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Politique parasitaire et jeux épistolaires : les jeux d'adresse de Chris Kraus et de Sophie Calle

Anna Fisher

Brown University


Féminisme parasitaire

Pour les artistes Chris Kraus et Sophie Calle, le trope de la correspondance romantique est l'occasion de mettre au jour, et peut-être de renégocier, les jeux de pouvoir et de langage qui informent les relations entre les sexes. Les projets de Kraus et de Calle empruntent à la pratique épistolaire et au journal intime, formes littéraires féminines par excellence, afin de politiser l'hostilité (réelle et mise en scène) des femmes envers les hommes, désignés comme les « agents coupables » de leurs souffrances (réelles et mises en scène). De telles pratiques artistiques offrent aux critiques féministes, sinon une nouvelle série de questions, du moins un choix plus large de possibilités pour réfléchir aux moyens par lesquels les femmes pourraient « tourner à leur avantage » les stéréotypes véhiculés par un capitalisme patriarcal qui persiste à présenter des femmes adultes et professionnelles comme des échecs romantiques et des désastres émotionnels.

Nombre d'écrivaines ou d'artistes femmes ont joué avec l'image troublante du sujet féminin qui s'auto-avilit en exposant publiquement le désordre de ses blessures intimes, et ce à travers un large éventail de revendications d'authenticité et/ou de théâtralité (je pense à des personnalités qui ont alimenté les débats sur l'art de la performance et ses liens avec le féminisme aux États-Unis et en Europe depuis les années 1970, notamment Carolee Schneeman, Ana Mendieta, Orlan, Christine Angot, Tracey Emin, Heli Rekula, et Elke Krystufek). Il apparait cependant qu'un nombre grandissant de projets récents conçus par des femmes artistes s'emparent des thèmes (réels ou symboliques) de l'abjection romantique pour nourrir leur production créatrice. La relation entre les sexes offre une clé interprétative essentielle pour reconnaître l'intérêt de telles œuvres non pas comme la production narcissique d'une artiste individuelle mais comme une série de pratiques représentationnelles qui littéralisent de manière fascinante et problématique le préjugé selon lequel la féminité ne serait qu'une pâle copie de la masculinité ou une menace « vampire » pour celle-ci.

Il n'est pas étonnant que la figure du parasite ait été historiquement décriée et considérée comme dangereuse dans le discours féministe. Dans Le deuxième sexe (1949), Simone de Beauvoir a recours au parasite pour décrire la dépendance des femmes vis-à-vis des hommes : « c'est qu'elles ont le sort d'un parasite qui pompe la vie d'un organisme étranger. [1] » Cinquante ans plus tard, dans une interview publiée en 1991, à la question : « Qu'est-ce qui cloche avec le féminisme aujourd'hui? », la philosophe Avital Ronell répond : « Il est trop tributaire de ce que fait l'homme. » Elle continue : « Le féminisme aujourd'hui occupe une territorialité parasitaire, secondaire, et lorsqu'on agit en fonction des conditions existantes, on risque de se positionner de façon réactive, mimétique et régressive. [2] »

À plusieurs reprises au cours de cet intervalle dans l'histoire du féminisme, et ce jusqu'à aujourd'hui, le parasite a servi à figurer un problème fondamental posé au féminisme et à la théorie féministe du XXe et XXIème siècle, à savoir la définition des femmes comme êtres secondaires constitués en réaction à une blessure ou en vue de redresser un tort causés par le système patriarcal. Cette définition s'élabore notamment à travers la récurrence d'une certaine figuration des relations romantiques hétérosexuelles. C'est le concept nietzschéen de ressentiment, compris comme un état psychologique engendré par des sentiments contre lesquels on est impuissant et entraînant souvent une forme d'auto-humiliation et une tendance à adopter une politique réactionnaire, qui pour Ronell caractérise le mieux le féminisme. Paradoxalement, ce qui dans le discours féministe a été rejeté comme étant « parasitaire » dans les débats sur le ressentiment et le postféminisme, c'est précisément un potentiel que le féminisme parasitaire de Kraus et Calle cherche à recouvrer et à exploiter.

Jeux épistolaires

I Love Dick

Devenue écrivaine après avoir été cinéaste, Chris Kraus est une artiste néo-zélandaise maintenant expatriée aux États-Unis. Son œuvre la plus connue, I Love Dick (1997), raconte son obsession amoureuse pour « Dick », identifié comme étant l'universitaire britannique Dick Hebdige, [3] un chercheur en cultural studies collègue de son mari Sylvère Lotringer [4], lui-même théoricien reconnu se décrivant volontiers comme « agent étranger provocateur ». Après une seule et unique rencontre, décrite plus tard par Dick comme « cordiale mais pas particulièrement intime ni remarquable [5] », Chris Kraus entreprend de transformer Dick en un objet d'adoration à travers lequel elle pourra exhiber son abjection féminine et exercer sa rapacité intellectuelle.

