wolf prolonge, déplace le geste, immortalisant chaque 27 septembre pendant quarante-quatre ans, de 1960 à 2003. La répétition de la date du 27 septembre ôte l'idée de choix d'une journée qui serait plus « significative » qu'une autre. Et le hasard fait bien les choses : cette date non choisie du 27 septembre s'avère être aussi la veille de l'anniversaire de Kathrin Wolf dite « Tinka », la fille cadette de l'écrivaine allemande. Cette date acquiert de ce fait un aspect symbolique de charnière entre public et privé.

En 2003, Wolf publie les 41 notations recouvrant les années 1960-2000 sous le titre de Un jour dans l'année. Se profile ainsi une autre particularité de ce journal, la contrainte des vingt-quatre heures, c'est-à-dire l'impératif de n'écrire que sur cette journée pendant cette seule journée. Le journal est indéniablement « l'écrit accroché au temps » [17]. Habituellement, le diariste est assujetti au calendrier. Il doit, d'une part, suivre l'ordre du temps et s'astreindre, d'autre part, à l'écriture quotidienne, essentielle à la forme comme à l'étymologie du mot : journal, diary, Tagebuch. On se souvient de la devise d'un diariste acharné comme Amiel : nulla dies sine linea, pas de jour sans ligne. Wolf transforme cette clause de la régularité en une contrainte des 24 heures. Les 41 récits de cette journée ne cherchent pas à résumer l'année écoulée, à en récapituler les faits marquants, ils se veulent la prise de notes instantanée, sur le vif, d'un jour et d'un jour seulement, la description du déroulement d'une journée ordinaire. Il conviendrait de mentionner ici les textes de prose de Wolf qui prennent leur origine dans le déroulement d'une journée, autant de « témoignages de ma fascination pour le potentiel narratif contenu dans presque n'importe quelle journée prise au hasard » (J 10) : Après-midi de juin [18], Incident [19], ou encore Ce qui reste [20].

Si l'on fait le bilan de ces 41 années, on s'aperçoit que cette contrainte de la date du 27 septembre est plus ou moins bien respectée. On dénombre huit dérogations au postulat de départ, huit décalages dans l'écriture du journal : trois sont dus à des oublis (1961, 1973, 1976), deux à des impossibilités d'écrire faute de temps (1964, 1970), deux à des crises (1965, 1968) et curieusement l'on note un avancement de la date au 18 septembre pour l'année 1974. Revenons aux deux crises qu'a traversées la diariste : en 1965, elle est accablée par le durcissement de la politique culturelle du régime. Si la conférence de Bitterfeld d'avril 1964 en annonçait les préludes, le 11ème plénum du comité central du parti socialiste unifié est-allemand (SED), qui se réunit du 15 au 18 décembre 1965, marque le début d'une crise profonde. Les trois jours de débat se transforment en un réquisitoire contre une grande partie de la production culturelle, accusée de transgresser et de corrompre la morale socialiste. Christa Wolf qui tente de protester se retrouve seule et sans soutien. Elle ne reviendra au « jour de l'année » qu'à la fin du mois de décembre : « Apparemment je n'avais ni l'envie ni la force de fixer par écrit que "la partie était perdue" » (J 67), note-t-elle amère. Enfin, en 1968, ébranlée par les événements en Tchécoslovaquie, la violence des discussions autour de la parution de son ouvrage Christa T. et la mort de sa mère, Wolf doit être hospitalisée et ne consignera le « jour de l'année » qu'à son retour le 30 octobre 1968. Concernant la contrainte des 24 heures, le journal déborde régulièrement, comme en 1966 où il s'étend jusqu'au 3 octobre. En 1964, le poids du « jour de l'année » se fait par trop pesant, les premières lignes semblent entériner la mort annoncée de ce journal au postulat d'écriture si particulier : « Der « Tag des Jahres » fiel diesmal auf einen Sonntag. Aber nicht einmal da hatte ich Zeit zu schreiben. Ich werde wohl eine « Woche des Jahres » daraus machen müssen. Denn der Tagesablauf sagt kaum noch etwas über mich aus: Er wird mir aufgezwungen » (T 63) [21]. Pourtant, malgré les doutes qui affleurent parfois, Wolf poursuivra ce journal en s'astreignant au postulat d'écriture de départ.

