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.T.R.A.N.G.E.R.
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COMITÉ DE LECTURE
Bertrand Degott
Bonnefoy traducteur : à quoi bon encore des sonnets ?
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u'on l'aborde en pratique ou en théorie, la traduction des sonnets de Shakespeare fait problème, inquiète, agite. Mais comme la théorie volontiers bavarde, on ne compte plus les préfaces, postfaces et essais où le traducteur insiste sur la difficulté de l'entreprise et sur la manière dont il l'a — malgré tout — menée à bien. Lorsque en 1994 Yves Bonnefoy publie sa traduction des vingt-quatre premiers sonnets, pour une édition d'art à tirage limité, il la fait précéder d'un essai intitulé "Traduire les sonnets de Shakespeare". Il republie ces numéros 1 à 24 en 1995, avec en guise de postface le même essai où, s'excusant de tromper nos attentes de lecture, il fonde en théorie ce qu'un œil non averti pourrait regarder comme un échec:

Je dois quelques explications à mon lecteur, qui s'étonnera que mes traductions aient jusqu'à dix-sept ou dix-huit vers quand un sonnet, par définition, n'en a que quatorze: nombre que tous ceux qui veulent traduire Shakespeare semblent d'ailleurs avoir à cœur de préserver, quand ils ne se résignent pas à la prose. (24S, p. 57)

La question est reprise et développée dans "La traduction des sonnets de Shakespeare", texte d'une communication donnée sous le titre "Shakespeare en français" dans le cadre d'un congrès de la Société Française Shakespeare (les 3, 4 et 5 mai 2000). Même si Bonnefoy n'a pas poursuivi sa traduction linéaire du recueil — ce qui peut paraître cohérent avec son rapport à la forme sonnet comme au Shakespeare des Sonnets —, on peut en trouver une soixantaine de lui publiés, suivant l'occasion et les besoins de la théorie. Je m'efforcerai de présenter la traduction du poète et l'argumentaire du poéticien, puis de les resituer dans le cadre de son œuvre, avant de montrer tous les problèmes qu'ils me posent l'une et l'autre, à la fois comme lecteur, comme traducteur occasionnel et comme poète.

Shakespeare à l'épreuve du hasard

L'argumentaire de l'essai de 1994 est assez simple et tient en deux propositions: 1°) la forme fixe du sonnet entrave ce qu'Yves Bonnefoy appelle ailleurs le dire du poète, de sorte que celui-ci ne peut dire qu'en partie "ce qu'il pensait vouloir dire" (cela vaut pour Shakespeare autant que pour son traducteur); 2°) traduire le sonnet comme sonnet empêche "de voir se dialectiser dans [l']écriture invention formelle et invention de parole" (24S, p. 58). Se dessine alors en creux une image de "la poésie véritable" qui rime avec libre et variable, et qui conduit Bonnefoy à définir ce qu'on pourrait appeler un sonnet aléatoire:

Par fidélité à l'esprit de cette dernière [la poésie véritable] je me sens donc en droit de revendiquer pour la traduction des mètres les plus réguliers une forme a priori sans aucune règle, ce qui ne veut pas dire sans loi: variable quant au nombre des syllabes au sein des vers, variable quant au nombre de ces derniers dans la strophe, ce que nous appelons le vers libre. Et du sonnet j'estime licite de ne retenir que ce que cette structure a de facilement préservable, et qui d'ailleurs peut suffire à l'évoquer: sa découpe en toujours et seulement quatre strophes, l'une, la dernière, plus brève quand il s'agit de Shakespeare. (24S, p. 58-9)

Ce qui revient à substituer aux contraintes extérieures (le pentamètre iambique et le cadre du sonnet shakespearien en trois quatrains et un distique) une nécessité intérieure: la liberté indispensable au surgissement d'un rythme personnel. Mais aussi, du même coup, à remplacer une forme traditionnelle et fixe par une forme nouvelle et imprévisible: des strophes allant de 4 à 6 vers pour une coda de 2 ou 3 vers. Sur les 30 "sonnets" que j'ai étudiés, 8 ont quinze vers, 8 seize, 8 dix-sept et 5 dix-huit, 1 seul quatorze vers. Les vers sont regroupés selon 17 formules différentes, dont les plus fréquemment utilisées sont 5/4/4/2 (n° 7, 22, 31, 129), 4/5/4/3 (n° 5, 24, 144) et 5/5/5/2 (n° 2, 3, 11). Notons alors que le modèle défini — même s'il n'est pas utilisé au tiers de ses possibilités puisqu'il permet 54 arrangements différents — continue cependant de présenter une relative fixité, une même contrainte pouvant susciter plusieurs textes.

Mais laissons cette étude un peu oulipienne pour observer comment un quatrain — en l'occurrence la troisième strophe du n° 18 — devient une séquence de six vers (24S, p. 42-43):

       
     But thy eternal summer shall not fade,
              Nor lose possession of that fair thou ow'st,
              Nor shall death brag thou wand'rest in his shade,
              When in eternal lines to time thou grow'st. . .

