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Des origines artistiques de l'extimité à une esthétique généralisée des démocraties de masse chez Andy Warhol

Jean-François Côté

Université du Québec à Montréal

LA frontière qui marquait les repères modernes de l'identité politique, en tablant entre autres sur la séparation entre les sphères privée et publique, a aujourd'hui été déplacée, et si l'intimité en est venue à entrer dans l'orbe du politique, c'est en vertu d'un approfondissement de nos propres capacités de discernement marquant l'avènement d'un sujet politique «social», et non plus «privé», dont l'individualité stricte pose le problème de sa distinction particulière. Dans le régime des démocraties de masse, en effet, le sujet politique individuel, en tant que personne, correspond plus ou moins à un «atome», et par cette indifférenciation même dont le mouvement se confond avec celui d'un «atome indéterminé dans une masse tout aussi indéterminée», sa particularité s'efface dans l'anonymat d'une corres­pondance immédiate avec tous ses semblables, sans repères de genre (masculin, féminin), de classe ou de statut, ou même d'origine (nationale, culturelle, ethnique ou autre) ; c'est cependant cette disposition politique (et juridique) formelle de l'égalité universelle de la personne qui pose l'exigence d'une différenciation, sur ces bases mêmes qu'elle renie, en forçant par là la recherche exacerbée de distinctions particulières, sinon singulières, permettant justement une expressivité individuelle effective sachant trouver des repères pour sa propre autodétermination. L'extimité, cette disposition à aller chercher «au plus profond de soi» ce qu'il y a «de plus extérieur à soi», apparaît ainsi comme seuil à partir duquel une telle autodétermination se déploie, en marquant ainsi la limite d'une intimité sociale correspondant à la condition politique postmoderne dans laquelle est entrée la société contemporaine. Ce passage ne s'effectue pas sans bousculer les conceptions usuelles qu'avait entretenues la société moderne bourgeoise pendant tout son développement, mais les conceptions nouvelles qui accompagnent son développement – et au premier chef, la conception de l'extimité elle-même – ne sont toutefois pas sans fondements socio-historiques, et cerner ceux-ci contribue à re-connaître qu'une bonne part du trajet suivi par cet avènement des démocraties de masse a laissé un certain nombre de repères nous permettant de temporiser le sentiment de crise – ou de scandale, sinon de catastrophe – qui accompagne souvent la réflexion politique actuelle lorsqu'elle entreprend de se situer dans cet univers.

Je vais dans ce qui suit tenter de poser quelques jalons de cette re-connaissance sociohistorique nous permettant de situer certains des repères susceptibles de nous faire comprendre cette évolution, en lui associant des phénomènes dont la logique ne peut manquer de nous frapper par sa cohérence interne ainsi que par la précision des formes de sa manifestation. Je vais pour ce faire débuter par la définition succincte de l'extimité, pour montrer ensuite son ancrage dans l'œuvre artistique et culturelle d'Andy Warhol, avant de me pencher sur la question de la représentation au sein des démocraties de masse, dont on peut dire qu'elles narrent le grand récit de l'égalité radicale en animant continuellement les sujets politiques de ses – et de leurs – préoccupations à cet égard.

1. L'extimité : une disposition politique limite

La définition de l'extimité nous place devant une certaine ambivalence, car de Jacques Lacan à Serge Tisseron, qui en sont aujourd'hui les deux sources principales, elle ne désigne pas tout à fait la même chose - ou encore, elle subit une évolution qui mérite d'attirer notre attention, puisque par le biais de celle-ci, nous comprenons comment un phénomène lié à la définition disons ontologique du sujet advient à sa résonance et sa reconnaissance sociales élargies. Chez Lacan en effet, l' extimité se rapporte au processus fondamental du rapport du sujet à la «Chose» au niveau de l'inconscient, là où se noue le processus de symbolisation par l'articulation d'un signifiant ; « ce lieu central, cette extériorité intime, cette extimité, qui est la Chose [1] », comme l'exprime Lacan, est au cœur de l'économie de l'inconscient et se révèle à l'œuvre particulièrement dans le processus de sublimation par lequel un objet est érigé en signifiant pour ainsi dire «absolu», c'est-à-dire en tant qu'il désigne par sa présence même un au-delà infini susceptible de porter et de reporter, ou même de rapporter, la jouissance à cet horizon. L'art bien entendu est un lieu de façonnement de cette sublimation de la Chose dans sa forme d'objet, en tant qu'il se présente comme une activité de recherche portant sur cette possibilité d'articulation entre l'imaginaire, le symbolique et le réel, dans l'ordre d'une création où le déploiement des possibilités plastiques de la matière - de toute matière - est envisagé en fonction de sa capacité à se substituer au vide. [2] Si Lacan n'hésite pas d'ailleurs à faire intervenir, aux côtés de l'art, les possibilités créatrices de la religion et de la science, ce qui le rapproche singulièrement de la philosophie hégélienne et des figures du savoir absolu consacrées par cette dernière (et cela pour de très bonnes raisons, comme nous le verrons plus loin), c'est que dans chacun de ces cas, les modalités d'appréhension du vide et de (re)production du signifiant sont à dégager de cette «éthique de la psychanalyse» qui parvient aujourd'hui à nous faire suivre sur le plan des rapports à la subjectivité individuelle toutes les possibilités de façonnements d'un ordre social sur le mode d'un plasticité dont le plaisir est pour ainsi dire le motif, et les mœurs le lieu d'inscription. L'extimité est justement, pour Lacan, le seuil à partir duquel les expérimentations des formes sociales signifiantes sont déterminées, et cela dans la mesure d'une limite tracée entre l'ordre symbolique (la figure du «grand Autre», chez Lacan) et la subjectivité individuelle (le «S barré», toujours selon Lacan), limite dont il faut dire également qu'elle consiste en un enchevêtrement entre les dimensions esthésiques, esthétiques et éthiques de l'expérience. [3]