À travers plus de deux cents lettres où elle confesse son amour pour Dick, Kraus manipule l'identité de son amant imaginaire pour en faire un écran anonyme affichant le visage du patriarcat (comme dans « Dick and Jane » ou « Every Tom, Dick, and Harry »), écran sur lequel elle projette ses fantasmes sexuels, ses angoisses personnelles et ses interventions critiques. À travers l'opération que lui fait subir Kraus, le prénom Dick devient dick, selon le processus que Derrida nomme « émajusculation [6] ». Dans l'œuvre de Kraus, c'est sous le coup de cette « peine capitale » que Dick est privé de sa personnalité, ne laissant que the dick – le phallus qui est à la fois le parangon de la masculinité et le mot d'argot utilisé pour désigner son membre le plus insensible. Sous la plume aiguisée de Kraus, Dick est coupé du Réel et pénètre de force dans le royaume du Symbolique, où il vient incarner le stéréotype masculin par excellence au milieu de la litanie interminable des déceptions amoureuses et sexuelles répertoriées dans le livre.

Dans un langage cru, Chris Kraus relate ses humiliations, dues non seulement au refus de Dick d'entretenir une relation amoureuse avec elle, mais aussi « aux insultes, aux affronts, et à la condescendance » endurés en tant qu'épouse d'un personnage public célèbre. Il a la vedette tandis qu'elle apparait « sur la liste des invités comme son 'plus one'. [7] » Fière incarnation de l'institution blanche hétéro-patriarcale, son mari Sylvère – connu pour son appétit critique et sexuel – est le dominant du couple ; elle n'est que l'accessoire amateur de son universitaire de mari. Non sans ironie, l'importance du réseau que Kraus s'est constitué en tant que « pique-assiette » ou parasite rend exceptionnelle la banalité d'être constamment reléguée au second rôle. Kraus écrit à Dick : « Je me demande si on pourra un jour réconcilier jeunesse et vieillesse, la plaie anorexique que j'étais autrefois et la sorcière grippe-sou que je suis devenue. [8] » Ses excès émotionnels interrogent la liberté institutionnelle accordée à son mari de par l'appartenance de celui-ci à l'élite intellectuelle déconstructionniste et « subversive ». Qu'elle revendique son affinité avec « Dick » n'a peut-être rien de surprenant en ceci que Kraus décrit la position qu'elle occupe dans son propre mariage comme celle d'un appendice disgracieux attaché à quelque chose de plus grand ou de plus important qu'elle.

Dans les premières pages de I love Dick, Kraus reconnaît que « la présence de Dick dans leur vie leur permettait d'échapper à ce genre de clichés. C'était comme une incursion dans un autre genre de clichés. [9] » Et pourtant, elle affirme croire dur comme fer en son amour pour Dick comme une petite fille veut croire en l'existence du père Noël, et elle conclut ses lettres quotidiennes en clamant toute la foi qu'elle a en sa puissance sexuelle, sa majesté critique, et sa toute-puissance patriarcale. Kraus termine une de ses lettres par : « Je vous garde dans mon cœur, ça me permet de continuer à exister » ; une autre par : « Vous connaître, c'est comme connaître Jésus. Nous sommes des milliards et vous êtes unique, donc je n'attends pas grand chose de vous sur un plan personnel. Ma vie n'a aucun sens. Mais je suis touchée par votre personne et la croyance seule suffit à me combler. » [10]

Les « lettres d'amour » envoyées à Dick témoignent d'un voyeurisme forcé (« … pauvre Dick, vous ne méritez pas d'être exposé à une telle passion masturbatoire » [11]) qui n'est pas sans rappeler les réflexions de Jacques Derrida sur la carte postale conçue comme une lettre ouverte, un mode d'échange intime non scellé. Les lettres ne servent qu'à narguer Dick et à se moquer de son statut d'exhibition(niste) involontaire : Kraus va jusqu'à l'inviter à écrire l'« Introduction » de leur publication. « On pourrait l'écrire de cette façon », suggère Sylvère, qui a accepté de jouer le rôle de co-conspirateur : « Je crois que ces lettres éveilleront l'intérêt du lecteur en tant que document culturel. Il est évident qu'elles attestent de l'aliénation de l'intellectuel postmoderne dans sa forme la plus maladive. Je suis vraiment navré de l'ampleur qu'a pris cette croissance parasitaire qui se nourrit d'elle-même. » [12] Kraus publie une lettre que Dick adresse à Sylvère, transformant celui-ci en simple appendice en le citant dans l'annexe de son livre. Bien qu'apparemment écrite à propos d'une question théorique, lors d'un échange entre hommes, Hebdige termine sa lettre en mentionnant le projet, et fait une faute dans le prénom de Kraus :