              Tandis que toi, ton éternel été
              Ne se fanera pas. Il n'abdiquera pas
              Sa beauté, ta richesse. Dans ses ténèbres
              La mort ne pourra pas se vanter que tu erres:
              Tant il est vrai qu'en ces rets éternels,
              Mes vers, tu ne feras que croître, avec le temps.

On soulignera pour commencer la tendance à l'expansion chez un traducteur qui souhaite "dégager des virtualités un peu étouffées dans l'original par la forme fixe" (24S, p. 59): les monosyllabes but et when rendus respectivement par tandis que et tant il est vrai qu', lines à la fois par ces rets et par mes vers. L'explicitation révèle en fait deux partis pris complémentaires quant à la rhétorique des Sonnets: ne pas chercher à rendre le wit (pourquoi ne pas traduire lignes, en l'occurrence?) et, point que Bonnefoy ne développera que plus tard, "donner à l'idée en eux un surcroît de présence", sensible qu'il est à "leur aspect rhétorique, autrement dit [à] la présence en eux, la plupart des fois, d'une argumentation, comme si c'était un avocat qui parlait, qui y plaidait une cause, démontrant au passage la véracité d'une proposition, d'un précepte". Ce qui revient peu ou prou à faire passer la raison avant la résonance.

On se demandera ensuite ce qui commande le passage à la ligne, puisque ce n'est ni le vers de Shakespeare ni le vers français. Un métronome intérieur sans doute, mais réglé sur quoi? Cette posture un peu oraculaire du vers libre qui par une simple astuce de typographie installe deux alexandrins à cheval, mesure pour mesure, sur trois vers, au lieu de les proposer en face des deux pentamètres qu'ils traduisent:

              [Tandis que toi,] ton éternel été
              Ne se fanera pas. /Il n'abdiquera pas
              Sa beauté, ta richesse. . .

On pourrait justifier le refus de l'alexandrin par un souci de préserver une phrase plus proche de l'usage courant. En fait, il n'en est rien puisqu'il s'accompagne d'écarts syntaxiques: ellipse du déterminant dans la coda du n° 18 ("Aussi longtemps qu'hommes respireront", 24S, p. 43), du deuxième élément de négation dans l'attaque du n° 16 ("Mais pourquoi n'emploies-tu de plus grands moyens", 24S, p. 39), et c'est chaque fois pour installer sur deux ou trois vers un rythme différent de l'alexandrin: le décasyllabe coupé 4/6, l'hendécasyllabe coupé 6/5. Le vers varie en effet neuf fois sur dix entre 10 et 12 syllabes. C'est entre ces deux mètres que se joue le rythme de Bonnefoy. La première strophe du n° 20, par exemple (24S, p. 47), débute par un alexandrin césuré 6/6, enchaîne sur un 10-syllabes coupé 6/4 puis un 11-syllabes coupé 6/5, pour finir sur un 12-syllabes en trois mesures (4/3/5):

              Nature a peint sur toi un visage de femme, 12
              Maître de ma passion, ou sa maîtresse? 10
              Et de la femme aussi tu as le cœur tendre 11
              Sans l'inconstance de celles qui sont perfides. 12

En cela, elle me paraît exemplaire du travail de rythme qui se fait ici contre le rythme. Pourtant, n'est-ce pas dans les moments où Bonnefoy cède au vers régulier, et traduit vers à vers, qu'il rend à Shakespeare son plus bel hommage? Dans l'attaque des nos 2 et 21, par exemple:

       
    Lorsque quarante hivers assiégeront ta face
             Et creuseront profond le champ de ta beauté. . .
             (24S, p. 11)

           Il n'en va pas de moi comme de cet auteur
           Enflammé à ses vers par une beauté peinte. . .
           (24S, p. 49)

           When forty winters shall besiege thy brow
           And dig deep trenches in thy beauty's field. . .

             So is it not with me as with that muse,
             Stirred by a painted beauty to his verse. . .

Je n'insisterai pas sur le fait que les deux séquences d'alexandrins respectent de surcroît l'alternance. Et c'est bien une seule et même chose que cette poésie, qui refuse de chanter simplement, joue les oracles et que d'une position d'autorité que je ne songe pas à contester il soit ainsi décrété que "la poésie véritable" est affranchie de la forme traditionnelle. . .

Pour finir cette présentation, déjà partisane il est vrai, je voudrais m'attacher à deux exemples extrêmes: au n° 23 d'une part, parce qu'il est le seul à conserver la structure d'origine en trois quatrains et un couplet; au n° 99 d'autre part, parce que — ses quinze vers en faisant une exception dans les Sonnets — Bonnefoy le traduit en 20 vers. Voyons pour commencer le n° 23 (24S, p. 52-53):

              Comme sur scène un acteur maladroit
              Dont la frayeur fait qu'il oublie son rôle,
              Comme une passion qui a tant de rage
              Que son excès de force la paralyse,

              Ainsi, moi, faute de confiance, j'oublie les mots
              Qui sont la liturgie du rite d'amour,
              Et sous le trop grand poids de mon amour
              Semble donc me faire défaut l'amour lui-même.