Cette première définition de l'extimité n'est pas retenue, ni même évoquée, par le psychiatre et psychanalyste Jacques Tisseron dans son approche récente de la question de l'intimité contemporaine, et l'on comprend jusqu'à un certain point pourquoi, puisqu'il fait servir à la notion de toutes autres fins ; pour lui, l'extimité se trouve tout simplement à repousser les limites de l'intimité, ou à «enrichir» cette dernière. Il écrit à ce sujet : « Je propose d'appeler « extimité » le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique [4] ». Cette définition, dont on voit qu'elle pourrait d'une certaine manière prolonger la première, si l'on est prêt à consentir qu'il s'agit d'un «moment second» à partir duquel, une fois le seuil indiqué par Lacan, apparaissent des possibilités de reconnaissance sociale allant au-delà de la recherche de l'«absolu», d'un côté, et de l'économie d'un désir inconscient, de l'autre, Tisseron la met à profit dans son appréhension non pas de la création à proprement parler, mais bien de la diffusion de certaines pratiques, et particulièrement de la télé-réalité (l'émission Loft Story est le point d'appui premier de son analyse, qu'il étend toutefois à d'autres, tels le téléphone portable, Internet et la photographie numérique). Ce dont il s'agit, dans le passage de Lacan à Tisseron, c'est d'une certaine manière une réduction de la signification de l'extimité, comme condition ontologique de la subjectivité, à la faveur d'une extension ontique, pourrait-on dire, de son sens. On n'assiste donc pas ici seulement à un appauvrissement relatif de la définition de l'extimité, mais tout aussi bien à son élargissement à des processus qui ne sont plus strictement psychiques, et rejoignent en fait la zone d'une «psychologie des affects», dont Lacan avait déjà signifié qu'elle pendait en quelque sorte au bout des développements de la psychanalyse freudienne dans les prolongements qu'on pouvait éventuellement lui donner. Ce que l'on perd de vue, d'un côté, c'est donc la capacité de situer les résonances psychiques et les ressorts créatifs d'un ordre symbolique en transformation, alors que ce que l'on gagne, c'est une capacité de repérage élargie à partir de laquelle une certaine codification de cette transformation se (re)produit. Nous pouvons pour notre part faire en sorte de considérer ces deux définitions de l'extimité, par-delà l'ambivalence qu'elles mettent en scène, dans ce qu'elles nous informent d'une transformation plus considérable qui est celle du passage de la société moderne bourgeoise à la société de masse postmoderne.