[…] tout ce que je peux dire, c'est qu'être pris comme cible d'une telle attention obsessionnelle […] fut, est encore en fait, totalement incompréhensible. J'ai tout d'abord trouvé la situation déconcertante, puis dérangeante, et mon plus grand regret est de ne pas avoir trouvé le courage de vous dire ainsi qu'à Kris [sic] à quel point j'étais mal à l'aise d'être l'objet involontaire de ce que vous m'avez décrit au téléphone avant Noël comme une sorte de jeu bizarre. [13]

Effectivement, Dick est traqué, littéralement assommé par la correspondance de Kraus qui dans son « livre ouvert » lui attribue le rôle d'objet d'art involontaire. La violence des lettres de Kraus réside notamment dans leur « reliure ». Publiées dans un livre, Dick n'a d'autre choix que tenir le poste/la position – deux termes dont Derrida nous rappelle la proximité sémantique dans La Carte postale – que Kraus lui a assigné(e). Tout comme Derrida « joue de la carte postale contre la littérature », les lettres d'amour de Kraus et ses entrées de journal intime – ce fatras féminisé qui constitue la matière des rêveries adolescentes – se transforment elles-mêmes en armes inattendues et, par conséquent, en « littérature inadmissible » pour la défense de Dick, [14] qui n'est plus protégé par le patriarcat. Le subterfuge féminin de Kraus retourne la logique de Dick contre lui-même lorsqu'elle insiste sur les excès produits par les éléments secondaires du système - apparences, affect, contamination – qui selon la logique des dominants ne peuvent être retenus dans le procès.

Kraus pervertit le sens de la lettre, dont on pense généralement qu'elle consigne l'échange d'une relation matérielle entre deux sujets. Au lieu de cela, les lettres dans I Love Dick sont scénarisées et colligées pour leur qualité de journal intime ; Dick en est réduit à l'impuissance, non seulement par l'intensité obsessionnelle de leur prolifération comme blague-devenue-projet artistique conceptuel, mais aussi par la force de leur circulation bien « réelle » sous forme de livre publié dans la sphère publique. Dick n'a de valeur qu'en ce qu'il sert l'échange d'abord entre Kraus et Sylvère puis entre Kraus et ses lecteurs. Le livre fait en sorte que les lettres qui « lui sont adressées » soient toujours interceptées. Tandis que « Cher Dick » remplace « Cher journal », la forme de la lettre devient un moyen de faire passer Dick de sujet à objet, d'écrivain à lecteur, de critique à critiqué.

Prenez soin de vous

C'est bien sûr l'artiste française Sophie Calle à qui on fait souvent crédit d'avoir établi les critères du genre de « l'art de rupture » ; elle a imaginé des œuvres telles que son film No Sex Last Night (1996), et plus tard  Douleur Exquise (2004), parmi d'autres projets qui tournent autour du thème de la « jeune fille », centrés sur des sujets tels que l'entichement, la poursuite amoureuse, et les liaisons hétérosexuelles à sens unique. [15] Avec son exposition acclamée lors de la Biennale de Venise et l'ouvrage qui en a été extrait, Prenez soin de vous (2007), Sophie Calle ajoute un nouveau chapitre à une carrière artistique fondée sur ses propres enquêtes-performances et sur une esthétique autobiographique digne d'une analyse médico-légale. [16] Le livre rassemble l'ensemble des nombreuses réponses faites suite à l'envoi d'une lettre adressée à 107 femmes actives dans laquelle elle Calle demandait de lire et d'analyser, en fonction des compétences particulières de chacune, un email de rupture qu'elle avait reçu. Calle écrit : « J'ai reçu un email me disant que c'était fini. Je ne savais pas comment répondre. C'était presque comme s'il ne m'était pas destiné. Il se terminait par ces mots: "Prenez soin de vous." Et c'est ce que j'ai fait. [17] » Et c'est ce qu'elles ont fait – ces femmes toutes choisies pour leur compétence professionnelle et leurs mérites personnels. La lexicomètre apporte une analyse approfondie de l'email en disséquant son aspect typographique, son style, son ton, son vocabulaire. La correctrice décortique l'email en citant « les répétitions maladroites », « les débuts de phrases lourds », et « les phrases longues et mal construites ». La dessinatrice fait de l'amant une caricature. L'agent de presse déclare qu'il n'est plus qu'une « information obsolète ».