              Ah, que mes yeux soient alors l'éloquence,
              Les ardents messagers d'un souffle sans voix,
              Eux qui te crient qu'ils t'aiment, et veulent récompense
              Plus que ces lèvres qui ont souvent dit plus.

              Apprends à déchiffrer le silence d'amour.
              Écouter par les yeux, c'est l'intelligence du cœur.


              As an unperfect actor on the stage,
              Who with his fear is put beside his part,
              Or some fierce thing replete with too much rage,
              Whose strength's abundance weakens his own heart;
              So I for fear of trust forget to say
              The perfect ceremony of love's rite,
              And in mine own love's strength seem to decay,
              O'ercharged with burthen of mine own love's might.
              O let my [looks] be then the eloquence
              And dumb presagers of my speaking breast,
              Who plead for love and look for recompense
              More than that tongue that more hath more expressed.
              O learn to read what silent love hath writ;
              To hear with eyes belongs to love's fine wit.

Le respect de la forme d'origine entraînerait-il une déperdition d'information? Condensation aux vers 3 et 4: "some fierce thing" et "his own heart" sont ramassés prosaïquement en "une passion". Permutation des vers 7 et 8. De tels phénomènes nuisent si peu à la compréhension qu'on est en droit de se demander pourquoi — moyennant de telles concessions, qui semblent aller de soi — le vers à vers s'est fait ici et n'a pu se faire ailleurs. Quant au lexique pourtant, la traduction ne rend ni les antithèses unperfect/perfect (v. 1 et 6) et dumb/speaking (v. 10), ni les reprises — de more trois fois sous l'accent au vers 12, de love à la même position dans les deux vers du couplet (en contrepartie, amour est trois fois "à la rime"). Le dernier mot du sonnet est wit et, comme il s'agit au vers précédent de lire et d'écrire (read, hath writ), la réflexivité est plus manifeste dans le couplet shakespearien que dans sa traduction. Si Bonnefoy affaiblit ou édulcore ces différents aspects, c'est conscient qu'à refuser la forme régulière il s'interdit d'en exploiter les symétries:

Comment préserver, par exemple, ce que permet de jeu sur les mots — sons lancés, rattrapés au vol dans l'espace des significations — un parti prosodique si serré, si tendu, si prompt à renvoyer la balle vers le joueur pour des rebonds imprévus, qu'il est assez légitime que ce dernier ait pris goût à ces occasions de prouesse, au bonheur presque poétique qu'est l'agilité de l'esprit? C'est évidemment cet exercice du "wit" qui va souffrir de ma traduction.

Mais j'ai la faiblesse de croire que le jeu de paume verbal n'est tout de même que l'enveloppe brillante qu'il faut ouvrir pour que la missive apparaisse, qui seule compte. Je me dis — ai-je tort? — que l'on peut donc perdre beaucoup de la rhétorique, si reste par ailleurs un peu de la poésie. (24S, p. 60-61)

Voilà en somme le parti pris: débusquer les stéréotypes par l'entremise du vers libre, dépouiller le poème des séductions de la parole, laisser la rhétorique et le poétique consacré par la tradition, pour mettre en relief le dire du poète, pour mieux faire sentir la présence. Mais à distinguer l'enveloppe et la missive, n'en revient-on pas à séparer la forme du sens, le contenant du contenu, ce qui est tout de même problématique dès qu'il s'agit de poésie? La traduction du sonnet 99 (40S, p. 48-9) me permettra de préciser encore mon propos.

           
La précoce violette, je l'ai grondée:
              "Dis-moi, tendre voleuse, où as-tu pris
              Ce parfum qui embaume
              Si ce n'est pas au souffle de mon amour?
              Et cette carnation empourprée, ton orgueil

              Ne s'est-elle pas teinte, cyniquement,
              Du sang de ses artères?" Mon amour,
              J'ai condamné le lis, il dérobait ta main,
              Et les boutons de la marjolaine, ils avaient
              Ta chevelure. Les roses, craintivement,

              S'étaient drapées de leurs épines: l'une
              Rougissante de honte, une autre blanche
              De désespoir. Et ni rouge ni blanche, une troisième
              Leur avait pris à chaque, et au larcin
              Ajoutait celui de ton souffle; mais un ver
              La dévorait pour te venger, faisant
              De sa fière croissance déjà la mort.

              J'ai remarqué d'autres fleurs encore. Mais d'aucune
              Je ne pouvais rien voir
              Que la couleur ou le parfum qu'elles t'avaient pris.



              The forward violet thus did I chide:
              Sweet thief, whence didst thou steal thy sweet that smells
              If not from my love's breath? The purple pride
              Which on thy soft cheek for complexion dwells,
              In my love's veins thou hast too grossly dyed.
              The lily I condemnèd for thy hand,
              And buds of marjoram had stol'n thy hair;
              The roses fearfully on thorns did stand,
              One blushing shame, another white despair;
              A third, nor red nor white, had stol'n of both,
              And to his robb'ry had annexed thy breath;
              But for his theft, in pride of all his growth
              A vengeful canker ate him up to death.
              More flow'rs I noted, yet I none could see,
              But sweet or colour it had stol'n from thee.


