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L'écriture de soi en pays d'Islam

Sonia Dayan-Herzbrun

Centre de sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques
Université Paris Diderot-Paris 7
Directrice de la revue Tumultes

DANS les régions du monde plombées par l'absence de démocratie, les contraintes idéologiques et souvent la censure, la création littéraire est source d'informations sur l'état de la société et de ceux qui y vivent, mais aussi affirmation de liberté et geste de résistance [1]. C'est ainsi que l'on assiste depuis quelques années à une remarquable évolution de la littérature de langue arabe, dans les pays où l'islam est la religion dominante et où les lois, notamment celles qui gèrent les rapports interpersonnels et les relations familiales, sont inspirées de l'interprétation de l'islam [2]. Certes, il existe une très grande tradition littéraire dans le monde musulman arabophone : tradition poétique qui remonte à la période préislamique, grandes gestes épiques, comme la geste d'Antar ou celle de Baïbars [3] et plus récemment une abondante œuvre romanesque. Il n'y a cependant pas de tradition ancienne du roman arabe. Celui-ci s'inscrit dans un processus de modernisation mondialisée qui, depuis quelques décennies, est allé en s'accentuant. Les premiers grands écrivains de langue arabe à avoir été lus et traduits en Occident ont souvent été comparés aux auteurs européens. L'égyptien Naguib Mahfouz l'a été à Balzac, et le libanais Faris Chidyaq, à Rabelais, pour son grand récit picaresque La jambe sur la jambe, écrit à la fin du dix-neuvième siècle. Dans les pays arabophones où la presse est souvent censurée et l'opinion peu libre de s'exprimer, ce sont souvent des romans de qualité exceptionnelle comme le Sharaf d'Ibrahim Sonallah et surtout le bouleversant À l'Est de la Méditerranée d'Abul Rahman Mounif, qui nous ont fait connaître, avant même les rapports des ONG internationales, l'horreur des conditions d'interrogation et de détention des prisonniers, en particulier des prisonniers politiques, et les violences extrêmes infligées aux corps des hommes. Quand il reprend ces thèmes dans son roman à succès, L'Immeuble Yacoubian, l'écrivain égyptien Alaa Al-Aswani ne fait que rappeler des faits bien connus.

Un chemin s'est donc progressivement creusé, à l'occasion bien sûr du contact avec les littératures « modernes » occidentales, qui a d'une certaine manière standardisé les canons de l'écriture, permettant au récit de trajectoires individualisées de s'affirmer, alors même que cette démarche était largement étrangère à la production littéraire de cette partie du monde. Il restait un seuil à franchir : celui qui autorise à pénétrer dans les territoires de l'intime. Un seul précurseur l'avait fait : le marocain Mohamed Choukri qui, sous l'influence de Jean Genet et de Paul Bowles qui a été son traducteur en langue anglaise, a raconté dans son magnifique roman autobiographique Le Pain nu, son enfance et son expérience de prostitué masculin dans les rues de Tanger. Mais ce n'est que depuis peu que des romans écrits en langue arabe ont permis à leurs lecteurs de pénétrer dans l'espace des femmes. L'un d'entre eux a connu un énorme succès. Il s'agit du roman de la jeune écrivaine saoudienne Rajaa Al-Sanea, publié en arabe au Liban en 2005 et traduit en anglais par l'auteur elle-même, sous le titre Girls of Ryadh (Filles de Ryad) [4]. Ce livre n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres de la production littéraire de l'Arabie Saoudite, où il se publie entre cinquante et cent romans par an, romans dans lesquels sont abordés sans tabou les sujets les plus variés [5].

Dans la vision anthropologique classique portant sur le Proche et le Moyen-Orient, comme sur le Nord de l'Afrique, les territoires de l'intime ont été longtemps considérés comme impénétrables, et du coup objets de fantasmes multiples. L'essai classique de Pierre Bourdieu sur « Le sens de l'honneur », repris par beaucoup de sociologues et d'anthropologues des mondes arabes et berbères,  met en évidence une « bipartition du système de représentations et de valeurs », dont l'un des côtés est représenté par le haram (tabou) – d'où dérive le mot de harem – qui renvoie au féminin, au secret, à l'intime, à la sexualité. En fait ces lieux étaient surtout impénétrables pour les observateurs masculins venus de l'extérieur, notamment du monde occidental. L'apparition de sociologues et d'anthropologues femmes, surtout quand, appartenant aux deux cultures elles savent comment franchir les frontières et passer d'une rive à l'autre, a ouvert des portes qu'on imaginait hermétiquement closes. Je peux en témoigner à titre personnel, mais nombreux sont désormais les travaux qui illustrent et commentent ce nouveau contexte. En un sens, le roman de Rajaa Al-Sanea porte aussi témoignage de cette capacité à faire passer.