« Prenez soin de vous », écrit-il à la fin. En s'appropriant ces mots pour le titre de son projet, c'est Calle qui a le dernier mot. Lorsqu'il l'abandonne, son ex-amant la quitte sur ce coup final, lui intimant poliment de faire ce qu'il demande, une dernière fois. Cet impératif rappelle l'un des derniers travaux de Michel Foucault sur « le souci de soi » dans le troisième volume de L'histoire de la sexualité, dans lequel il décrit le souci de soi-même comme le principe éthique qui pousse les gens à se cultiver, c'est à dire à travailler pour s'améliorer : « On peut caractériser brièvement cette 'culture du soi' par le fait […] qu'il faut "prendre soin de soi-même" [18] ». Le projet de Sophie Calle expose habilement le paradoxe de cette injonction socratique qui, selon Foucault, est à l'origine de toute la philosophie occidentale. [19] Le paradoxe est explicite quand « Prenez soin de vous » – qui est déjà une traduction du « Connais-toi toi-même » de Socrate – est ainsi glosé : « Bâtir ses fondations sur la liberté, par la maîtrise de soi ». [20] Le projet de Calle met à jour l'arrogance insidieuse de cette phrase de rupture en critiquant une tradition occidentale plus vaste qui offre la voie de la liberté comme un piège, en installant et en maintenant la culture du ressentiment. Comment une femme pourrait-elle exercer sa liberté si l'exercer signifie suivre un ordre ? Comment  une femme pourrait-elle avoir pour but la liberté, si elle est d'emblée considérée comme aliénée ?

Imposant par sa taille et par son ambition, Prenez soin de vous fait écho à l'ouvrage de Chris Kraus quand celle-ci a recours à la multiplication pour quantifier les enjeux infiniment subjectifs du chagrin amoureux. Barbara Cassin définit la sérialité du projet de Calle comme une technique formelle qui s'autoalimente, pour ainsi dire, et sert à réunir le moi et l'autre au sein de la multitude,

Pour créer soi-même une série au travers des autres, les autres formant eux-mêmes une série dans la mesure où ils partagent des traits communs – vous êtes toutes des femmes qui allez réagir face à sa façon de me quitter… vous êtes toutes présentes dans ce cahier … dans mon cas à moi barbara, c'est dans le rôle de la philologiste qui habite la série sophie. Vous voulez être utilisées de cette façon, c'est vraiment ce que vous voulez? Oui, vraiment. [21]

Compte tenu de la dimension « calculée » de ces projets hautement conceptuels, ce n'est peut-être pas un hasard si notre rencontre visuelle avec « l'ex- » de Calle est représentée par le «  signe » même de la multiplication. En effet, on peut voir à la place du référent absent la signature « X ». [22] Sophie Calle externalise une « production de masse » de travaux d'interprétation qui transmuent le texte brutalement masculin en une armée de re-représentations féminines – des portraits photographiques de ses sœurs-lectrices, chacune l'email à la main (comme si elles étaient « encore » en train de le lire), leurs analyses textuelles personnalisées dans un lexique varié de styles graphiques (manuscrits, numérisés, animés), et des performances filmées où elles chantent ou récitent le texte, formant une ronde sans fin de refrains en boucle. Ce projet m'intéresse particulièrement sous sa forme de livre d'art, d'ouvrage né d'une travail créatif collégial – le livre fait parti d'un ensemble plus vaste (la publication du livre fut programmée pour coïncider avec l'exposition de Venise), mais il est aussi en lui-même un « volume » de 424 pages, exceptionnel par son ampleur.