Par ailleurs, dès les premières pages du journal s'affirme la volonté d'authenticité. Dans ces notes du jour, « le « je » n'est pas un « je » littéraire mais se livre sans protection » (J 10). Ce « jour de l'année » est décrit « sans intentions littéraires », de « manière pure et authentique » (J 10), l'écriture n'est ni contrôlée ni retouchée : « Was diese zufälligen Tage mir zutrieben, konnte und wollte ich nicht steuern : […] Banalem durfte ich nicht ausweichen, « Bedeutendes » nicht suchen oder gar inszenieren » (T 6) [22]. Issu du hasard, ce jour est entièrement laissé à l'imprévu qui l'a fait naître et met en œuvre cette exigence de vérité qui sous-tend toute l'œuvre de Wolf. L'écrivaine ira jusqu'à dire : « Vielleicht ist das Tagebuch in nächster Zeit [...] die einzige Kunstform, in der man noch ehrlich bleiben, in der man die sonst überall nötig oder unvermeidlich werdenden Kompromisse vermeiden kann » (T 73) [23]. Fait intéressant, dans tous les manquements du « jour de l'année » que nous avons évoqués, Wolf a recours, pour combler les blancs, à son autre journal, ce journal proprement intime, non destiné à la publication, qu'elle tient en parallèle, ou sinon, aux journaux de presse qu'elle cite alors en italique dans le texte. Se manifeste ainsi une volonté de véracité et d'exactitude, une volonté d'exhaustivité qui se retrouve dans la description détaillée qu'elle fait du jour.

3. Comment l'arbitraire devient fécond

L'écriture de ce journal intervient à un moment-clé de l'existence de Christa Wolf. Elle vient d'avoir 31 ans et n'a encore rien publié en tant qu'écrivain. Mariée et mère de deux petites filles, elle tente de sauver des bribes de ses « journée [s] morcelée [s] » (J 24) pour pouvoir se consacrer à l'écriture, même si «  [l]a lenteur du processus qu'on appelle écriture [la] remplit d'amertume » (J 25).

Le journal démarre in medias res : « Als erstes beim Erwachen der Gedanke : Der Tag wird wieder anders verlaufen als geplant » (T 9) [24]. Il nous livre en détail le quotidien de la jeune femme : préparation de l'anniversaire de sa fille cadette, visite chez le médecin, réunion de cellule du parti à l'usine de wagons, scènes typiques de la vie quotidienne de l'ex-RDA, échange avec son mari sur le rôle de l'expérience dans l'écriture et de la responsabilité vis-à-vis de son contenu, plan d'un nouveau récit (qui deviendra Le Ciel partagé). La description du déroulement de cette première journée servira de modèle à toutes les autres. Les strates se mêlent. Vie personnelle : le journal retranscrit soigneusement la vie de famille, les soirées amicales, les déménagements, les voyages, les joies, les maladies, les deuils, le vieillissement. Engagement politique : le journal témoigne au fil du temps de ses activités au sein d'une brigade de travail dans une usine de fabrication de wagons, de son travail au sein de l'Union des écrivains et du comité central du SED, de sa participation à la commission d'enquête indépendante sur les événements des 7 et 8 octobre 1989 à Berlin et de sa contribution à la rédaction du projet de Constitution pour la RDA. Le journal fait également part, parfois entre les lignes, de la surveillance et des filatures policières, des mises sur écoute, du courrier ouvert par la censure, des accusions de collaboration avec la Stasi et de sa stigmatisation en tant qu'écrivain d'Etat. Ce déchirement entre l'utopie et la réalité de la société socialiste, Wolf l'endure physiquement, de façon intense et souvent destructrice. Mais elle fera le choix de rester, sans abandonner sa responsabilité, tant qu'elle est encore capable d'écrire. Et c'est cette dernière strate que reflète encore le journal : le travail d'écrivain. Ce « jour de l'année » lui sert de prétexte pour interroger sa propre écriture, se fait l'écho de ses lectures et de ses préoccupations littéraires, retrace la genèse de l'œuvre en cours, retranscrit les difficultés, les impasses et les développements.