Ce que nous voyons en effet apparaître, de Lacan à Tisseron, et cela en fonction des phénomènes auxquels renvoie leur notion respective d'extimité, c'est la codification graduelle, dans ses moments subjectif, social, culturel, historique et scientifique, d'un nouveau seuil définissant le sujet politique des démocraties de masse en fonction de repères sensibles et symboliques, qui se manifestent en déplaçant la frontière que le sujet politique moderne avait tout aussi graduellement érigée dans son repérage et sa codification de l'intimité, disons grosso modo entre les débuts du XVIIe et la fin du XVIIIe siècles - comme l'a bien montré Niklas Luhmann. [5] Cette transformation des repères symboliques de la société moderne bourgeoise sont en cours depuis les tout débuts du XIXe siècle, à travers une multitude de phénomènes, dont le premier et le plus important pour notre propos est celui de l'élargissement de la qualité de citoyen à l'ensemble des individus de l'ensemble sociétal, un élargissement graduel qui s'étend des premières mesures législatives, tel le Reform Act anglais des années 1830, tant critiqué par Hegel, puisqu'il mettait selon lui en péril l'ordre moral du temps de l'Angleterre, ouvrant la voie aux autres mesures qui allaient, petit à petit, faire accéder notamment les femmes au statut plein et entier de citoyen – chose inimaginable dans le contexte de la réflexion hégélienne, par exemple, si attachée en apparence à la moralité bourgeoise (ce qui constitue pour cette réflexion un paradoxe sur lequel nous reviendrons sous peu) [6]. C'est donc par le biais de réformes politiques, et au travers de luttes sociales, de créations symboliques inédites, mais tout autant d'interdits plus ou moins permanents, de répressions et d'identifications de «pathologies», elles aussi plus ou moins permanentes, que le nouvel ordre social et symbolique des démocraties de masse s'est graduellement institué, avec la personne en son centre comme extension universelle de ses limites individuelles. La question de savoir si ces transformations ont bien mené à l'établissement d'une «culture de l'intimité» destructrice de l'espace public et vouée au culte de la personnalité se rabattant sur le narcissisme, comme l'a soutenu Richard Sennett, ou si elle a au contraire balisé la voie d'une nouvelle universalité politique pleinement responsable, sera abordée plus bas. Retenons pour le moment que la re-connaissance de l'extimité, comme seuil et disposition politique limite de la subjectivité de la personne et de l'ordre social démocratique contemporain, apparaît ainsi comme marquage de nouveaux repères susceptibles de conduire à l'appréhension des formes légitimes de l'expression politique, dont on comprend qu'elles nouent leurs articulations principales à la jonction de l'esthétique et de l'éthique. [7]

Tout ceci ne signifie pas que l'extimité ne représente plus aucune limite, et cela autant sur les plans esthétique qu'éthique ; cela signifie toutefois que ces limites sont à chercher du côté de ce qui permet une re-connaissance de leur portée. Ainsi, dans un débat récent autour du franchissement des limites de l'intimité, dont on voit ici qu'elle est débordée dans ses dimensions subjectives et symboliques relatives à l'extimité, une certaine confusion peut apparaître; défendre aujourd'hui l'intimité d'une intrusion toujours plus poussée du pouvoir étatique (dans les domaines de l'information surtout, mais tout autant de la surveillance) ne renvoie-t-il pas à s'en tenir à la définition du sujet politique moderne, alors que ses possibilités même d'existence et d'auto-détermination logent complètement ailleurs, dans un lieu « atopique », atteignable seulement par le biais de l'expression artistique, ou encore de l'interprétation psychanalytique, qui en elles-mêmes représentent des formes postmodernes de compréhension de la subjectivité ? [8] Lacan avait, pour un, il me semble saisi ce qu'il en était ici de la frontière à considérer sur le plan même des délimitations symboliques et subjectives, dans leurs rapports aux mœurs en général, et à sa codification en moralité, en parlant justement à cet égard des rapports étroits qui unissent - et de la ligne qui sépare - toujours perversion et sublimation. [9] C'est en quelque sorte à ces capacités de discrimination que nous convie l'expression artistique, et comme tel, l'exemple de l'œuvre artistique d'Andy Warhol permet de montrer comment est abordée et développée chez lui la question de l'extimité, et comment se (re)produisent, à partir de ces développements mêmes, les prolongements esthétiques de la culture de masse, balisés qu'ils seront par les expressions nouvelles de la condition politique postmoderne.