Peut-être l'intérêt partagé de Chris Kraus et de Sophie Calle pour une « esthétique du submergement » [ aesthetic of overwhelm] explique-t-il pourquoi les « Dicks » qui sont apparemment au cœur de leurs projets deviennent si marginaux sous l'outrance des sentiments de Chris Kraus et des médiations interpersonnelles de Sophie Calle. Les mots de Chris Kraus finissent par déconstruire Dick, initialement élevé au rang d'idole, tout comme les dissections triangulées de Sophie Calle défont « X », pour confiner les deux hommes à tenir des rôles secondaires, presque négligeables face à l'ampleur et à l'impact bien plus vastes des enjeux critiques et esthétiques des projets. « L'ex/X » de Calle devient littéralement une note de bas de page lorsque la traductrice Adriana Hunter, l'une de ses 107 lectrices, écrit cette note, donnant à X un nouvel appendice, X14 : « Ce X m'intrigue. Est-ce un baiser, ou bien les initiales de l'auteur ? Ce serait bien plus tendre de terminer par un baiser. » Alors qu'il ne s'agissait à l'origine que d'un procédé servant à dissimuler l'identité de l'amant, la note de la traductrice transforme « l'ex/X » de Calle en un élément supplémentaire qui donne matière à réflexion, « une pièce de puzzle » parmi beaucoup d'autres [X14] qu'on pourrait facilement perdre ou oublier sous un coussin.

Si submerger [overwhelm] signifie « recouvrir d'une masse énorme », le crime mimétique commis par ces actes de répétition créatrice est effectivement une sorte de meurtre représentationnel, par suffocation, noyade ou enterrement vivant. Kraus plaide coupable, en écrivant dès le début de sa collaboration sur le projet avec Sylvère : « Au début, ils se contentaient de lire les lettres entre eux, mais au fur et à mesure que la pile grandissait de 50 à 80 puis 180 pages, ils commencèrent à discuter d'une sorte d'œuvre d'art à la Sophie Calle, dans laquelle ils présenteraient le manuscrit à Dick. […] « Cher Dick », écrit-elle à un moment donné, "je crois que dans un sens, je vous ai tué. Vous êtes devenu Cher journal." [23] » Dans une interview, Sophie Calle reconnaît que ce qui avait commencé comme une forme de thérapie personnelle s'est progressivement mué en travail artistique : « Au bout d'un mois je me sentais mieux. Il n'y avait plus de souffrance. Cela avait marché. Le projet avait pris la place de l'homme. [24] » La logorrhée créative de Kraus et Calle les nourrit. « Qu'est-ce qu'un parasite, à proprement parler ? » écrit David Bell dans un compte-rendu du livre de Michel Serres : « C'est un opérateur qui interrompt un système d'échange. Le convive importun partage le repas de son hôte, consomme des aliments, et n'offre que des mots […] en retour (je souligne). » [25] La substance du langage remplaçant son objet, les hommes sont contraints de ravaler leurs mots. Kraus et Calle ne tuent pas « Dick ». Elles tuent l'idée que « Dick » est aussi important qu'il en a l'air ; en exhibant ces hommes de la sorte, Kraus et Calle entament l'idée que les voies du patriarcat sont, pour ainsi dire, impénétrables.

Impositions tactiques

Dans un premier temps un terme péjoratif désignant la menace supposée d'une féminité aliénée, le parasite peut être repensé comme la condition de possibilité d'une redéfinition féministe de la dynamique structurelle du partage de territoire entre les genres quand, profitant de la blessure ouverte infligée à son hôte par sa supplémentarité stratégique, le parasite envahit [overwhelms] le territoire de son hôte. Cette stratégie met en scène l'effacement figuratif de Dick et X, qui semblent dévorés vivants par l'œuvre. Ce qui, pour ces deux femmes, a commencé par un projet de type « Il ne s'agit que de vous » s'est progressivement transformé en « Il ne s'agit que de moi . » La dénomination « X » représente le centre absent des personnages masculins qui hantent/habitent ces projets, relégués au purgatoire de la signification. « X » représente « l'ex- » conceptuel de Sophie Calle dont l'email flagorneur est pris pour une invitation à une lecture approfondie qu'il a inconsciemment accepté « d'héberger. »

Sans le savoir, Dick joue à merveille son rôle « d'hôte » du projet lorsqu'il invite Kraus et son mari à dîner ; la générosité de Dick est alors vite re-territorialisée. Non sans naïveté, Dick dispose lui-même le piège parasite autour de lui lorsque, à travers son hospitalité, il offre à Kraus la proximité qu'elle utilise contre lui. Pour Calle, le « X » indique un point de repère indiquant quelque chose qui l'a marquée et qui, à son tour, a été rayé de la carte. Il est le symbole de ce qui a été enterré et qu'il faut rechercher. Il se pourrait également que « X » indique une variable indexant les innombrables possibilités d'interprétation, et parmi elles, la possibilité non pas que X marque ce dont il faut s'éloigner, mais plutôt l'endroit où il faut creuser encore plus profondément. Dick et X sont privés de leur individualité, tandis que Kraus et Calle sont reconnues dans le monde de l'art pour leur originalité.