Cependant, aussi longtemps que le privé et l'intime restaient cachés aux regards, ils suscitaient quantités de fantasmes où l'érotique se combinait avec l'entreprise de domination coloniale. Les récits littéraires d'inspiration orientaliste (au sens de l'analyse qu'en a faite Edward Said [6]) et les représentations iconographiques ont donc construit l'Orient comme stéréotype et comme fantasme. Au-delà des expériences de bordel des voyageurs comme Gustave Flaubert, on peut se référer, par exemple, à la littérature érotique de l'époque victorienne, souvent anonyme, dont un des meilleurs spécimens est sans doute le récit imaginaire intitulé Une Nuit dans un harem maure [7]. Imaginé dans les romans ou construit dans les studios des photographes [8], le harem fantasmé comme lieu d'enfermement et d'exacerbation érotique, devient accessible, et les femmes y sont appréhendées comme des « indigènes » colonisées, avec tout ce qu'implique ce statut au niveau juridique, puis comme des objets qui n'existent que pour le regard et le désir de l'autre.

Le passage de cette condition d'objet (de fantasmes, de projections, de désirs, de peurs) à celle de sujet agissant nécessite un premier geste politique majeur, la déconstruction, toujours encore à l'œuvre, du regard colonial, en particulier quand il porte sur les femmes. Le chemin a été ouvert par Edward Said, puis bien d'autres travaux ont suivi [9]. Mais il a fallu qu'ensuite émerge dans la pratique et dans la littérature des pays arabophones un « je » individualisé, capable de se dire dans les dispositifs propres à sa société, et surtout un « je » féminin, s'autorisant à dire publiquement l'intime en le référant à une ou plusieurs histoires individuelles. En effet, contrairement à ce qui se dit ou s'écrit parfois, que ce soit en langue arabe ou en langue berbère (mais c'est vrai aussi pour le Moyen-Orient non arabophone, les femmes de ces régions n'ont jamais cessé de dire l'intime et l'affectif. Mais elles l'ont dit, elles le disent encore, à travers la poésie et le chant. Lila Abu-Lughod a été une des premières à le mettre en évidence dans la remarquable étude anthropologique qu'elle a effectuée chez les Bédouins du désert égyptien à la frontière de la Lybie. [10]

À ce propos, il faut rappeler qu'en Afrique du Nord comme au proche et au moyen Orient il convient toujours de distinguer entre plusieurs ordres de langage. Trois grandes catégories se détachent ici. Celle d'abord du langage « frontal », comme le désignait l'anthropologue Paul Vieille [11]. C'est le langage public, des situations bien codées, qui sert à dire la norme, le politique officiel. Ce langage est celui des hommes, ou plutôt des hommes importants, et parfois aussi de femmes importantes et âgées. Il y a ensuite le commérage ou bavardage, dans lequel, à l'intérieur de l'espace privé, se dit l'intime. On est moins dans le registre de la confidence que dans celui de la diffusion d'informations sur les autres. Le commérage ( gossip) qui est l'apanage des femmes permet de faire circuler, y compris auprès de hommes, des informations indispensables mais qui ne peuvent s'exprimer dans le langage frontal. Il remplit la fonction de notre presse « people ». Viennent enfin la poésie et le chant, qui disent l'intime, l'affectif, la subjectivité, mais sous une forme non pas directe mais symbolisée. Ces symboles sont aisément décryptés par les auditeurs, car cette poésie se transmet d'abord oralement, même si on travaille maintenant à la recueillir et à la transcrire. On a souvent là comme un trop plein d'allusions, d'images, de métaphores, qui ont longtemps continué à encombrer les romans qui se publiaient dans cette aire géographique et culturelle, rendant leur lecture parfois difficile au public occidental.