À la source de ce journal se retrouve donc la polarité du moi et du monde, l'introspection est inséparable d'une expérience du monde, d'un être au monde, l'écriture devient ainsi l'instrument de l'analyse du moi, mais aussi de son époque.

4. La subjectivité du journal pour contrer la marchandisation forcée actuelle

En plus des fonctions classiques du journal, refuge, laboratoire vivant de l'écriture, défi au temps et à l'oubli [25], ancrage, attribution d'un sens et d'une cohérence au discontinu de la vie [26], Wolf confère au journal une valeur existentielle accrue dans notre société actuelle. Outre la volonté d'authenticité, le critère dominant de ce journal est le parti pris, la revendication de la subjectivité. Le journal, haut lieu du privé, refuge du moi, est évidemment en soi éminemment subjectif. Et ce repli sur le subjectif s'avère essentiel en temps de crise, comme le sous-entend cet extrait de la correspondance de Gorki que Wolf cite en 1969 dans une lettre à Brigitte Reimann :

Ich glaube, nicht erst in hundert Jahren, sondern viel früher, wird das Leben unvergleichlich tragischer sein als das, was uns jetzt quält. Und zwar deshalb, weil die Menschen, wie immer nach sozialen Katastrophen, müde der beleidigenden Anstöße von außen, verpflichtet und gezwungen sein werden, in ihre innere Welt zu sehen, und wieder einmal, über Ziel und Sinn ihrer Existenz nachzudenken. [27]

Mais Wolf va bien au-delà de cette représentation et confère à la subjectivité affirmée du journal une valeur programmatique :

Subjektivität bleibt wichtigstes Kriterium des Tagebuchs. Dies ist ein Skandalon in einer Zeit, in der wir mit Dingen zugeschüttet und selbst verdinglicht werden sollen; auch die Flut scheinbar subjektiver schamloser Enthüllungen, mit denen die Medien uns belästigen, ist ja kühl kalkulierter Bestandteil dieser Warenwelt. Ich wüßte nicht, wie wir diesem Zwang zur Versachlichung, der bis in unsere intimsten Regungen eingeschleust wird, anders entkommen und entgegentreten sollten als durch die Entfaltung und auch durch die Entäußerung unserer Subjektivität, ungeachtet der Überwindung, die das kosten mag. (T 7-8) [28]

Le journal et sa subjectivité, son authenticité, pour conjurer la chosification, la marchandisation actuelle de notre société et de notre intimité, tel est le rôle essentiel de l'écriture de soi selon Christa Wolf. Mais il ne faudrait cependant pas oublier l'autre versant du journal, celui de l'objectivation. L'écriture du jour instaure nécessairement un recul, une mise à distance de soi, et, de ce fait, amène une prise de conscience, une objectivité plus grande par rapport à soi-même. Le moi commence à « se voir historiquement » et l'on peut discerner « combien d'universel est contenu dans le particulier intime » (J 11).

5. Interrogations

Ce journal et son parti pris suscitent néanmoins un certain nombre d'interrogations. Dans le texte liminaire et certaines entrées du journal, Wolf affirme que ces notations du jour n'étaient pas destinées à la publication : « Wenn man zum Veröffentlichen schreibe, sei man zwar nicht unehrlich, aber es schiebe sich doch immer etwas zwischen den Kopf und die Hand, und es sei ganz gut, hin und wieder auszuprobieren, ob man diese Zwischenschicht noch weg kriege [...] » (T 242) [29]. Cependant, parce qu'elle est écrivaine, elle ne pouvait pas tenir ce journal en toute innocence et en écarter une publication éventuelle [30], et ce, d'autant plus que certains récits du jour firent l'objet de publications séparées dans diverses revues. La première entrée du journal fut ainsi publiée dès 1974 à Berlin dans la revueNeue Deutsche Literatur, avant d'être reprise dans le volume des Récits choisis [31] en 1980, et enfin dans les Œuvres de Christa Wolf en 1999. Certaines entrées évoquent en outre entre les lignes la question de la publication [32]. D'inévitables répercussions se font sentir sur l'écriture, des aveux à mi-mot d'autocensure : « Über den Tod meiner Mutter […] werde ich nichts schreiben, da ist eine Sperre, die ich nicht durchbrechen will » (T 111) [33].