Le sonnet 99 de Shakespeare — comme s'il revendiquait l'imperfection avant la centaine — compte 15 vers, dont la rime (plus qu'une ponctuation restituée) montre la composition en 5/4/4/2. La charnière entre le quintil et le premier quatrain correspond à un changement énonciatif: la réprimande à la violette faisant l'unité du quintil, celui qui y était deux fois délocuté ("my love's breath/veins") devient allocutaire au vers 6, ce qui correspond également au changement de fleur. La seconde charnière, entre le premier et le deuxième quatrain, conduit au vers 10 où une troisième rose dialectise les précédentes ("A third, nor red, nor white") et amorce la synthèse ("More flow'rs I noted, yet. . ."). Cette remarquable concordance de la forme sonnet avec la syntaxe et le sens se trouve entièrement ruinée par la traduction française, qui multiplie les effets de discordance par rapport à son modèle.

À la discordance vers/vers — conséquence comme on l'a vu de l'impossibilité relative d'une traduction juxtalinéaire — s'ajoute la discordance strophe/strophe. Concernant la première charnière d'abord, Bonnefoy troque le second génitif ("my love's veins") contre une apostrophe en fin de vers ("Mon amour,"), au mépris de l'ambiguïté provisoire voulue par le poète, et comme si les guillemets ne disaient pas assez clairement le changement d'interlocuteur. La seconde charnière n'est pas davantage respectée: les blancs entre séquences de vers n'étant justifiés ni par la strophe ni par le sens apparaissent donc aussi arbitraires que le passage de vers à vers. Il n'y a finalement que le distique dont l'unité soit préservée spatialement: pour quelle raison? N'est-ce pas également le signe que cette traduction tire la poésie du côté de la pensée, ou qu'elle mentalise le sensible? Il est remarquable qu'un parti pris aussi facile à respecter que l'allongement d'une strophe soit remis en cause par Bonnefoy, dont c'est la troisième séquence et non la première qui tranche par sa longueur sur les deux autres. Tous ces partis pris ne montrent-ils pas à quel point sa traduction se fait contre le sonnet?

Détour par l'œuvre d'Yves Bonnefoy

Dans son essai, de six ans postérieur aux 24S, Bonnefoy explique sa traduction par deux raisons. La seconde — nous la devinons déjà — est son insatisfaction relative aux traductions existantes. Quant à la première, elle revient au souci de vérifier l'hypothèse selon quoi l'auteur des Sonnets ne serait pas le Shakespeare homme de théâtre — ni celui des poèmes de jeunesse traduits en 1993 — mais "quelqu'un d'autre, et même socialement tout autre, quelque noble amateur désireux de dissimuler ses poèmes". Or, ce Shakespeare-là, Bonnefoy n'aime pas trop ce qu'il dit dans les Sonnets, sa misogynie conventionnelle, sa hantise du péché. Ce n'est donc pas vraiment le recueil lui-même qui l'a requis:

Je n'ai pas [. . .] entrepris de traduire les sonnets comme, par exemple, je l'ai fait pour les poèmes de Yeats, c'est-à-dire motivé simplement par mon souci poétique: lequel, en présence d'une grande œuvre, se serait vu questionné par une intuition, une vision, une écriture également admirables, dont j'aurais à prendre mesure dans le seul champ où ce soit possible, à savoir mon propre rapport d'écriture à la poésie.

Si Bonnefoy fait état de ses traductions d'autres œuvres de Shakespeare, ou de Yeats, c'est donc plutôt pour montrer en quoi à la fois la forme et le dire des Sonnets lui paraissent justement inférieurs. Il est vrai qu'en 1993 il discerne dans les poésies — Sonnets compris — une unité:

Dans Vénus et Adonis, par exemple, Shakespeare a peut-être moins cédé à l'attrait de la belle peinture qu'il n'en a voulu apprécier le lieu dans l'esprit, le danger pour la poésie, commençant cette réflexion qui lui fera condamner explicitement les séductions de l'image peinte dans le prochain Viol de Lucrèce, et plus encore dans les Sonnets où un trop beau jeune homme est supplié de se souvenir qu'il est en réalité vieillesse en puissance, mort, — et de comprendre la chance qui lui demeure: donner naissance à une autre vie.

Mais, au-delà des dix-sept premiers dont l'argument est ici rappelé, il y a suffisamment de platonisme dans les Sonnets pour indisposer Bonnefoy — et cette idée d'acquérir l'immortalité par la poésie! La réfutation des séductions de l'image, qui est une exigence permanente chez lui, ne suffit donc plus aujourd'hui à défendre l'unité de l'œuvre, ce qui n'empêche qu'il revient constamment sur le propos des dix-sept premiers sonnets. Sans doute l'exhortation réitérée à prendre femme et à faire souche a-t-elle du sens pour ce poète dont l'œuvre est marquée par l'incarnation. C'est du moins ce que semblent dire certains vers que leur brièveté met en valeur:

           
Combien plus de louanges mériterait
              L'emploi de ta beauté si tu pouvais dire:
              Ce bel enfant, le mien,
              Éteint mes dettes, excuse ma dépense
              (n° 2, 24S, p. 11)

              Et pareils sont le père et l'heureuse mère
              Et leur enfant
              Qui ne sont qu'une seule note, qui enchante.
              (n° 8, 24S, p. 23)

              How much more praise deserved thy beauty's use;
              If thou couldst answer 'This fair child of mine
              Shall sum my count, and make my old excuse'

              Resembling sire, and child, and happy mother,
              Who all in one, one pleasing note do sing. . .