2. Warhol et l'expérience de l'extimité : de l'art à la culture

On pourrait faire jouer l'évaluation de la signification proprement artistique de l'œuvre d'Andy Warhol à partir de critères qui la qualifieraient - ou non - comme du «grand art» ; je la prends plutôt à témoin ici d'un moment sociohistorique important, qui conjugue le passage du modernisme au postmodernisme, et de ce fait, d'une institutionnalisation de principes de création qui reconnaissent la pleine légitimité des gestes créateurs explorant justement les limites de la «représentation», en signalant ainsi la re-connaissance plus large d'une nouvelle condition politique arrivée à sa signification «universelle» [10]. C'est dans ce sens que, à mes yeux, l'œuvre de Warhol possède et détermine une valeur culturelle spécifique, ancrée dans une démocratie de masse devenant le symbole le plus éminent (on pourrait dire aussi proéminent) de la société contemporaine, dans lequel l'extimité va se poser (et s'exposer) de manière tout aussi saillante. Warhol n'a pas inventé l'extimité, qui était une disposition politique apparue au XIXe siècle dans l'essor graduel des démocraties de masse, et dont ont été habités les artiste de toute la modernité esthétique, soit tout le mouvement des avant-gardes et du modernisme, mais aussi déjà avant lui le pré-modernisme de Poe (et de Baudelaire à sa suite) conjuguant l'effort artistique au défi de «mettre son cœur à nu». Révéler les profondeurs de la subjectivité, soit l'enracinement des affects dans son entrelacement aux possibilités de l'imaginaire et du symbolique au sein de formes expressives déterminées - quelles que soient ces formes - tel a été l'idéal porté par la modernité esthétique, dans un élan visant tout autant à se défaire, à contester, renverser et révolutionner l'ordre bourgeois de la représentation moderne [11]. Et ici les expressions les plus radicales de l'extimité, au sens strict, ne sont pas venues de Warhol, mais bien de Mallarmé, de Gertrude Stein, de James Joyce, d'Antonin Artaud (celui des glossolalies), ou de l'expressionnisme abstrait précédant le Pop art, par exemple chez Jackson Pollock ; dans tous ces cas, en effet, la forme symbolique de l'expression est sublimée au point où l'«intériorité subjective» de l'artiste qu'elle met au contact de la Chose demeure encore profondément hermétique ou opaque, et interdit qu'on lui prête une destination «immédiate» au niveau du signifiant qu'elle met en forme dans son effort de sublimation.

Ceci dit, ce que Warhol a introduit est plutôt le principe d'une généralisation de cette extimité, trouvée non pas tant chez l'artiste lui-même que chez tous les sujets. Warhol établit un principe assez simple sur le plan de la création, qu'il a exprimé de cette manière :

Tous les gens disent des choses fantastiques… On considère cela toujours négativement, comme une invasion de leur vie privée, mais je crois plutôt que chacun devrait être constamment enregistré à son insu [bugged], enregistré et photographié. [12]

Une bonne partie de l'œuvre de Warhol peut être lue directement comme telle : les peintures des choses les plus banales de la quotidienneté et surtout de l'univers domestique (boîtes de soupe Campbell, bouteilles de Coca-Cola), devenant ainsi des icônes culturelles, les films réalisés entre 1963 et 1968, où il s'agit simplement d'enregistrer les choses (et les personnes) comme elles sont, en voulant ainsi faire accéder ces inconnus au rang de «superstars», ou encore ces photographies et peintures d'organes génitaux masculins en gros plan, objets de fascination du point de vue de Warholparce qu'elles témoignent toutes des différences anatomiques individuelles que l'on trouve [13] - tout cela témoigne d'une création artistique intense, animée d'un principe à la fois d'extimité et d'«exposition de l'intime» dont on voit facilement qu'il a aujourd'hui essaimé du côté d'une esthétique généralis– ée de nos sociétés. La distinction que l'on a entrevue plus haut entre ces «deux moments» de l'extimité, tirée de Lacan et de Tisseron, se confond chez Warhol dans l'idée d'une égalité radicale de tous les sujets dans la représentation. De son côté, Warhol se satisfait d'une création artistique qui est tout en surface, ou sans profondeur - autre manière de traduire une relation de médiation esthétique : «Si vous voulez tout savoir au sujet d'Andy Warhol, regardez simplement à la surface de mes peintures et de mes films et de moi-même, et c'est là que je suis. Il n'y a rien derrière». [14] Cela ne signifie-t-il pas que le moyen terme, ou le milieu, entre la plus extrême intériorité et la plus extrême extériorité - ce qui est bien la définition de l' extimité - se rencontre à la surface des choses, soit sur cette limite entre intérieur et extérieur, qu'on peut associer à une toile ou une pellicule, tout aussi bien qu'à la peau ? Ainsi, mettant à profit - sans le savoir sans doute - cette idée de Warhol, en la transformant aussi un peu, la jeune photographe française Ingrid Guerrier travaille en 2009-10 à un projet intitulé «Extimités», dans lequel elle demande à des personnes de son entourage d'indiquer «quelle partie de leur peau ils préfèrent», afin d'avoir leur accord pour photographier «la partie choisie» afin d'en faire une exposition [15].

On ne finirait pas d'énumérer les caractéristiques de l'œuvre de Warhol, et de sa personnalité, toutes deux entièrement immergées dans le chronotope médiatique, tant ce «pape du Pop art» présente des tendances esthétiques fortes de la démocratie de masse, dans la signification culturelle qu'il confère à cette dernière comme ordre symbolique, et cela autant dans la formulation archi-connue du «Dans le futur, tout le monde sera mondia­lement célèbre, pendant quinze minutes», à cette autre, moins entendue, mais tout aussi révélatrice, du pouvoir anesthésiant des médias capables, par la reproduction mécanique (de l'enregistrement par exemple), de faire en sorte qu'«un problème signifi [e] simplement une bonne bande, et quand un problème se transforme en bonne bande, ce n'est plus un problème». [16] Mais l'important me semble davantage de signaler que, avec Warhol, c'est toute une nouvelle frange de la marginalité sociale, homosexuelle et underground, qui accède à la représentation artistique légitime. Là se noue en effet la problématique de l'égalité radicale à travers laquelle l'éthos des démocraties de masse se dessine, comme condition politique dans laquelle l'extimité se déploie.