Avec Girls of Ryad Rajaa Alsanea rompt avec cette pratique du cloisonnement des langages, et marque de façon éclatante l'entrée de la littérature de langue arabe/anglaise [12] dans la modernité globalisée. La convention sur laquelle repose le roman le montre d'emblée. Il s'agit d'un roman écrit non par lettres, comme dans la tradition épistolaire des Lettres Persanes ou des Souffrances du jeune Werther, mais d'un roman écrit par e-mails, c'est à dire par messages électroniques envoyés à un groupe Yahoo composé d'hommes et de femmes. Ces messages, d'abord à destination interne, vont être lus par de plus en plus de monde. C'est l'« objet » de chaque mail qui tient lieu de titre de chapitre, et chaque mail qui reprend l'histoire est précédé de commentaires, qui sont autant de récits des circonstances dans lesquelles le mail a été écrit, de réponses aux admirateurs et aux détracteurs, mais aussi de citations de poèmes, de sourates du Coran, de réflexions d'écrivains occidentaux (parmi lesquels Mark Twain). Tout ce qui signe la culture hybride de l'auteure est convoqué ici. L'usage fait du mail n'est pas la simple adaptation (ou l'actualisation) d'un moyen contemporain de communication qui vaudrait pour ce qu'a pu être la correspondance dans la littérature occidentale classique. Ce qu'on apprend de ce roman c'est l'importance de la communication virtuelle dans une société comme l'Arabie Saoudite où la socialisation mixte – en tous cas chez les élites – reste encore difficile et compliquée, même si les rapports sociaux (y compris les rapports entre les femmes et les hommes) sont en pleine mutation [13]. En septembre 2009, par exemple, a été inaugurée à Ryad, l'université mixte King Abdallah où l'on enseigne les sciences et la technologie. Or la jeune Rajaa Alsanea a elle-même, comme l'un de ses personnages, reçu une formation scientifique ( médicale ), et elle a exercé à Chicago avant de se réinstaller en Arabie Saoudite.

Girls of Ryadh , qui raconte l'histoire d'un groupe de jeunes filles de l'« élite » de Ryad à partir de leurs années de formation, se situe dans ce moment de basculement, de transformation. L'intrigue tourne donc autour de l'histoire de quatre jeunes filles, issues d'un milieu assez homogène, et liées par l'amitié, ainsi que de leur entourage d'hommes et de femmes : membres de leurs familles, ami(e)s, amoureux. Chacune de ces jeunes filles possède une personnalité et une histoire spécifique, et à la fin du roman, aucune d'entre elles n'est emprisonnée dans un destin qu'elle ne pourrait modifier. À travers toutes les épreuves qu'elles traversent, elles se construisent une liberté. Elles se rencontrent souvent, se racontent les unes aux autres les détails de leur vie et commentent aussi les événements qui se produisent dans la vie de chacune. Ce récit de l'intime et du privé, qui est au cœur de la sociabilité féminine alimente la narration. La grande affaire qui occupe le groupe des amies au début du roman, où trois ont choisi d'être étudiantes tandis qu'une seule, la moins jolie, a renoncé à ses études pour se marier tout de suite, est le mariage. À la fin du livre, après beaucoup d'épreuves et de chagrins, mais aussi beaucoup de rires, elles ont découvert qu'elles ne trouveront d'issue à leurs aspirations que dans le travail professionnel. Chacune d'entre elles y réussit à sa façon et avec ses aptitudes et sa formation propre. Le roman s'achève sur une grande fête donnée en l'honneur des nouveaux diplômés, alors qu'il s'était ouvert sur une cérémonie nuptiale. Mais l'intérêt du roman réside dans la multiplicité des détails et des situations concrètes, dans la description et l'analyse de sentiments auxquels le regard extérieur n'a pas accès.