Si nous nous reportons aux traductions citées plus haut, ce sera pour constater qu'elles s'accompagnent chaque fois d'une déperdition de la forme, et que chaque fois le traducteur y trouve d'excellentes raisons: Yeats en 1989 y laisse la plupart de ses rimes et nombre de ses schémas strophiques; Vénus et Adonis et Le Viol de Lucrèce mis en prose en 1993 y perdent respectivement un sizain et un septain qui ne sont pas sans rapport avec la forme des Sonnets. En somme, qu'il s'agisse de contester les pouvoirs de l'image peinte ou d'aller jusqu'au bout de l'incarnation, c'est donc davantage du côté du dire que Bonnefoy situe "le matériau du traducteur", cette expérience du sens ne pouvant que prendre la forme d'une question qu'il se pose, sur la valeur, sur le bien-fondé de l'original, avec sinon une approbation, de sa part, du moins une compréhension assez ouverte, assez sympathique pour qu'il puisse lui prêter voix un instant, dans ce jeu d'hypothèses qui constitue notre devenir. Si cette sorte d'accord n'était pas possible, mieux vaudrait que le traducteur renonce à la traduction, car on ne traduit bien que son proche. (24S, p. 59-60)

On peut alors imaginer Bonnefoy partagé entre séduction et répulsion. Désolé de trouver aux Sonnets tant de mesquinerie, une pensée si convenue dans une forme aussi rebattue. . . Tout à la fois aimanté par Shakespeare dont le théâtre le fascine et déçu par ce qu'il produit comme poète. Désespérant de trouver du sens à une œuvre dont, en tant que poéticien, il ne peut que désapprouver la forme. On a vu déjà comment la postface des 24S s'attache à déprécier les contraintes et la rhétorique des Sonnets, au nom de la poésie véritable. D'autres déclarations sont venues, depuis, la nuancer. À propos du haïku par exemple: "Ah, bien sûr, l'expérience véritablement poétique est possible dans un sonnet autant que partout ailleurs". Dans son article de 2000 il utilise beaucoup plus souvent la concession et ne refuse plus "cette grande et belle et signifiante structure" qu'au nom des dangers de la traduction juxtalinéaire, dont l'"acrobatisme" guette notamment les traductions en vers réguliers. Inutile d'ajouter ce qu'il pense d'une traduction qui ferait à la fois le choix du sonnet et du vers rimé. . .

Que l'on se tourne à présent vers l'œuvre poétique, et l'on verra que Bonnefoy a lui-même sacrifié au sonnet — à ma connaissance, à quatre reprises. Néanmoins, ces poèmes — contrairement aux sonnets de Philippe Jaccottet dans L'Effraie par exemple — n'ont rien de régulier: la rime leur fait à tous quatre défaut, et seul "Le bel été" est isométrique. C'est sur ce poème qu'André Gendre achève son bel ouvrage, avec la remarque suivante qu'il attribue à Bonnefoy: "De la Renaissance au milieu de notre siècle, on composait délibérément des sonnets. De nos jours, un auteur écrit un poème, puis découvre, l'ayant achevé, que c'est un sonnet, tant cette forme impose à l'esprit sa perfection". "Le bel été" devrait-il sa forme à l'inadvertance du poète de Douve? N'est-ce pas plutôt que, quarante ans plus tard, sa poétique a changé? Certes, le sonnet français (4/4/3/3) n'est pas le sonnet shakespearien (4/4/4/2), mais sa désaffection de la forme française en tant que poète peut expliquer l'évolution d'un traducteur qui n'a pas toujours refusé le sonnet.

Dans Roméo et Juliette, en guise de prologue des actes I et II, le chœur dit un sonnet: appelons dramatiques ces deux sonnets-prologues. Dans la même pièce un dialogue entre Roméo et Juliette forme lui aussi un sonnet (acte I, scène 5, v. 91-104), que nous appellerons anamorphique. Dans la traduction que Bonnefoy donne au Mercure de France en 1968, les deux sonnets dramatiques gardent la forme shakespearienne et adoptent l'alexandrin; dans les deux cas, le traducteur va même jusqu'à rimer le couplet de manière tout à fait convaincante:

           
Et si vous consentez à un peu de patience,
              Nos efforts suppléeront à notre insuffisance.
              Il sort.

              Mais l'amour les soutient, le temps est leur complice,
              Ils modèrent leurs maux d'immodérés délices.
              Il sort.

              The which if you with patient ears attend,
              What here shall miss, our toil shall strive to mend.
              Exit.