Par ailleurs, Un jour dans l'année cherche à établir un « diagnostic au fil du temps » (J 10). S'opposant à l'« irrémédiable perte de l'existence » (J 10), Wolf cherche à comprendre comment la vie advient. Reste que ce journal ne développe pas une écriture en continu, au fil des jours, mais se limite volontairement à une journée unique ou parfois une période resserrée de quelques jours. Et presque inévitablement surgit la question de savoir dans quelle mesure la conscience que Wolf peut avoir de ce « jour de l'année » influe sur le déroulement de cette journée, sa description et sa mise à l'écrit. L'écriture du jour étant par nature une écriture qui se scrute, se réfléchit, s'interroge, le journal se fait le reflet des préoccupations de son auteure et de ses craintes, l'écriture ne finit-elle pas par « engloutir » la vie ? À ce sujet, deux entrées du journal s'avèrent particulièrement significatives :

Mir fällt ein, daß dieser ganze beobachtete Tag ja unter das Heisenbergsche Gesetz von der Unschärferelation fällt : Er wird deformiert durch meinen unausgesetzten Blick auf ihn. Er verläuft nicht, wie er sonst verlaufen würde. Er gewinnt und verliert durch Bewußtheit. (T 254) [34]

Es ist elf Uhr, ich setze mich an mein Maschinchen, um mit diesen Notizen anzufangen, denen dieser Tag vorbehalten ist, und ich weiß schon – lange genug halte ich mich ja an diese Übung –, ich weiß, daß im gleichen Moment, da ich, vormittags um elf, beginne, diesen Tag zu beschreiben, die Frage auftauchen wird, ob nun dieser Text den Tag verschlingt, ob er seinen Ablauf bestimmt, ob der Tag um des Textes willen gelebt, der Text um des Tages willen geschrieben wird. (T 512) [35]

« Comment la vie advient-elle ? » : c'est par ces mots que s'ouvre la préface d'Un Jour dans l'année. Et c'est justement ce à quoi ce journal tente de répondre. Il conviendrait de s'interroger plus avant « sur la manière dont un quotidien vécu en tranches successives se transforme en 'destin', en une 'vie' », et « à quel moment et par quoi la banalité du quotidien se transforme en un témoignage profond sur le contemporain » (J 512).

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de Christa Wolf

Wolf, Christa, Ein Tag im Jahr. 1960-2000. Mit 20 Collagen von Martin Hoffmann, Munich, Luchterhand, 2003.

—, Un jour dans l'année. 1960-2000, traduit de l'allemand par Alan Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Fayard, 2006.

—, Werke I-XII, édition établie et commentée par Sonja Hilzinger, Munich, Luchterhand, 1999-2001.

—, Moskauer Novelle, Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1961.

—, Der geteilte Himmel, Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1963 ; Werke I, Munich, Luchterhand, 1999 ; Le Ciel partagé, trad. par Bernard Robert, Paris, Editeurs français réunis, 1964.

 —, Juni Nachmittag, Berlin, Aufbau-Verlag, 1967; « Après-midi de juin », Changement d'optique, Aix-en-Provence, Alinéa, 1986 ; Paris, Stock, 1996.

 —, Nachdenken über Christa T., Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1968; éd. revue et corrigée, Werke II, Munich, Luchterhand, 1999; Christa T., trad. par Marie-Simone Rollin, Paris, Le Seuil, 1972.

 —, Kindheitsmuster, Berlin, Aufbau-Verlag, 1976 ; Werke V, Munich, Luchterhand, 2000; Trame d'enfance, Aix-en-Provence, Alinéa, 1987; trad. par Ghislain Riccardi, Paris, Stock, 2010.