3. Le grand récit de la postmodernité : l'égalité radicale et ses formes de représentation

Aborder par ce biais la question de la représentation dans la société de masse conduit à une évaluation tout autre des manifestations de l'«intime» que celle avancée par Richard Sennett, pour qui l'expression contemporaine d'apparence narcissique sape les possibilités de définition d'un espace public comme celui qu'avait institué la modernité bourgeoise dans son essor graduel sous l'Ancien Régime. Pour Sennett, tout l'édifice de la représentation moderne se trouve ainsi sabordé dans une série de transformations allant du déve­loppement du capitalisme industriel à l'apparition de la personnalité individuelle comme catégorie sociale, en passant par la transformation de la capacité personnelle d'agir et du débordement de l'intimité devenant règle de socialité. [17] Le point aveugle majeur de cette analyse est bien sûr qu'elle omet de relever le fait de l'universalisation graduelle de la catégorie de citoyen à l'ensemble des individus à partir des années 1830 (qui rejoindra, mais au XXe siècle seulement, les femmes, tel que mentionné antérieurement, grâce aux luttes du féminisme notamment), ce qui conduit à rendre universelle l'effectivité de la catégorie de personne comme support juridique de la disposition politique étendue réellement à tous. Or c'est bien cette logique d'universalisation qui est à l'œuvre, en rendant éminemment sensible socialement la question de l'égalité (des statuts, des conditions, et avant tout de la représentation), mais dans un rapport dual où l'invocation de cette égalité effective par tous les individus implique nécessairement une comparaison de soi avec «tous les autres» - suscitant ainsi la réflexion de l'ordre symbolique universel au sein de la particularité individuelle. Dans l'égalité universelle comme principe formel de la représentation politique, règne ainsi avant tout une logique de la différence, à partir de laquelle tous peuvent invoquer l'obligation d'une inclusion de ce qui n'est pas « semblable » au sein de l'ordre politique universel censé contenir toutes les particularités – voire toutes les singularités. Que l'« intimité » apparaisse alors comme site de revendication de cette inclusion n'est ni scandaleux, ni catastrophique, même si cela prend souvent les allures d'une «crise» ; c'est plutôt le signe que ce qui appartenait auparavant au registre de la «vie privée» dans la société moderne bourgeoise - dans des aires comme la famille ou l'éducation des enfants, comme du reste dans d'autres telles la sécurité sociale, le chômage, etc. – se « socialise » à travers les mécanismes politiques par lesquels advient la reconnaissance de leur bien-fondé dans l'ordre social. Lorsque l'on rejoint ainsi en apparence les confins de l'«intimité», comme dans le cas de la revendication de la légitimité des rapports amoureux homosexuels et de leur inclusion dans l'ordre normatif, la sexualité et l'amour dans leurs expressions polymorphes deviennent tout aussi ouvertement sanctionnés par le politique. Cette disposition politique permettant une telle reconnaissance est déjà présente, comme l'a rappelé Michaël Foessel, dans la philosophie hégélienne ; mais on peut aller plus loin et montrer que, paradoxalement, ce sont les bases mêmes de cette philosophie de l'esprit, lorsqu'elle s'était penchée sur la définition de la subjectivité individuelle, qui avait déjà permis de lever un voile sur l'extimité elle-même, en examinant l'intériorité de l'âme subjective individuelle dans un sens que la psychanalyse (lacanienne en particulier) aura prolongé dans ses déterminations plus complètes. [18]

Anthony Giddens a avancé, avec raison il me semble, que l'intimité devenait dans un tel contexte une assise indispensable à la démocratie - du fait de cette exigence de «démocratisation radicale de tout ce qui est personnel» [19] ; je partage en bonne partie son diagnostic, mais au principe d'autonomie, qu'il soumet comme étant directeur à travers tous ces développements, je crois nécessaire d'adjoindre celui d'isonomie, comme caractéristique inhérente à l'exigence d'égalité radicale qui anime les démocraties de masse contemporaines. Sans doute ce principe d'isonomie se traduit-il entre autres souvent par la logique des «micro-récits» ayant succédé, selon Lyotard, aux «grands récits» au sein de la condition postmoderne [20]. À n'en pas douter, ceux-ci pullulent dans les possibilités de représentation offertes par les techniques et technologies de communication qui permettent ou facilitent la généralisation de développement et d'exposition d'une intimité sociale, à partir du seuil de l' extémité dont chacun de ces «récits» (qui peuvent aussi bien être de simples images) se réclament avec plus ou moins d'intensité et de fortune. Mais les exigences de représentation de l'égalité radicale forment peut-être également sous cet angle un «grand récit», puisqu'elles avaient déjà frappé Tocqueville lorsqu'il disait que dans les démocraties : «L'imagination n'est point éteinte, mais elle s'adonne presque exclusivement à concevoir l'utile et à représenter le réel», ajoutant toutefois du même souffle et de manière non pas contradictoire mais relativement énigmatique (du moins pour lui).