On mesure le chemin franchi depuis l'étude remarquable publiée en 1986 par la sociologue américano-saoudienne Soraya Altorki sur les femmes en Arabie Saoudite [14] (en fait sur les femmes de l'élite de la ville de Jeddah, une ville portuaire sur la Mer Rouge qui a la réputation d'être plus libérale que le reste du pays). Celle-ci montrait que même éduquées, et pourvues d'une formation universitaire acquise à l'étranger, les jeunes filles de Jeddah avaient comme premier projet de se marier, même si elles étaient de plus en plus nombreuses à entrer dans la vie professionnelle et à vouloir gérer leurs biens propres. Vingt ans plus tard les femmes que décrit Rajaa Alsanea ont franchi cette étape. Si elles aspirent toujours au mariage, seul moyen pour elles d'accéder à la sexualité sans être rejetées par les leurs, si elles rêvent d'un mariage d'amour, elles refusent d'y sacrifier leur réalisation personnelle. Mais en un sens la vie n'en est pour elles que plus difficile. Elles sont prises entre deux mondes : celui de leurs mères et de leurs grand-mères, monde de la réitération des normes et des interdits (que les hommes que met en scène le roman sont plus rapides encore à intérioriser), et ce monde « occidental » qui leur arrive par les médias, et où elles vont étudier (en Grande Bretagne, aux États Unis), ou même travailler. Sadeem, par exemple part travailler à Londres dans une banque (HSBC), après une grave déception amoureuse. Michelle est envoyée comme étudiante, aux États-Unis. Gamrah est emmenée aux États Unis par son mari qui y poursuit également des études supérieures. Tous et toutes ont à gérer les interactions entre les deux mondes. Ils y parviennent avec plus ou moins de succès, les hommes auxquels on concède parfois une (ou une maîtresse) occidentale étant nettement favorisés. Certaines situations deviennent emblématiques de cette ambivalence. Sadeem regagnant son pays en avion, part se changer aux toilettes, et quitter son vêtement européen pour se revêtir un voile, tandis que Faisal, qu'elle a rencontré à Londres et qui voyage dans le même avion qu'elle, va enfiler sa tenue bédouine. Inversement Gamrah, toute jeune mariée, irrite profondément son époux, qu'elle a suivi à Chicago, parce qu'elle ne se résout pas à quitter son hijab et son manteau long quand elle prend le courage de quitter son appartement pour aller faire des courses, et qu'elle ne réussit pas à apprendre à conduire. Elle s'adaptera progressivement, mais ce sera pour apprendre l'infidélité de son mari, amant et amoureux d'une Américaine, mais qui, en l'épousant a cédé, à contrecœur, aux pressions de sa famille.

Les jeunes femmes jouent donc entre les deux mondes. Ce n'est pas pour autant qu'elles préfèrent l'Occident. Le roman montre au contraire l'attachement que toutes éprouvent pour le pays d'origine de leurs pères et sans doute aussi pour l'aisance matérielle dont elles jouissent. Quand Lamees, par exemple, dentiste comme Rajaa Alsanea, rentrera avec son mari des États-Unis où elle est allée se perfectionner dans sa spécialité, elle choisira de porter le hijab de la manière la plus stricte (y compris chez elle), tout en ayant un fort investissement professionnel et un mariage heureux. Le personnage de Lamees correspond à cette nouvelle génération de femmes qui, en Arabie Saoudite, combinent réappropriation de la lecture et de l'interprétation de l'islam et affirmation des droits des femmes [15]. Les photos de Rajaa Alsanea la montrent également jeune et jolie, mais la tête toujours couverte. Les jeunes femmes, mais aussi les jeunes hommes ont à se débrouiller, à bricoler, entre les règles et les normes patriarcales dont les femmes plus âgées sont les porteuses et les gardiennes ( telles les mères de Gamrah, de Faisal, ou de Rashid, le mari de Gamrah), et les aspirations au bonheur individuel liées à la modernité. En ce sens le bonheur privé de hommes est aussi menacé que celui des femmes, par la loi que leur rappellent leurs mères qui usent et abusent de cette arme terrible qu'est le chantage affectif ou le chantage à la maladie. Par deux fois, au cours du roman, un mariage d'amour est empêché par des mères qui jugent que la jeune fille (pourtant saoudienne) choisie par leur fils n'est pas d'un lignage suffisamment pur. Ces hommes sont socialement importants : ce sont dans l'un des cas un homme d'affaires et dans l'autre un homme politique. Mais pour ce qui est de leur vie affective et sexuelle, ils plient devant leur mère. Ces hommes faibles et passifs « sont les esclaves des coutumes réactionnaires et des traditions anciennes, même si leurs esprits éclairés prétendent rejeter ce genre de chose. C'est le moule dans lequel sont façonnés tous les hommes de cette société. Ce ne sont que des pions que leurs familles déplace sur l'échiquier » [16]. Le prix que les hommes ont ensuite à payer est lourd. Rajaa Alsanea les montre frustrés, malheureux, en panne de désir vis à vis de leur épouse, parfois même impuissants. L'impossibilité à affirmer son désir dans la vie privée n'est, on le comprend, pas sans rapport avec la passivité politique vis-à-vis d'un régime autoritaire. Ces hommes qui sont contraints de se marier avec des femmes qu'ils n'aiment pas, tentent ensuite de se débrouiller tant bien que mal : ils prennent des maîtresses, proposent à la femme aimée de devenir leur seconde épouse, etc. À la différence des mères, les pères que montre le roman [17] jouent généralement un rôle de protecteurs vis à vis de leurs filles, et favorisent leur émancipation. C'est ainsi que le père de Sadeem, qui a été profondément blessée après la rupture de ses fiançailles, lui suggère de partir en voyage à Londres, où elle vivra seule (dans l'appartement que possède son père), visitera les musées et les bibliothèques où elle dévore les ouvrages de Freud, avant d'être embauchée pour un temps dans une banque.