Alors que la relation qu'entretient Sophie Calle avec son « X » se complaît davantage dans le domaine du symbolique, restant en permanence une sorte d'hypothèse aux yeux de ses collaboratrices (« si X existe réellement alors Y »), celle qu'entretient Kraus avec Dick et Sylvère est nettement plus risquée, compte tenu de la volonté, voire du plaisir, qu'a cette dernière à donner les (vrais) noms et à jouer avec les soi-disant identités « fictives » de deux hommes bien réels et bien connus du grand public. Tout à la fois, il semble y avoir quelque chose de plus cru, et franchement, de moins sage et maîtrisé dans « la croissance parasite » de Kraus par rapport à celle de Calle, laquelle reste fermement contenue dans les limites fixées par les règles de son propre jeu de représentation froidement mis en scène. Calle « joue » la parasite, mais on a le sentiment que ce n'est que cela : une pièce de théâtre ou un jeu à durée déterminée. En fin de compte, peut-être Calle prend-elle soin d'elle-même par la modélisation d'une opération de déconstruction qui n'est pas autodestructrice, et dont l'engagement est moins une tactique qu'un stratagème, un terme qui pourrait offrir une troisième voie dans l'opposition que Michel de Certeau propose entre tactiques et stratégies. [26] Un stratagème pourrait être une façon de jouer le jeu sans nécessairement essayer de gagner gros à tout prix (ou, selon Foucault, sans réussir à inverser l'état de domination). [27] D'un autre côté, il y a peu d'espace entre la réalité et la fiction chez Kraus ; on soupçonne chez elle des pulsions plus profondes et plus sombres. Son jeu n'a pas de fin prévisible, et elle ne s'impose pas de limites visibles.

Calle et Kraus détournent les notions de « performance parasite » à des fins très différentes. Pour Calle, la performance du parasite s'endosse comme un manteau de scène, un costume protecteur qui, dans une certaine mesure, masque la « réalité » suffisamment longtemps pour que le public se demande : « Etait-elle juste en train de jouer son propre rôle ? » Le parasitisme de Sophie Calle est un jeu de plaisir soigneusement élaboré qui, par conséquent, peut être rejoué, tandis que la performance de Kraus démarre à toute allure, par le « merde » qu'on lance au théâtre avant une première, quelques minutes avant l'éventualité d'un échec bien réel. Sa « performance » parasite serait symptomatique d'une réalité plus extrême, moins éphémère et qui serait vécue comme une répétition permanente. À mi-chemin de I Love Dick, Sylvère et Chris se séparent. Son mari, jadis prêt à « jouer le jeu », ne sait plus si la charpente de leur mariage est capable de résister aux coups dévastateurs de chacune des lettres acérées adressées à Dick.

Plus tard, dans une interview consacrée au projet, Sylvère reconnaît : « la complaisance se paye […] c'était une opération risquée. » [28] Pour s'extraire de la carrière écrasante de son mari, comme on extrait un appendice de façon chirurgicale, le projet conceptuel de Kraus taille en pièces la (super)structure infiniment accommodante du patriarcat, mais sans avoir anticipé les conséquences d'un tel effondrement sur Sylvère, sur son mariage et sur sa propre survie sans celui-ci. S'il s'agit d'une opération féministe, que se passe-t-il si l'hôte masculin succombe ? Si Dick la rejette et que Sylvère divorce, qui reste-t-il pour renforcer l'intérêt conceptuel du projet et pour publier son manuscrit, ce que fera finalement Semiotext(e), la maison d'édition de Lotringer ? Pour lui conférer l'acquiescement intellectuel dont le projet est tant redevable ? Pour observer et désirer sa performance dangereuse de la féminité ? Le dévouement maniaque de Kraus au projet témoigne de l'intensité d'une artiste prête à aller plus profondément et plus loin qu'on ne s'y attendrait, appelant ainsi la nécessité d'une étude plus approfondie de la disposition ou de la réticence qu'a le féminisme à reconnaître la dimension politique de son « instinct de mort », suivant les travaux de la théorie américaine « queer », [29] et de ce en quoi ce désaveu est lié à la persistance du ressentiment dans le féminisme.