Je crains que les œuvres des poètes démocratiques n'offrent souvent des images immenses et incohérentes, des peintures surchargées, des composés bizarres, et que les êtres fantastiques sortis de leur esprit ne fassent quelquefois regretter le monde réel. [21]




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[1] Jacques LACAN, Le séminaire, Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 167.

[2] Lacan écrit à ce sujet: «La difficulté concernant le signifiant est de ne pas se précipiter sur le fait que l'homme est l'artisan de ses supports. Pendant de longues années, je vous ai pliés à la notion, qui doit rester première et prévalente, de ce qui constitue le signifiant comme tel, à savoir les structures d'opposition dont l'émergence modifie profondément le monde humain. Il reste que ces signifiants sont, dans leur individualité, façonnés par l'homme, et probablement avec ses mains plus encore qu'avec son âme. C'est ici notre rendez-vous avec l'usage du langage, qui, tout au moins pour la sublimation de l'art, n'hésite jamais à parler de création. La notion de création doit être maintenant promue par nous, avec ce qu'elle comporte, un savoir de la créature et du créateur, parce qu'elle est centrale, non seulement dans notre thème, le motif de la sublimation, mais dans celui de l'éthique au sens le plus large. Je pose ceci, qu'un objet peut remplir cette fonction qui lui permet de ne pas éviter la Chose comme signifiant, mais de la représenter, en tant que cet objet est créé.» Plus loin, il rajoute : «Cette Chose, dont toutes les formes créées par l'homme sont du registre de la sublimation, sera toujours représentée par un vide, précisément en ceci qu'elle ne peut pas être représentée par autre chose - ou plus exactement, qu'elle ne peut qu'être représentée par autre chose. Mais dans toute forme de sublimation, le vide sera déterminatif.» Ibid., pp. 144, 155.

[3] Dans une seconde appréhension, plus tardive, de la notion d'extimité, Lacan écrit : «Je dois maintenant vous rappeler ce que j'ai longuement développé sous le titre L'éthique de la psychanalyse, dans le Séminaire que j'ai évoqué à l'une de nos dernières rencontres. J'y articule que la dialectique même du plaisir, à savoir ce qu'elle comporte d'un niveau de simulation à la fois recherché et évité, d'une juste limite, d'un seuil, implique la centralité d'une zone, disons, interdite, parce que le plaisir y serait trop intense. Cette centralité, c'est là ce que je désigne comme le champ de la jouissance, la jouissance elle-même se définissant comme étant tout ce qui relève de la distribution du plaisir dans le corps. Cette distribution, sa limite intime, voilà ce qui conditionne ce qu'en son temps, et avec plus de mots, bien sûr, plus d'illustrations que je ne peux le faire ici, j'ai désigné comme la vacuole, cet interdit au centre, qui constitue, en somme, ce qui nous est le plus prochain, tout en nous étant extérieur. Il faudrait faire le motextime pour désigner ce dont il s'agit.» Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVI, D'un autre à l'Autre, Paris, Seuil, 2006, p. 224, italiques dans l'original.

[4] Serge TISSERON, L'intimité surexposée, Paris, Éditions Ramsay, 2001, p. 52. Il rajoute : «Cette tendance est longtemps passée inaperçue bien qu'elle soit essentielle à l'être humain. Elle consiste dans le désir de communiquer à propos de son monde intérieur. Mais ce mouvement serait incompréhensible s'il ne s'agissait que de l'«exprimer». Si les gens veulent ainsi extérioriser certains éléments de leur vie, c'est pour mieux se les approprier, dans un second temps, en les intériorisant sur un autre mode grâce aux réactions qu'ils suscitent chez leurs proches. Le désir d'extimité» est en fait au service de la création d'une intimité plus riche.» Ibid., pp. 52-53.

[5] Niklas LUHMANN, L'amour comme passion. De la codification de l'intimité, trad. A.-M. Lionnet, Paris, Aubier, 1982.