 —, Gesammelte Erzählungen, Darmstadt/ Neuwied, Luchterhand, 1980.

 —, Kassandra : 4 Vorlesungen, 1 Erzählung, Berlin, Aufbau-Verlag, 1983; Werke VII. Kassandra. Voraussetzungen einer Erzählung, Munich, Luchterhand; Cassandre. Les prémisses d'un récit, trad. par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Stock, 1994, rééd. 2003, pp. 135-200.

 —, Störfall. Nachrichten eines Tages, Berlin, Aufbau-Verlag, 1987 ; Incident. Nouvelle d'un jour, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989; Paris, Stock, 1996.

 —, Was bleibt, Berlin, Aufbau-Verlag, 1990 ; Ce qui reste, Aix-en-Provence, Alinéa, 1990; Paris, Stock, 1996.

Autres ouvrages mentionnés :

Le Rider, Jacques, Journaux intimes viennois, Paris, P.U.F., 2000.

Pachet, Pierre, L'œuvre des jours, Belval, Circé, 1999.

Renard, Jules, Journal 1887-1910, Paris, Gallimard, Pléiade, 1960, 1993.

Simonet-Tenant, Françoise, Le journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire, Téraèdre, 2004.

Stern, Kurt, « Was wird mit uns geschehen ? » Tagebücher der Internierung 1939 und 1940, préface de Christa Wolf, Aufbau-Verlag: Berlin, 2006.



[1] Ein Tag im Jahr. 1960-2000 . Mit 20 Collagen von Martin Hoffmann, Munich, Luchterhand, 2003; Un jour dans l'année. 1960-2000, trad. par Alan Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Fayard, 2006. Par la suite, le journal sera désigné par l'abréviation « T » et sa traduction française par « J ».

[2] « Selbstanzeige » (janvier 1994), in Werke XII. Essays/ Gespräche/ Reden/ Briefe 1987-2000, Munich, Luchterhand, 2001, pp. 505-506, p. 505. « Mon idéal d'écriture serait une sorte de « Mit-Schrift », d'écriture sur le vif : un stylet suivrait le plus exactement possible le sillon de la vie, la main qui le guiderait serait ma main et en même temps une autre main, […] le plus subjectif et le plus objectif seraient inextricablement liés, « comme dans la vie », la personne se montrerait dans son authenticité, sans se mettre à nu […]. » (trad. A.K.)

[3] « Subjektive Authentizität. Gespräch mit Hans Kaufmann » (1973), in Werke IV. Essays/ Gespräche/ Reden/ Briefe 1959-1974, Munich, Luchterhand, 1999, pp. 401-437, p. 405. Voir aussi « Zu einem Datum », in Werke III. Erzählungen 1960-1980, Munich, Luchterhand, 1999, pp. 129-136, p. 135.

[4] Voir à ce sujet la préface de Ein Tag im Jahr, op. cit., p. 7.

[5] Nachdenken über Christa T ., Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1968; éd. revue et corrigée, Werke II, Munich, Luchterhand, 1999; Christa T., trad. par Marie-Simone Rollin, Paris, Le Seuil, 1972.

[6] Kindheitsmuster , Berlin, Aufbau-Verlag, 1976 ; Werke V, Munich, Luchterhand, 2000; Trame d'enfance, Aix-en-Provence, Alinéa, 1987; trad. par Ghislain Riccardi, Paris, Stock, 2010, p. 417, voir aussi p. 532.

[7] Ibid ., p. 313.

[8] Moskauer Novelle , Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1961 (texte non traduit en français).

[9] Der geteilte Himmel , Halle, Mitteldeutscher Verlag, 1963 ; Werke I, Munich, Luchterhand, 1999 ; Le Ciel partagé, trad. par Bernard Robert, Paris, Editeurs français réunis, 1964.

[10] A titre d'anecdote, sa première critique littéraire parue le 20 juillet 1952 dans Neues Deutschland, portait sur le roman de E. R. Greulich au titre révélateur de Das geheime Tagebuch (Le journal secret).