Contrairement à Calle, qu'on pourrait décrire comme un parasite qui se nourrit en surface, préférant opérer dans le domaine conceptuel, Kraus favorise un modèle plus profond et plus dramatique, désireux de creuser plus profondément dans les abysses intimes du réel jusqu'à ce que cède la structure d'accueil. Elle écrit : « Mais Dick, je sais qu'en lisant ceci, vous saurez que tout cela est vrai. Vous comprenez que le jeu est bien réel, et même mieux que la réalité, et ce mieux est ce dont il est vraiment question […] Être amoureuse de vous, prête à cette aventure, m'a donné l'impression d'avoir à nouveau 16 ans, engoncée dans un blouson en cuir au coin d'une rue avec mes amis. […] Il ne s'agit pas d'en avoir quelque chose à foutre, ni de faire quelque chose en dépit des conséquences qu'on aura anticipées. » [30] Kraus termine ainsi la lettre : « Sylvère pense qu'il est un genre d'anarchiste. Mais ce n'est pas vrai. Je vous aime, Dick. » [31]

Ces deux œuvres montrent la manière qu'a le féminisme contemporain se débattre avec le père intellectuel français – ainsi qu'avec l'impossibilité de lui échapper (tout comme cet article lui-même met en scène sa dépendance parasite envers la théorie française) – et désire son approbation en même temps qu'il méprise son empire. Ce qui trouble la politique féministe de I love Dick, un trouble tactique qui pourrait bien en fait être sa politique, c'est que les démonstrations d'amour de Kraus pour Dick semblent toujours être adressées d'abord à Sylvère. Le parasitisme anarchique de Kraus et cette volonté de destruction dirigée contre la symbolique morale propre au mariage, au foyer, à son identité propre, deviennent pour elle un moyen de mettre en pratique l'investissement théorique de Sylvère dans le poststructuralisme, avec pour caution ambiguë le féminisme. Kraus pousse la théorie poststructuraliste dans ses retranchements les plus extrêmes, impressionnant Sylvère et l'aliénant par la même occasion. Plutôt que de se rebeller contre « la loi du père », que représente ici la théorie poststructuraliste (une fraternité à laquelle Dick appartient), Kraus s'affiche comme une sorte d'icône déconstructive, qui, au nom du féminisme, est prête à foncer tout droit vers le précipice en brandissant sa bannière.

En transperçant et se nourrissant de l'X qu'est « Dick », Chris Kraus et Sophie Calle redessinent le territoire idéologique de l'hôte devenu minuscule face à son parasite. Inversant le rôle joué par l'émotivité des femmes, traditionnellement considérée comme leur point faible, les attachements affectifs et sexuels sont redéfinis comme le lieu du « para » – un préfixe emprunté au grec qui indique « à côté ou auprès de, à tort, néfaste, défavorable, parmi » et dont la signification a évolué, comme le mentionne J. Hillis Miller, pour devenir « la ligne frontière, le seuil ou la marge, et en même temps au-delà de cela […] une membrane perméable reliant l'intérieur et l'extérieur [et] les confondant. » [32] Dans les œuvres de Kraus et Calle, l'émotivité des femmes est transfigurée dans le parasite comme une sorte de parachute – la promesse d'une issue possible pour sortir de l'éternelle rivalité entre les sexes. Cependant, le parachute qu'offre le féminisme parasite ne garantit en rien la survie ni même l'évasion. Des pertes sont inévitables.

Traduction française d'Antoine Traisnel




BIBLIOGRAPHIE

Livres

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Articles de journaux

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Sites web

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This American Life, Episode 95: "Monogamy," Chicago Public Radio. Originally aired March 7, 1998, consulté le 4 Mars 2004.



[1] Simone DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe II, Editions Gallimard, Folio essais, (1949) 1976, p.643.

[2] Avital RONELL, « Interview ». Angry Women eds. Andrea Juno and V. Vale, Re/Search Publications, 1991, p. 127.

[3] This American Life, Episode 95: "Monogamy," Chicago Public Radio. Premiere diffusion 7 mars 1998,

[4] Richard Schechner, Between Theater and Anthropology, Chicago: University of Chicago Press, 1985, p. 112. Bien que le livre soit une représentation et ne doive pas être confondu avec un compte rendu factuel, je soutiens que le scandale du livre tient à son insistance à se présenter lui-même comme une œuvre appartenant à l'art de la performance conceptuelle plutôt que comme une fiction. Kraus, en tant que personnage du livre, insiste pour se représenter elle-même dans le récit comme une artiste de performance (collaborant avec des acteurs volontaires et involontaires) - dont le travail s'appuie sur la puissance mimétique de l'utilisation de son propre corps (et de leurs propres noms) - plutôt que comme une écrivaine de fiction, en dépit du fait qu'elle utilise le texte plutôt que l'image pour étayer son projet conceptuel. Le projet brouille les limites médiales en se demandant si l'art de la performance peut revendiquer ce que Richard Schechner a appelé l'état simultané de « ne pas être et ne pas pas être » de la performance quand il s'empare de la littérature. Dans un contexte de performance, le personnage de « Chris Kraus » dans I Love Dick n'est pas et n'est pas pas Chris Kraus, alors que dans un contexte littéraire, confondre l'auteur avec un personnage portant son nom serait perçu comme une erreur grossière. De même que le genre autobiographique établit une sorte de contrat entre l'auteur et le lecteur, I Love Dick interroge ce qui se passe-t-il lorsque le corps, en littérature, insiste sur sa « réalité ».