[6] Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, «À propos du « Reformbill »  anglais», dans Écrits politiques, trad. M. Jacob, Paris, Éditions Champ Libre, 1977, pp. 377-420. C'est dans sa définition de la société moderne bourgeoise que Hegel introduit le concept de personne comme «universalité de la volonté libre», pierre d'assise de tous les développements ultérieurs auxquels nous nous référons - voir Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Principes de la philosophie du droit, trad. J.F. Kervégan, Paris, PUF, 1998, pp. 125-126.

[7] Je cite à nouveau Lacan sur cette question, sur le fond de son propre rapport à la philosophie hégélienne : «Remarquons tout de suite qu'il est tout à fait impensable, à notre époque, de parler abstraitement de la société. C'est impensable historiquement, et ça l'est aussi philosophiquement - pour autant qu'un monsieur nommé Hegel nous a montré la fonction moderne de l'État, et la liaison de toute une phénoménologie de l'esprit avec cette nécessité qui rend parfaitement cohérente une légalité. Toute une philosophie du droit, à partir de l'État, enveloppe toute l'existence humaine, jusques et y compris le couple monogamique, qu'elle prend comme point de départ. Je vous fais ici l'éthique de la psychanalyse, et je ne peux vous faire en même temps l'éthique hégélienne. Ce que je veux marquer, c'est précisément qu'elles ne se confondent pas. Au point d'arrivée d'une certaine phénoménologie, la divergence éclate entre l'individu et la cité, entre l'individu et l'État. Dans Platon aussi bien, les désordres de l'âme sont référés de façon insistante à la même dimension - il s'agit de la reproduction à l'échelle psychique des désordres de la cité.» Jacques LACAN, Le séminaire, Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 126.

[8] Ainsi Gérard Wajcman écrit-il: «C'est que dans les faits, notre démocratie paraît animée d'une volonté parfaitement opposée : d'un côté, l'Autre tend à s'opacifier toujours plus et, de l'autre, les sujets sont rendus toujours plus transparents. De fait, nous en savons de moins en moins sur la machine du pouvoir, et en revanche, prélevant toutes sortes d'informations, le pouvoir en sait de plus en plus sur chacun de nous.» Gérad WAJCMAN, « Intime exposé, intime extorqué », http://www.lacan.com/symptom8_articles/wajcman8.html, consulté le 17 mars 2010. Dans sa réplique à cet article, Lieven Jonckheere écrit : «Dans mon esprit, l'art postmoderne défend cette « intimité » en exposant l'atopie particulière de l'objet de plaisir, dû à l'impossibilité de localiser ce dernier. Il le fait d'une façon qui peut être appelée extimisation (...) Sans surprise, les objets extimisés sont la voix et le regard. Dans ceux-ci est localisé le refus de l'art de se plier à l'obligation postmoderne de dire et de montrer tout à l'intérieur des contours formatés de l'Autre. Dans ce sens, l'art se présente comme l'exact opposé des talk shows et de la télé-réalité, où tout est montré et dit selon les formats de l'Autre.» Lieven JONCKHEERE, «The Politics of "Atopia of the Intimate" in Contemporay Art: The View from Lacanian Psychoanalysis (Response to Gérard Wajcman)», http://lineofbeauty.org/index.php/s/article/view/7/55, pp. 4-5, consulté le 18 mars 2010 (je traduis). On voit comment Jonckheere rétablit ici, simultanément à son objection à Wajcman, la distinction entre les phénomènes liés à la définition de l'extimité chez Lacan (dans l'art) et de l'extimité chez Tisseron (dans la télé-réalité) ; la question des intrusions du pouvoir étatique, par ailleurs pas si «opaque» que le voudrait Wajcman, car soumis lui aussi aux volontés populaires et aux législations relatives à l'accès à l'information, et à nos propres capacités de discrimination dans le jugement politique, est à situer dans le contexte d'une discussion différente, et relative aux formes contemporaines de l'État. 


[9] Il écrit à ce sujet: «Sublimation et perversion sont l'une et l'autre un certain rapport du désir qui attire notre attention sur la possibilité de formuler, sous la forme d'un point d'interrogation, un autre critère d'une autre, ou de la même, moralité, en face d'un principe de réalité. Car il y a un registre de la moralité qui est dirigé du côté de ce qu'il y a au niveau de das Ding [la Chose - J.F.C.], c'est à savoir ce registre qui fait hésiter le sujet au moment de porter un faux témoignage contre das Ding, c'est-à-dire le lieu de son désir, qu'il soit pervers ou sublimé.» Jacques LACAN, Le séminaire, Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 131.

[10] Je suis ici les jugements d'Arthur DANTO, Andy Warhol, Yale University Press, 2009, pp. 3-4, 22-23, 31, et bien avant lui, d'Andreas  HUYSSEN, After the Great Divide. Modernism, Mass Culture, Postmodernism, Bloomington, Indiana University Press, 1986, en m'opposant donc jusqu'à un certain point à l'analyse proposée par Hector OBALK, Andy Warhol n'est pas un grand artiste, Paris, Flammarion, 2001 (1990).