[11] « Erfindungen über das Innenleben unserer Mitmenschen » (trad. A.K.), in « Tagebuch - Arbeitsmittel und Gedächtnis », in Werke IV, op. cit., pp. 59-75, p. 60. Voir aussi « Fragen an Konstantin Simonow », in Werke IV, op. cit., pp. 380-400, pp. 383-385.

[12] Préface au Journal de Kurt Stern, „Was wird mit uns geschehen ?" Tagebücher der Internierung 1939 und 1940, Aufbau-Verlag: Berlin, 2006, pp. 5-13, p. 10.

[13] Kassandra : 4 Vorlesungen, 1 Erzählung , Berlin, Aufbau-Verlag, 1983; Werke VII. Kassandra. Voraussetzungen einer Erzählung, Munich, Luchterhand,

[14] Cassandre. Les prémisses d'un récit , trad. par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Stock, 1994, rééd. 2003, pp. 135-200.

[15] Voir à ce sujet Françoise SIMONET-TENANT, Le journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire, Téraèdre, 2004, p. 93 sq. ; Jacques LE RIDER, Journaux intimes viennois, Paris, P.U.F., 2000, p. 9 sq.

[16] Christa Wolf mentionne pour sa part l'année 1935 dans l'introduction qui précède le journal.

[17] Pierre PACHET, L'œuvre des jours, Belval, Circé, 1999, p. 104.

[18] Juninachmittag , Berlin, Aufbau-Verlag, 1967; « Après-midi de juin », Changement d'optique, Aix-en-Provence, Alinéa, 1986 ; Paris, Stock, 1996.

[19] Störfall. Nachrichten eines Tages , Berlin, Aufbau-Verlag, 1987 ; Incident. Nouvelle d'un jour, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989; Paris, Stock, 1996.

[20] Was bleibt , Berlin, Aufbau-Verlag, 1990 ; Ce qui reste, Aix-en-Provence, Alinéa, 1990; Paris, Stock, 1996.

[21] « Cette fois le « jour de l'année » est tombé un dimanche. Mais même ce jour-là je n'ai pas eu le temps d'écrire. Je vais donc être obligée d'en faire une « semaine de l'année ». Car le déroulement journalier n'indique plus grand chose sur moi : il m'est imposé ». (J 57).

[22] « Ce que ces jours aléatoires conduiraient vers moi, je ne pouvais ni ne voulais le contrôler […] ; je ne devais pas esquiver la banalité, ne pas chercher l'« importance » et encore moins la mettre en scène ». (J 10).

[23] « Le journal est peut-être, dans la période à venir […] la seule forme artistique où l'on peut rester intègre, dans laquelle on peut éviter les compromis nécessaires ou inévitables ailleurs ». (J 67-68)

[24] « En premier, en me réveillant, cette pensée : une fois de plus, la journée va se dérouler autrement que prévu ». (J 13)

[25] « In älteren Tagebüchern blätternd, sah ich wieder, was alles man vergißt, wenn man es nicht aufschreibt : Fast alles. Besonders die wichtigen Kleinigkeiten. Also aufschreiben. Und zugleich ein Test, was ich vom gestrigen Tag nich weiß, was ich aus der schnell verblassenden Erinnerung festhalten, „retten" kann ». (T 25) ; « Feuilletant d'anciens cahiers de mon journal, j'ai revu ce qu'on oublie quand on ne l'écrit pas : presque tout. Surtout les petites choses qui comptent. Il faut donc écrire. Et tester en même temps ce que je sais encore du jour précédent, ce que je peux retenir, « sauver » des souvenirs qui pâlissent si vite ». (J 27)

[26] « Vor dem Einschlafen denke ich, daß aus Tagen wie diesem das Leben besteht. Punkte, die am Ende, wenn man Glück gehabt hat, eine Linie verbindet. Daß sie auch auseinanderfallen können zu einer sinnlosen Häufung vergangener Zeit, daß nur eine fortdauernde unbeirrte Anstrengung den kleinen Zeiteinheiten, in denen wir leben, einen Sinn gibt... » (T 23) ; « Avant de m'endormir, je songe que la vie est composée de journées comme celle-ci. Des points qui, pour finir, avec un peu de chance, sont reliés par une ligne. Et qu'ils peuvent se disperser en un amas absurde de temps écoulé, que seul un effort opiniâtre et permanent donne un sens aux petites unités de temps dans lesquelles nous vivons… » (J 25)