Le roman fait donc apparaître les contraintes qu'une société divisée, cloisonnée et hiérarchisée, « une salade de fruits de classes sociales dans laquelle aucune classe ne se mélange à l'autre », [18] fait peser sur ses membres, et sur leur vie affective et sexuelle. Ces hiérarchies sont complexes : elles séparent les familles en raison de leur implantation régionale [19], de leur position dans un système où persistent des rapports entre élites, vassaux et clients, de la division irréductible entre autochtones et étrangers, de l'opposition entre sunnites et chiites. Ce poids paraît d'autant plus lourd quand la norme « occidentale » du mariage d'amour entre en rivalité avec celle du mariage comme alliance sociale, familiale, voire clanique. Le roman de Rajaa Alsanea raconte ce qui est généralement caché, ou ne se dit que dans les situations de commérage ou de plaisanterie. Il dit aussi les transgressions, les détours, les transformations. L'utilisation des nouveaux moyens de communication est une de ces voies détournées, mais qui est de plus en plus empruntée. Tout ce monde communique par internet et par mobile. Les hommes, par exemple, s'ingénient à trouver le moyen de communiquer leur numéro de mobile ou leur adresse mail aux jeunes filles qui leurs plaisent, par exemple en le collant sur la vitre de leur voiture quand ils voient passer, dans une autre voiture, une belle, à peine entrevue, qui les fait rêver. C'est ensuite aux jeunes filles de faire leur choix et de les appeler, puisqu'elles voient beaucoup plus qu'elles ne sont vues. Beaucoup de rencontres aussi se font par des réseaux internet. On peut parler, échanger des photos, faire comme si l'on était en présence l'un de l'autre. Cette communication virtuelle occupe une place prépondérante dans cette société et dans le roman, et finit par passer pour une communication réelle. Il est arrivé, par exemple, que des hommes soient poursuivis pour harcèlement sexuel, seulement pour avoir téléphoné de façon répétée à une jeune fille à une heure tardive.

Les jeunes filles ne sont pas soumises. Elles organisent entre elles des fêtes au cours desquelles elles boivent du champagne. Elles se jouent des codes, en s'habillant en hommes pour sortir faire un tour en voiture et entrer dans un bar. Leur confidente et conseillère, chez qui elles aiment se rencontrer, est une enseignante koweitienne, un peu plus âgée qu'elles, qui a le privilège de vivre seule et d'être indépendante, alors qu'elle est divorcée et mère d'un fils homosexuel. Ce jeune homme, Nuri, a d'abord été brutalisé par son père saoudien qui refusait son homosexualité et le considérait comme un monstre. Mais sa mère a fini par considérer qu'il n'y avait rien à faire, que c'était là une épreuve que Dieu lui envoyait, et son fils est devenu socialement une fille et peut échapper aux contraintes de la virilité. Cette mutation se marque symboliquement dans un changement de prénom : sa mère que l'on appelait précédemment Um Nuri (mère de Nuri) [20] est devenue pour tous Um Nuwayyir (la version féminine de Nuri). Elle est mère d'un fils-fille. Le problème de l'homosexualité de Nuri s'est trouvé ainsi résolu par l'inversion des sexes. Le lesbianisme, lui aussi conçu comme inversion, apparaît également dans le roman, à travers le personnage rapidement entrevu d'Arwa, une étudiante aux cheveux très courts et à l'allure masculine, qui s'habille parfois en homme et que l'on a aperçue « tenant par la taille une autre fille, d'une manière extrêmement suspecte » [21].