              But passion lends them power, time means, to meet,
              Temp'ring extremities with extreme sweet
              Exit.


Tel est le beau destin des sonnets dramatiques. De son côté, le sonnet anamorphique n'étant pas rendu par une traduction qui ignore la rime et le mètre régulier, une note du traducteur après avoir expliqué "le jeu de mots sur palm, qui est à la fois la paume de la main et la palme" ajoute:

Il faut remarquer [. . .] que Roméo a commencé à parler à Juliette dans ce qui, de par sa réponse et toute la suite de leur échange, devient un sonnet. La métaphore du pèlerin d'amour est la dominante de ce poème, ce qui lui assure son être propre, lequel isole les deux jeunes gens de la société qui les environne.

On peut lire cette note à la lumière des conceptions futures de Bonnefoy, et en tirer trois remarques. D'abord, le sonnet comme le wit sont rejetés en note: est-ce parce qu'ils sont tenus pour inessentiels — pour parodiques — ou parce qu'ils tiennent le traducteur en échec? Ensuite, le sonnet "isole", et c'est justement ce repli sur un amour que Bonnefoy reproche au Shakespeare des Sonnets. Enfin, si Bonnefoy traduit comme sonnets les sonnets du chœur, c'est qu'ils lui apparaissent comme des poèmes; et si, à l'inverse, les 24S comme le sonnet anamorphique ont besoin du paratexte (en l'occurrence traductif) pour être identifiés comme tels, c'est peut-être qu'il les situe davantage du côté du discours. Il n'empêche qu'on peut rêver à la traduction que nous aurions des Sonnets si Bonnefoy l'avait entreprise dans ces années-là.

Mes réserves

Martine Hennard Dutheil de la Rochère est assez dissuasive lorsqu'elle demande aux traducteurs de Shakespeare "une bonne dose de culot, de passion et si possible de talent, doublé d'une bonne maîtrise de l'anglais élisabéthain et d'une solide connaissance de l'œuvre shakespearienne — y compris des énigmes qu'elle pose encore aujourd'hui". Sans doute Bonnefoy réunit-il ces qualités et sans doute, si je fais état de mes réserves ici, me concédera-t-on tout au plus le mérite du culot: parodiant Woody Allen j'aurais pu intituler cet exposé "Bonnefoy, Shakespeare et moi". Mais Bonnefoy est trop fin dialecticien pour ignorer que beaucoup des arguments qu'il donne à l'appui de ses choix pourraient être retournés.

Un premier argument contre la forme du sonnet est qu'il conduit à remettre en cause ce que le poète "pens[e] vouloir dire".

Or, c'est bien cette remise en question qu'il m'est difficile de faire, dès lors que je ne suis que le traducteur. Et si je veux tout de même préserver la forme sonnet, je ne pourrai plus voir se dialectiser dans mon écriture invention formelle et invention de parole, je n'aurai plus que le triste devoir d'ajuster l'une à l'autre la signification intangible et une forme qui aura cessé, au moins partiellement, d'être active. (24S, p. 58)

La modalisation concernant l'inactivité de la forme ("au moins partiellement") s'explique: Bonnefoy sait que cette forme, en fait peu contraignante, nous vaut entre autres l'un des plus extraordinaires sonnets de l'angliciste Mallarmé, "La chevelure, vol d'une flamme. . ." Quant à "la signification intangible" qui serait celle du poème à traduire, c'est une formule provisoire que Bonnefoy reconsidère heureusement par la suite. Il reste que toute sa rhétorique — restriction comprise — s'attache à déconsidérer le travail du traducteur sur la forme, "triste devoir d'ajuster", qui inciterait bien plutôt à chercher les façons dont la matière du texte pourrait se prêter — par des glissements de sens, par des additions ou des abandons supposés véniels, voire même par des chevilles — à ce carcan des quatorze vers, des huit rimes, du nombre fixe des pieds. De quoi oublier vite la sorte d'opérations et la sorte de découvertes qui ont lieu dans la poésie véritable. (24S, p. 58)

Les compromis que Bonnefoy passe ici en revue, quiconque contraindra sa parole à une forme extérieure s'y affrontera, puisqu'en cela consiste le travail de la versification. Pourquoi n'accepterais-je pas — je parle en tant que poète — que la forme, non pas remette en question ce que je veux dire, mais me permette de découvrir ce que j'ai à dire, voire — avec cette fois l'humilité du traducteur — ce qui est à dire? Pour pouvoir se prononcer sur l'efficace du sonnet shakespearien, ne faudrait-il pas hic et nunc en faire l'expérience? Cela mènerait au moins à constater qu'il n'a que sept rimes au lieu des huit que Bonnefoy lui prête — par inadvertance ou simplement parce qu'il ne l'aime pas.