[27] Lettre de M. Gorki à S. Grigorjew (1926), d'après C. Wolf/ B. Reimann, Sei gegrüßt und lebe. Eine Freundschaft in Briefen 1964-1973, lettre de C. Wolf à B. Reimann du 23.2.1969, Berlin/ Weimar, Aufbau-Verlag, 20034, p. 35. « Je crois que, pas seulement dans cent ans, mais bien avant, la vie sera comparativement beaucoup plus tragique que ce qui nous tourmente actuellement. Et ce, parce que les hommes, comme toujours après les catastrophes sociales, fatigués des agressions extérieures blessantes, se verront contraints de se tourner vers leur monde intérieur et, une fois de plus, de réfléchir au but et au sens de leur existence » (trad. A.K.).

[28] « La subjectivité demeure le critère prédominant de ce journal. Ce qui a quelque chose de scandaleux dans une époque où l'on nous submerge de choses et tente également de nous chosifier ; car le flot des révélations apparemment subjectives et impudiques dont nous inondent les médias est aussi un élément froidement calculé de cette marchandisation. Je ne saurais dire comment nous protéger, comment nous pourrions échapper à cette réification forcenée qui s'infiltre dans nos émotions les plus intimes si ce n'est par l'épanouissement et aussi par la verbalisation de notre subjectivité, quel que soit l'effort que cela exige » (J 11).

[29] « Quand on écrit pour publier, on n'est certes pas malhonnête mais quelque chose vient toujours s'insinuer entre la tête et la main et il est bon de tester de temps à autre si l'on arrive encore à se débarrasser de cette couche intermédiaire ». (J 211)

[30] Jules Renard qui a entrepris l'année de publication du journal des Goncourt son propre journal, constate : « Le journal intime cesse d'être aussi privé, aussi intime qu'il l'a été. Sa vocation publique désormais le surplombe et le précède » (Journal 1887-1910, Gallimard, Pléiade, 1960, 1993).

[31] Gesammelte Erzählungen , Darmstadt/ Neuwied, Luchterhand, 1980.

[32] «  […] diese Aufzeichnungen hier, die auch schon zwischen dem Zwang zum Privaten-Diskreten und Öffentlich-Undiskreten oszillieren » ( 206); «  […] [c]es notes que je suis en train d'écrire, et qui oscillent également entre la contrainte du discret domaine privé et de l'indiscret domaine public » (J 184)

[33] « Je ne vais rien écrire sur la mort de ma mère […] il y a là un barrage que je ne veux pas franchir ». (J 101). Cf. « Peu importe jusqu'où le verbe peut s'aventurer, on ne doit pas se proposer de dire tout, afin que, dans cette zone du non-dit, il y ait encore une place pour la pudeur, la timidité et le respect » (Trame d'enfance, op. cit., p. 174).

[34] Je pense que toute cette journée observée tombe sous la loi de la relation d'indétermination de Heisenberg : elle est déformée par le regard constant que je jette sur elle. Elle ne s'écoule pas comme elle le ferait d'ordinaire. Elle gagne et perd à être vécue consciemment. (J 222)

[35] « Il est onze heures, je m'installe devant ma petite machine pour commencer à taper ces notes auxquelles cette journée est exclusivement dédiée. Et je sais déjà - depuis le temps que je pratique cet exercice - qu'au moment précis, à onze heures du matin, où je commence à décrire cette journée, va surgir cette question : ce texte dévorera-t-il la journée, déterminera-t-il son déroulement ? Qu'est-ce qui l'emporte, le texte ou la journée ? » (J 434)



POUR CITER CET ARTICLE

Anne Kerebel, « Le journal d'un auteur de l'ex-RDA : Un Jour dans l'année de Christa Wolf », Le Texte étranger  [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/kerebel.html