On voit ainsi qu'il ne s'agit pas de se résigner, mais plutôt de passer des accommodements avec les normes. Avec les années qui leur ont permis de mûrir, avec les transformations sociales en cours également, les jeunes filles semblent l'avoir compris. Gamrah, par exemple, qui après son divorce, ne parvient pas à se remarier, ou à être remariée, parce qu'elle est mère d'un enfant dont elle refuse de se séparer, renonce au mariage, et en devenant elle-même organisatrice de fêtes et de mariages, se trouve à la tête d'une petite entreprise et conquiert son autonomie. Sadeem renonce à sa passion impossible pour un homme politique qui ne veut, ou ne peut la prendre que comme seconde épouse, et accepte de son plein gré d'épouser son cousin, éperdument amoureux d'elle. Michelle renonce elle aussi à un amour impossible et devient journaliste, puis productrice à succès dans une chaine de télévision des Émirats Arabes Unis. Elle a fait le choix, sans doute provisoire, du célibat, mais a conquis, elle aussi, son indépendance. Lamees, elle aussi, a choisi un mariage sans passion, mais heureux, et devient dentiste, comme son mari et entretient avec lui des rapports égalitaires.

Girls of Ryadh ne possède pas de grandes qualités stylistiques, même si c'est un livre qui se lit avec beaucoup de facilité et de plaisir et qui a connu un très grand succès. Depuis sa parution, d'autres jeunes écrivaines saoudiennes ont publié des romans sur la vie privée et intime dans leur société. D'un point de vue sociologique, ces livres remplissent la même fonction que les romans policiers dans la littérature occidentale actuelle, qui nous parlent du social et du politique bien mieux que ne le font les livres dans lesquels se déploie une grande recherche esthétique et stylistique. Cependant Girls of Ryadh ne porte que sur un milieu limité, qui est celui dans lequel a grandi et vit l'auteure : l'élite économique, sociale et politique de la ville de Ryad. Cette élite, cependant, est très difficilement accessible aux journalistes et aux observateurs extérieurs. Soraya Altorki le rappelle. Alors qu'elle-même et sa famille étaient originaires de Jedda, il ne lui a pas été facile de pénétrer dans l'intimité des maisons pour y mener l'observation participante qui a débouché sur la rédaction de sa thèse de doctorat et de son livre. Le fait qu'elle était une femme, qui avait suivi des études supérieures rendait les femmes soupçonneuses à son égard. « Elles esquivaient mes questions, restant silencieuses ou me livrant des opinions différentes de celles qu'elle avaient réellement. » [22] Le roman de Rajaa Alsanea a le très grand mérite de nous faire pénétrer dans ce milieu, et de le montrer avec tous les liens qui l'unissent à l'ensemble de la société saoudienne mais aussi à la diaspora. En ce sens, il est à la fois d'une grande richesse et d'une grande sincérité. Cette écriture de soi qui n'est pas strictement autobiographique mais qui part du vécu d'une jeune femme abolit le sentiment d'altérité trop souvent évoqué dès lors que l'on parle des mondes musulmans. Elle nous fait rencontrer de véritables sujets, qui se débattent avec des situations difficiles qu'elle nous permet de comprendre, et avec qui nous pourrions, semble-t-il, nous lier d'amitié.



[1] C'est cette idée qui avait servi de fil conducteur au numéro 19 de la revue Tumultes, « La poésie comme geste politique », Éditions Kimé, décembre 2002, mais elle est présente dans de nombreuses livraisons de cette même revue.

[2] Il ne faut pas manquer de noter ici, sans quoi l'on tomberait dans l'essentialisme, que l'islam a des formes multiples, a connu des manifestations très diverses dans l'histoire et n'est pas structuré de façon hiérarchique et pyramidale comme l'est le catholicisme romain. Tout au contraire c'est l'interprétation et la jurisprudence qui y ont toujours prévalu. Il n'y a pas d'interprétation tendancieuse de l'islam, mais seulement des interprétations, à l'intérieur d'écoles juridiques différentes et de courants religieux extrêmement différents également, et dans des conditions politiques et historiques toujours différentes. La sécularité (Turquie, Tunisie...) est une des interprétations possibles à l'intérieur de ce cadre. Les « féministes islamistes » militent pour l'élargissement (on dit la réouverture) de l'interprétation.