Un second argument est justement que "l'absence d'unité morale ou métaphysique de notre époque nous a déshabitués de reconnaître dans le vers régulier le reflet d'un consensus à plus haut niveau que simplement une convention littéraire, et de l'aimer pour ce pouvoir de rassemblement, évidemment essentiel" :

Il n'y a pas de raison [. . .] de s'imposer la régularité prosodique, quand notre siècle nous refuse de trouver sens à ces formes fixes de naguère, métaphoriques d'un consensus que la modernité ne sait ni n'accepte plus. Plutôt attendre de notre vers libre qu'il s'ouvre, avec ses moyens à lui, au souvenir et à la méditation de la régularité désormais hors d'atteinte, sinon par de vaines acrobaties.

L'absence de consensus doit-elle déterminer mon choix de traducteur? L'inconvénient, avec le vers libre, c'est qu'il permet moins encore le consensus: le vers régulier a du moins l'avantage, avec ses lois connues de tous, de rester un outil de précision, une mesure susceptible d'être partagée. La modernité et le recours au sonnet sont-ils vraiment incompatibles? Cela reviendrait à rejeter dans les rangs de l'académisme aussi bien Jacques Réda avec ses Sonnets dublinois et William Cliff — auteur d'une Autobiographie en cent sonnets — que l'italien Giovanni Raboni par exemple, que Philippe Jaccottet a traduit récemment. Quant à la régularité prosodique qui serait désormais hors d'atteinte, on peut se demander si elle a jamais été autre chose que le mirage d'une lecture mal informée. . . Dans le cinquième vers du sonnet 86, spirit est monosyllabique alors que spirits est dissyllabique, les syncopes et apocopes sont fréquentes autant que variées dans l'ensemble du recueil: qui dira qu'il n'y a pas, dans les Sonnets autant qu'ailleurs — même s'ils y sont, dissimulés plus brillamment, l'occasion de maintes réussites formelles — des à-peu-près, des licences et des chevilles?

Nous avons vu plus haut la manière dont Bonnefoy traduit le n° 99: le n° 126 qui est en douze rimes suivies et le n° 145 en tétramètres connaîtront (ont connu, s'ils sont traduits déjà) sans doute un sort comparable. Je ne vois pourtant que le vers régulier qui puisse rendre compte efficacement de pareilles spécificités. Inessentielles? Voire... Si j'insiste sur ce point c'est qu'il me semble que cette relation à la langue et au vers, non pas manquent à Bonnefoy, mais sont tenues par lui pour négligeables aujourd'hui, caractéristiques d'une poésie désuète: aussi, lorsqu'il s'attarde sur le e muet en hiatus chez Baudelaire ou chez Mallarmé, c'est pour constater que ces traces de suprême inquiétude sont contemporaines de ce qu'il veut bien tenir pour le déclin sans retour du vers, et c'est aussi sans concevoir que par fidélité au vers lyrique on puisse aujourd'hui se demander si lui-même lirait /gaspity/ ou /gaspijty/:

              Ô grâce trop prodigue, pourquoi gaspilles-tu
              Sans partage cette beauté, ton héritage? (n° 4, 24S, p. 15)

Quant à la rhétorique du sonnet, chassée par la porte en 1994 sous les espèces du wit, elle revient par la fenêtre en 2000 sous sa dimension argumentative — nous en avons déjà parlé plus haut. Dans le souci qu'il a de tout dialectiser, Bonnefoy réintègre ainsi ce qu'il a exclu. Et c'est même là-dessus qu'il fonde ses choix formels:

En somme, la méthode de traduction que j'ai essayée, ce qui me paraît la justifier, c'est qu'il y a dans les sonnets de Shakespeare un rapport aussi spécifique que primordial entre le poétique, comme nous l'entendons aujourd'hui, et le rhétorique, si ce n'est pas l'oratoire.

On peut alors se demander si la dimension argumentative qu'il observe dans Shakespeare n'est pas une constante du sonnet. Ce qu'il écrit ailleurs du sonnet français, à savoir qu'"il y a même en lui de quoi ressembler au syllogisme, avec ses prémisses suivies de ses conclusions", peut s'appliquer mutatis mutandis au sonnet shakespearien. Là où Aragon voyait une "machine à penser", Bonnefoy détruit la mécanique de précision et la reconstruit à la façon de Tinguely en hypertrophiant les rouages: son "sonnet" nous surprend, mais le plus souvent il tourne à vide.

La question du sonnet inclut celle de sa mise en recueil. Je finirai ma contre-argumentation sur ce point. Le traducteur qui ne conserve pas la forme — et partant porte atteinte à l'économie du recueil — a pour premier devoir "de substituer à l'unité de l'original un autre ensemble intégré conventionnel, à travers lequel le lecteur pourra discerner l'original, deviner le sonnet dans sa langue de départ". On sait gré à Yves Bonnefoy de fonder ses propres conventions sur autant de raisons. Ce qui n'empêche qu'on peut se demander si, inventant un sonnet aléatoire, il résout une véritable question de traduction ou s'il ne justifie pas plutôt le puritanisme ambiant en matière de forme, ce qu'on peut appeler le "poétiquement correct". Comme si la répétition d'une même forme n'était pas liée en profondeur avec les tissages et les piétinements du sens, comme si l'unité du recueil en l'occurrence ne tenait pas autant sinon davantage au sonnet qu'à son dédicataire. Les premiers vers du recueil — où le poète ne fait apparemment que tendre un miroir au jeune homme — n'ont-il pas une valeur assez générale pour englober aussi le sonnet?