[5] Chris KRAUS, I love Dick, New York, Semiotext(e), 1997, p.143.

[6] Sean Gaston, Derrida and Disinterest, New York, Continuum, 2005, p. 111.

[7] Beth Henson, "I Love Chris", Frigatezine, 1997, consulté le 14 janvier 2009.

[8] KRAUS, op.cit., p. 23 (note 6).

[9] Ibid. , p. 17.

[10] Ibid., p. 98.

[11] Ibid., p. 17.

[12] Ibid., p. 26.

[13] Ibid., p. 273.

[14] Ibid., p. 9.

[15] Amelia, Gentlemen, "The Worst the Break Up, the Better the Art," The Guardian, 2004,consulté le 13 Décembre 2004.

[16] La galerie Paula Cooper qui représente Calle à New York la décrit comme une artiste «  […] reconnue pour ses enquêtes-explorations dans le domaine des relations humaines, ce qui l'a conduite à suivre un inconnu dans les rues de Venise pour consigner chacun de ses mouvements, et à se faire embaucher dans un hôtel comme femme de chambre pour photographier les effets personnels des clients. » Cf. Paula Cooper Gallery Press Release « Sophie Calle / Take Care of Yourself  », 9 Avril - 6 Juin 2009.

[17] Sophie Calle, Take Care of Yourself, Arles, Actes Sud, 2007, sans numéro de page.

[18] Foucault, Histoire de la sexualité III : La culture de soi, Editions Gallimard, 1984, p. 60.

[19] Foucault, Ethics: Subjectivity and Truth: The Essential Works of Michel Foucault, Ed. Paul Rabinow, New York: New Press, (1984) 1994, pp. 300-301.

[20] Ibid., p. 301.

[21] CALLE, sans numéro de page (note 19).

[22] Dans la version livre de Prenez soin de vous, l'email de rupture est signé « G. » Toutefois, Calle explique dans une courte note qui précède la copie de l'email, « Le jour où j'ai reçu cette lettre mettant un terme à notre relation, son auteur a publié un livre... J'ai remplacé le nom par X et le titre du livre par le mot « écriture ». Le projet achevé, je lui en ai parlé et, à sa demande, je lui ai restitué les initiales de son nom et son livre. » « G » circule comme « X » jusqu'à ce que le projet soit achevé. A ce point, Calle ne remplace pas la variable (X) par une quantité exacte (ou par un signifiant plus précis, son nom complet), mais plutôt par une autre variable (« G »).

[23] Kraus, op.cit., p. 81 (note 6).

[24] Angelique Chrisafis, "He Loves Me Not" The Guardian, 2007, consulté le 1er  mai 2009.

[25] David Bell, [analyse : Le Parasite de Michel Serres] MLN Vol. 96, n°4, mai 1981, p. 886.

[26] Cf. Michel de Certeau, The Practice of Everyday Life, Traduction Steven Rendall, Berkeley: University of California Press, 1988, p. 37.

[27] Foucault, op.cit., p. 292 (note 20).

[28]Chris Kraus and Sylvère Lotringer were interviewed together on the radio program This American Life about I Love Dick. This American Life. 1998. Episode 95: "Monogamy" Chicago Public Radio. Originally aired March 7, 1998,consulté le 2 mars 2004.

[29] cf. Lee Edelman, No Future: Queer Theory and the Death Drive, Durham: University Press, 2004.

[30] Kraus, op.cit., p. 11 (note 6).

[31] Ibid., p. 11.

[32]   J. Hillis Miller, « The Critic As Host », Critical Inquiry, Vol. 3, n°3, Spring 1977, Chicago: The University of Chicago Press, p. 441.


POUR CITER CET ARTICLE

Anna Fisher, « Politique parasitaire et jeux épistolaires : les jeux d'adresse de Chris Kraus et de Sophie Calle », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/fisher.html