[3] Quatre volumes du Roman de Baïbars ont déjà été traduits et publiés aux Éditions Sindbad. Les suivants sont en cours de publication.

[4] Rajaa Alsanea, Girls of Ryadh, Penguin Books, 2007.

[5] Cf. Hassan Ammar, « Écrire pour faire bouger les choses », Courrier International, 7 mai 2009.

[6] Voir Edward Said, L'Orientalisme (1978), Le Seuil, 2005 ; et Sonia Dayan-Herzbrun (dir.), « Edward Said théoricien critique », Tumultes n° 35, Éditions Kimé, 2010.

[7] Ce roman anonyme a été traduit de l'anglais et présenté par Carine Chichereau, Picquier Poche, 2007.

[8] Voir Malek Alloula, Le Harem colonial, Edition Séguier, 2001.

[9] Un certain nombre de textes majeurs concernant cette question ont été réunis par Reina Lewis et Sara Mills, dans Feminist Postcolonial Theory. A Reader. Roudledge, New York, 2003.

[10] Paru pour la première fois en 1986, le livre Veiled Sentiment. Honor and Poetry in a Bedouin Society a finalement été traduit en français et publié en 2008 aux éditions Les empêcheurs de penser en rond sous le titreSentiments voilés. Tassadit Yacine a recueilli ces poésies dans le monde kabyle, dans L'Izli ou l'amour chanté en kabyle - Paris, MSH, 1987.

[11] Paul Vieille, La Féodalité et l'État en Iran, Éditions Anthropos, 1975, p. 95-109.

[12] Comme le font beaucoup d'écrivains africains ou indiens, certains auteurs des pays arabophones font le choix d'écrire soit en anglais (ou en français), soit dans un arabe mâtiné d'anglicismes, soit encore à peu près simultanément dans les deux langues (ce qui est le cas de Rajaa Alsanea).

[13] Voir à ce propos Amélie Le Renard, Styles de vie citadins, réinvention des féminités. Une sociologie politique de l'accès aux espaces publics des jeunes Saoudiennes à Ryad , thèse soutenue à l'IEP de Paris, en octobre 2009.

[14] Soraya Altorki, Women in Saudi Arabia. Ideology and Behavior Among the Elite, Columbia University Press, New York, 1986.

[15] Voir Amélie Le Renard, « Droits de la femme et développement personnel : les appropriations du religieux par les femmes en Arabie Saoudite » dans Critique Internationale, n° 46, janvier-mars 2010, « Le féminisme islamique aujourd'hui », Les Presses de Sciences Po.

[16] Girls of Ryadh , op. cit., p. 289.

[17] Mes propres observations de terrain au Proche-Orient corroborent cette peinture des rapports père-fille, dont un des meilleurs exemples dans le roman est celui du rapport d'extrême confiance entre Sadeem, qui a perdu sa mère alors qu'elle était en bas âge, et son père qui la soutient et l'encourage dans les circonstances les plus difficiles. On voit ainsi qu'il est indispensable d'affiner la notion de pouvoir patriarcal. (cf. Sonia Dayan-Herzbrun, Femmes et politique au Moyen-Orient, L'Harmattan, 2005)

[18] Girls of Ryadh, op. cit , p. 47.

[19] Les appartenances claniques qui déterminent les mariages dans les grandes familles et structurent les hiérarchies, se doublent en Arabie Saoudite d'appartenances régionales (Najd, Hijaz, etc). Le roman restitue parfaitement cette organisation sociale, précisée encore dans le glossaire.

[20] En fonction de l'usage répandu au Proche et au Moyen-Orient qui fait qu'une femme est désignée comme mère de son fils (aîné, si elle en a plusieurs).

[21] Girls of Ryadh, op. cit ., p. 50.

[22] Soraya Altorki, op. cit., p. 3.



POUR CITER CET ARTICLE

Sonia Dayan-Herzbrun, « L'écriture de soi en pays d'islam », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/dayan-herzbrun.html