[11] J'ai examine plus en détail cette question de la logique propre à la modernité esthétique dans Jean-François CÔTÉ, Le triangle d'Hermès. Poe, Stein, Warhol, figures de la modernité esthétique, Bruxelles, La Lettre Volée, 2003.

[12] Warhol, cité par Letitia KENT, "Andy Warhol, Movieman: 'It's Hard to Be Your Own Script'", dans Kenneth GOLDSMITH, dir., I'll Be Your Mirror. The Selected Andy Warhol Interviews, New York, Carroll & Graf Publishers, 2004, p. 186 (je traduis). Cette entrevue avait été initialement publiée dans Vogue, le 1er mars 1970.

[13] Commentaire d'Ultra Violet, une des «superstars» de Warhol, citée dans Victor BOCKRIS, Warhol, New York, Da Capo Press, 1997, p. 418.

[14] Warhol, cité par Gretchen BERG, "Andy Warhol : My True Story", dans Kenneth GOLDSMITH, dir., op. cit., p. 90 (je traduis). Cette entrevue avait été publiée initialement dans The East Village Other, le 1er novembre 1966.

[15] Voir à ce sujet son site Web à l'adresse: http://ingridguerrier.fr/

[16] Je cite le passage entier dans lequel Warhol explique la relation «maritale» qu'il a entretenue pendant de longues années avec son magnétophone, qu'il traînait partout avec lui pour enregistrer tout le monde autour de lui : «L'acquisition de mon magnétophone a vraiment mis fin à tout ce que je pouvais avoir comme vie émotionnelle, et j'en fus bien content. Rien ne fut plus jamais un problème, car un problème signifiait simplement une bonne bande, et quand un problème se transforme en bonne bande, ce n'est plus un problème. Un problème intéressant était une bande intéressante. Tout le monde le savait et faisait de son mieux pour la bande. On n'aurait pas pu dire quels problèmes étaient réels, ni quels problèmes étaient exagérés pour la bande. Mieux encore, les gens qui vous racontaient leurs problèmes ne pouvaient déterminer s'ils avaient vraiment ces problèmes ou s'ils exécutaient une représentation.» Andy WARHOL, Ma philosophie de A à B et vice-versa, trad. M. Véron, Paris, Flammarion, 1977, p. 34. On peut bien entendu soupeser la signification de cette réflexion pour tout le contexte de la télé-réalité, dont l'«authenticité» dans la révélation de l'intimité paraît l'enjeu central - lorsqu'on oublie le support et l'organisation médiatiques qui la rendent possible.

[17] Richard SENNETT, The Fall of the Public Man, New York, Vintage Books, 1978 (1974), p. 126. J'utilise ici la version originale anglaise, car la traduction française de cet ouvrage (sous le titre Les tyrannies de l'intimité) comporte de nombreuses coupes qui omettent des aspects importants de l'argumentation de Sennett.

[18] Michaël FOESSEL, La privation de l'intime, Paris, Seuil, 2008, ainsi que Michaël FOESSEL, «L'universel et l'intime. L'amour dans les Principes de la philosophie du droit», dans Jean-François KERVÉGAN, Gilles MARMASSE, dir., Hegel penseur du droit, Paris, CNRS Éditions, 2004, pp. 165-178. Les développements sur l'esprit subjectif, et en particulier sur l'âme, qui anticipent la théorisation de l'inconscient de la psychanalyse, sont à trouver dans Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, L'encyclopédie des sciences philosophiques, vol. 3, La philosophie de l'esprit, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, pp. 194-213 en particulier. Les «dangers» que Hegel entrevoyait du point de vue des transformations de l'«esprit objectif» dans sa critique du Reform Act anglais, comme relevé plus haut, étaient donc déjà en quelque sorte prévenus par la définition même qu'il donnait lui-même de l'«esprit subjectif» (ce dernier étant alors à peu près complètement sorti de son horizon moderne bourgeois, puisqu'il excède largement chez Hegel les limites que Kant lui assignait).

[19] Anthony GIDDENS, La transformation de l'intimité, trad. J. Mouchard, Paris, Hachette, 2004, p. 223 (italiques dans l'original).

[20] Jean-François LYOTARD, La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

[21] Alexis DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, vol. II, Paris, Gallimard, 1961, pp. 104, 113.



POUR CITER CET ARTICLE

Jean-François Côté, « Des origines artistiques de l'extimité à une esthétique généralisée des  démocraties de masse chez Andy Warhol », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/cote.html