              From fairest creatures we desire increase,
              That thereby beauty's rose might never die,
              But as the riper should by time decease,
              His tender heir might bear his memory:

Le premier sonnet s'achevant en appelle un second, qui en porte la mémoire parce qu'il lui ressemble. Quant à la beauté — restée hors de portée malgré la métaphore — sa quête ne tient-elle pas aussi à la reproduction de cette forme? Si les dix-sept premiers sonnets tentent en effet de convaincre le beau jeune homme de faire un fils à son image (et l'on a vu Bonnefoy sensible à cette idée), cela peut s'appliquer également à chaque sonnet où le couplet n'est pour la parole qu'un repos provisoire, avant de reprendre sa quête dans le sonnet suivant. Dans la traduction de Bonnefoy, le pre
mier vers du moins ne laisse pas cette latitude d'interprétation:

              Aux êtres les plus beaux nous voulons descendance
              Afin que cette rose, la beauté, jamais ne fane
              Et, comme avec le temps ce qui a fleuri
              Doit défleurir, qu'au moins vie leur demeure
              Dans l'affection de leur postérité. (n°1, 24S, p. 9)

Comme il s'agit explicitement "de procréer, de rebâtir au profit du monde la beauté qui va se défaire", qu'un sonnet en appelle un autre dans le même recueil et même sollicite une traduction qui lui ressemble ne paraît pas toucher le traducteur. Qu'il me permette néanmoins de traduire, quitte à compter — glissement de sens? abandon véniel? — sur le soleil pour dire le temps qui passe:

           
On voudrait voir grandir ce qui nous émerveille
              que rose la beauté n'eût jamais à mourir
              mais si le plus mûr doit décéder au soleil
              que son tendre héritier en portât souvenir

Pour traduire les Sonnets, ne faut-il pas aimer le sonnet et ses contraintes? "Ma seule règle consiste à m'en inventer de nouvelles à partir de/contre les règles disponibles" répondait Jean-Michel Espitallier à la question "quelle poésie écrivez-vous"? Il s'en faudrait de peu que les choix de traducteur d'Yves Bonnefoy ne témoignent eux aussi du souci moderne d'éviter les chemins battus. . . Et que, dirigée contre le sonnet, sa traduction n'aille également contre Shakespeare. Sans doute existe-t-il pour bien des poètes aujourd'hui une incompatibilité entre la langue telle qu'ils l'entendent et un poème régulier légué par la tradition. Pour moi, quitte à passer pour académique et archaïsant, je ne reconnais pas cette incompatibilité. Le vers et la rime que j'utilise en 2004 ne sont pas ceux dont disposait Shakespeare, mais ils leur restent comparables, ils en procèdent et en poursuivent la tradition. Et si je le traduis, c'est avec des instruments qui ne m'appartiennent pas plus — mais pas moins non plus — que ne lui appartenaient le pentamètre ïambique et toute la prosodie de l'époque. De là découleront tous mes choix qui n'ont rien d'original puisqu'ils s'imposent à ceux qui, optant pour le vers et pour les contraintes qu'il impose, s'appliquent à préserver l'effet-poésie — séductions peut-être faciles, et peut-être trompeuses, que Bonnefoy s'efforce de débusquer — et je situerai mes inquiétudes davantage dans la langue elle-même, du côté des images et des lieux communs.

Persuadé qu'à trop jouer la carte de l'écart la traduction autant que la poésie triche avec son lecteur (quand ce n'est pas avec son modèle), je suis comme Bonnefoy convaincu qu'"on ne traduit bien que son proche" et du coup, il m'est impossible de souscrire à la proposition qui voudrait que "traduire Shakespeare, ce n'est pas seulement se frotter à une œuvre, mais bel et bien à un mythe". Or si les commentaires des Sonnets tendent à accréditer le mythe, ils mettent aussi Shakespeare à ma portée. Le traduisant, je vais à la rencontre de quelqu'un qui me ressemble suffisamment pour me rester accessible: à l'évidence, ce que nous avons de voisin c'est notre expérience du monde en tant qu'homme, du vers et de la forme en tant que poète. Entretenir ce voisinage — qui n'est pas une communauté mais du bois pour en faire — est ma manière à moi de mener à bien cette tâche que Bonnefoy assigne à la poésie, ma façon de maintenir la "mémoire de l'un". Le reste — si reste il y a — relève de part ou d'autre de l'ineffable et, je veux bien alors en convenir, du mythe.



Bertrand Degott est maître de conférences à l'IUFM de Franche-Comté et membre de l'équipe de recherche « Poétique des genres et spiritualité ». Il est l'auteur de deux recueils de poésie aux éditions Gallimard (Éboulements et taillis, 1996 ; Le Vent dans la brèche, 1998) et d'un essai sur la ballade après 1850 (« Ballade n'est pas morte », Annales littéraires de l'Université de Franche-Comté, 1996). Il traduit les Sonnets de Shakespeare.